Au moment où la tête touche l’oreiller, la pensée revient toujours au même point : cette seconde où l’idée que dormir et mourir se confondent s’insinue. La peur arrive avec son attirail, l’image de la mort plantée depuis longtemps, mais la fatigue lui résiste. De là naissent peur, dégoût, une tendresse sourde pour cette vie, au moment précis où l’on s’aperçoit qu’on pourrait la perdre. L’ignorance, autrefois effrayante, allège. J’écoute en MP3 les conférences de Michel Butor, je perds le fil, je rattrape une phrase, une inflexion ; cela suffit pour mesurer ce qui demeure : quelques livres, quelques images, quelques visages. Je pense aux bleus et aux beiges de Fra Angelico, à une aile d’ange sur un mur, parce qu’ils tiennent ensemble douceur et gravité. Les nuits ont suivi les métamorphoses du corps. Il y eut le côté, repli de sécurité, puis le dos pour tenter de flotter au-dessus de soi. Aujourd’hui, sommeil sur le ventre, une jambe relevée, nage lente au-dessus d’un trou qu’il n’est plus nécessaire de nommer. Les insomnies se raréfient. À force d’entendre revenir les mêmes pensées, j’ai fini par fabriquer un geste : vider la pièce. Yeux clos, j’ouvre une porte sur une chambre encombrée de meubles, souvenirs, phrases, et je les laisse sortir avec l’air. Certains souvenirs résistent. Cette phrase par exemple : ta maison 12 est vide, tu n’auras jamais le moindre ami. Elle a longtemps traîné dans un coin. Enfant déjà, je descendais dans les rêves chercher l’amitié, je n’y croisais que des bêtes ou des figures étranges, et le désespoir tenait moins à leur absence qu’à la certitude précoce qu’on ne trouve pas vraiment ces amis-là. Il faut pourtant, la nuit venue, écarter aussi ce bloc pour pouvoir dormir. Écrire un testament ne m’intéresse pas. Ce qui compte, c’est ce déménagement répété. Les objets, les images, même les conditions de la mort ne m’appartiennent pas. Je me répète qu’un désir de mourir masque souvent l’ envie de vivre autrement, et que le suicide volerait jusqu’à la façon dont la mort nous surprendra dans l’erreur. On croit choisir, puis il reste un rictus, une fraction de seconde qui échappe. Le jeudi matin, ils ne sont que deux à l’atelier. Trois heures de peinture suspendent la discussion avec la mort. On étale le papier, on passe le fusain, le blanc, on ajoute une couche de couleur, en sachant qu’on pourra tout recouvrir. Superposer, effacer, recommencer : le même geste que pour vider la pièce intérieure , s’abandonner au sommeil sans garantie de retour.