décembre 2025
Carnets | décembre 2025
6 décembre 2025
H. peint du bras gauche. Elle ne parle qu'avec des onomatopées. Aujourd'hui, j'ai appris qu'elle ne pouvait pas manger de chouquettes – elle a désigné sa bouche d'un air triste quand je lui ai tendu le sachet. Droitière autrefois, elle apprend vite. Je lui montre en utilisant aussi mon bras gauche : la main qui court le long du manche du pinceau selon le besoin de précision, d'énergie. Son tableau était trop violent en couleurs. Je lui ai montré comment abaisser les valeurs avec du blanc seulement. Nuance, lenteur, précision. M. et D. sont là aussi, chacune avec son handicap. Si je voulais lire les signes, j'inventerais une histoire. Mais elles m'apprennent la ténacité qui s'appuie sur des raisons solides. Mes états d'âme, à côté, sont des bulles de savon. Plus tard, en rentrant à pied, j'ai vu une lumière spéciale – le mot est faible. Le bleu sombre du ciel sur les murs beiges et ocres fabriquait un accord qui m'a serré la gorge. Faut-il ne plus peindre pour peindre ? Ne plus écrire pour écrire ? Ces derniers jours, je réécris des textes anciens. Sans conviction d'abord. Puis j'ai utilisé Deepseek avec un protocole strict, pour traquer mes bavardages, mes esquives. Ce que l'IA produit est médiocre, mais cette médiocrité m'oblige à puiser dans ma propre langue. Elle me renvoie une ambiguïté qui est la mienne : entre réalité et fiction. Elle veut me conduire vers la fiction, alors que je cherche à m'en extraire. J'ai vu une vidéo fascinante de F. à propos de ce peintre chinois — Wu Daozi, qui disparaît dans son tableau. Un protocole, un match de boxe entre la machine et soi. Mon constat est optimiste : à force de me montrer ce qui n'est pas moi, je commence à voir ce qui m'appartient. Deepseek est un bon sparring-partner. Il fait des fautes de français, ce qui m'oblige à redoubler d'attention. Comme H. avec son bras gauche, comme moi avec mes mots maladroits, mes sautillements de moineau , comme le peintre chinois qui s'efface : nous créons avec ce qui nous manque. La contrainte n'est pas un obstacle, mais le pinceau même. illustration : Tokyo National Museum, Japan, Image : TNM Image Archives. Nine Dragons (detail) by Chen Rong|couper{180}
Carnets | décembre 2025
5 décembre 2025
La relecture est pénible, trois ou quatre ans après : je tombe sur des pages bavardes, des maladresses, des passages devenus verbeux, parfois incompréhensibles. C’est un autre qui a écrit tout ça, ai-je envie de me dire, pour fermer le texte, décliner la conversation avec cet inconnu, refuser le dérangement. Si on remonte au temps des rédactions, pourtant, c’était déjà le même écart : le plaisir immédiat de raconter une histoire au moment où l'on écrit , puis la copie rendue, les traits rouges, la note moyenne ou pire, sans qu'on ne comprenne vraiment ce qui est reproché. Le déménagement a fini de casser ce qui restait. Du Bourbonnais au Vexin, nous avons atterri à Parmain, sur la rive droite d’une Oise sombre qui sentait le fuel. Depuis la fenêtre de la cuisine, au-delà de l’allée de gravier et de la route goudronnée, des péniches lourdes se trainaient laissant derrière elles des nappes grasses à la surface des vitres ; les berges étaient couvertes de déchets, bouts de plastique, ferraille, branches noircies. On avait donc quitté le bocage et la rivière claire pour ça. Quand je marchais vers Jouy-le-Comte, avec ses maisons cossues, son château, les champs lourds et fertiles, je voyais bien que tout n’était pas misère, mais en moi l'impression du sali demeura. Trop de choses changeaient d’un coup : les lieux, les visages, le corps qui se transforme, et moi là-dedans, sans prise. Ma vie scolaire a commencé à dégringoler, et je me repliais de plus en plus souvent dans ma petite chambre au premier étage, coincée sous le toit, à m’enfoncer dans des bandes dessinées et des contes et légendes comme si je pouvais reconstituer, avec ces histoires-là, un territoire où rien n’avait bougé. En lisant [Apprendre l’invention] de François Bon, récemment, certaines phrases m’ont ramené d’un coup cette époque. Surtout celles qu’il cite dans leur forme brute, comme ce début : A l’âge de 5 ans j’etait Mise en passion. Cette syntaxe bancale m’a renvoyé en plein dans un cours de français. Le professeur demandait à chacun de se présenter. Je croyais que c’était un jeu. Un élève a dit Mesureur, un autre Le Tourneur, encore un autre Ségur ; j’en ai conclu qu’il fallait s’inventer un nom et, quand mon tour est venu, j’ai lâché Mirabeau sans bien savoir qui était Mirabeau. Le silence est tombé, quelques rires étouffés ont traversé le fond de la classe, le professeur m’a regardé par-dessus ses lunettes et a répété mon vrai nom, bien à plat, pour remettre les choses en ordre. Le sang m’est monté aux oreilles : j’avais voulu faire comme les autres, je venais d’ajouter une couche au décalage. J’avais un accent terrible quand je suis arrivé en région parisienne ; j’étais le gars de la cambrousse qui monte à la ville , avec en plus mon indécrottable timidité, les chemises cousues par ma mère, le pantalon trop court, les godasses fatiguées. Il suffit de remettre ce costume dans la cour du collège pour entendre la phrase qui rôde sans qu’on ait besoin de l’écrire : à dix ans, la vie m'a tué une fois de plus À partir de là, j’ai appris vite à masquer ce qui pouvait casser : gommer l’accent, surveiller ce que je disais pour que ça ait l'air , donner le change. Faire semblant d’être celui qu’on attendait, ou plutôt celui que j’imaginais qu’on attendait. Quand aujourd’hui je relis les textes de 2019, je retrouve tout cela que j’ai envie de renier, je vois aussi le bricolage à l’œuvre : une manière de parler en « je » tout en gardant une distance de sécurité. Autrement dit, la naissance du dibbouk – ce double qui parle à ma place et encaisse pour moi – doit remonter à peu près à cette période, entre l’Oise noire, le cours de français et le fou rire étouffé de la classe, à moins qu’il ne vienne d’encore bien plus loin, d’un secret conservé de mère en fille depuis les pogroms d’Ukraine et de Biélorussie, et des quelques survivants réfugiés en Estonie, appartenant encore à l’Empire russe mais non comprise dans la zone de résidence.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
4 décembre 2025
Rêve étrange dans lequel je suis avec G., ancien comptable et élève, sur la terrasse d'une maison de toute évidence située dans le sud de la France. Il y a une histoire de clefs. Je vois deux clefs sur le sol mais aucune d'elles ne correspond à la clef de chez moi. Et donc G. m'accompagne devant chez moi (qui se trouve dans le 18ᵉ à Simplon), je lui rends ses clefs à lui, et je jette toutes les clefs que j'ai dans les poches sur le sol pour trouver la mienne, mais je ne la trouve pas. Je ne peux plus entrer chez moi, nous retournons chez G. et montons sur la terrasse, il écarte des feuilles de ce que j'ai d'abord pris pour une glycine et là j'aperçois du raisin noir, des grains énormes et juteux. Mais je ne me souviens pas d'en avoir mangé. La surprise vient non pas d'une salivation soudaine mais de m'être trompé de mot, glycine contre vigne. Puis je me réveille, 4 h 35 du matin, je me souviens que G. est mort depuis trois ans. Je pensais en avoir fini avec le chamanisme et donc probablement avec la peinture, sans faire le lien aussi nettement que maintenant que je l'écris. Probablement en raison d'un doute persistant qui se sera effacé à force de ne plus y songer. La naissance de ce doute je peux la situer à peu près au même moment où j'ai arrêté de publier des vidéos sur YouTube, il y a trois ans. Je me rends compte que je termine les deux paragraphes au-dessus avec ce constat d'une double mort, une réelle et une autre symbolique, bien sûr. Mais peut-être que l'intérêt ne porte pas sur la mort mais sur trois ans. Le Covid, ajouté aux difficultés administratives, à l'impossibilité de prendre ma retraite, à une prise de conscience soudaine probablement de la vieillesse, d'une vulnérabilité que je n'avais que peu envisagée, à la certitude que je n'avais jamais été au bout du compte qu'un imposteur dans de multiples domaines. Une imposture qui commence et probablement s'achèvera avec moi-même plus qu'avec les autres. Car les autres ne sont jamais dupes. Donc s'il faut dater le tout début de ce qui ressemble à un effondrement, 2022 paraît correct. Non seulement je prends conscience de celui-ci mais je continue de faire comme avant, de ne pas trop m'arrêter sur le sujet. Encore que, pour être tout à fait honnête avec l'homme que j'étais encore en 2022, l'idée d'imposture soit un grand mot. Il vaudrait mieux écrire que ces étiquettes étaient usées tout simplement, que je les trouvais soudain démodées face à la totale incompréhension du monde et donc de moi-même au cœur de l'épisode surnaturel que nous traversions. Il y a deux façons de changer son fusil d'épaule comme il y a deux façons de faire bien des choses. De bonne ou de mauvaise grâce, ce qui pourrait se traduire par d'accord ou pas d'accord avec le changement. J'ai toujours été d'accord avec tout changement, ou je croyais l'être, ma propre survie en dépendant (et c'est de là que naît ce sentiment d'imposture) avec l'idée d'être d'une souplesse à toute épreuve qui n'avait été conservée que pour me dissimuler les premiers ravages de la vieillesse : douleurs articulaires et ruminations. Peut-être que 2022 marque simplement le constat de n'être plus aussi « jeune » que je voulais encore le croire, mais vainement. C'est comme se réveiller d'un rêve, ouvrir les yeux dans la pénombre, ignorer un instant jusqu'à l'existence du corps, puis s'en souvenir vaguement — est-on certain d'avoir un corps ? on se tâte pour s'en assurer et les premières douleurs se réveillent, et avec elles la réalité devient tangible. Parallèlement à ce constat, comment faire ? Les engagements pris pour les expositions, la régularité de métronome des ateliers dans divers lieux géographiques, les contrats... il fallait continuer à payer les factures, impossible de se ressaisir totalement. À la prise de conscience d'être prisonnier d'un mauvais rêve dont on peut s'éjecter en se réveillant, ce furent trois années au cours desquelles je devins un cétacé, ne remontant à la surface pour respirer qu'en écrivant sur un blog commencé mollement en 2018. De ce réveil depuis l'apnée en rebondissements multiples, de cette réalité de plus en plus douloureuse, comment faire face. Il est plus plausible que la lâcheté habituelle (autrement dit mon exigence démesurée) m'ait conduit à chercher une issue de secours. J'ai retrouvé l'un de mes premiers textes lorsqu'en 2022 je m'étais inscrit à l'atelier d'écriture de Tierslivre. -la ville, la rue, encore elle… et cette sensation — pas un souvenir, — un frisson … quelque chose glisse, s’échappe… mais c’est là, .. ça devrait… ça pourrait… non, pas le marchand, il n’est plus là — la fille peut-être, ou son ombre… « Sophie », vraiment ?… non, Magali… pourquoi ça revient comme ça, brutalement, sans filtre… le reflet… c’était qui ? une version … quelqu’un regarde… de l’autre côté… le sandwich… les cornets… ce serait simple, si… non… pas maintenant… pas cette fois… quatre euros cinquante, c’est cher pour un retour en enfance… revenir, ou pas… D'ailleurs ce texte n'est pas l'original, il a été réécrit en février 2025 mais le fond reste le même. Ce texte n'est qu'un tout petit morceau d'un immense iceberg. En ce mois de juin 2022, date de mon inscription, je constate une profusion suspecte de textes écrits lors d'une seule journée (le 13/06). C'était là vraiment se ruer vers une issue de secours. Une représentation de la panique. Le travail de réécriture commence donc en février 2025, avec peut-être le moteur identifié de vouloir sortir de ce que je considère être un égarement plutôt qu'une imposture véritable. Hier, atelier sur le visage, M. C. me rappelle que j'ai dû conserver la clef du local de C. En effet, depuis tout ce temps, elle est restée accrochée à mon trousseau. La lui rendre est comme une délivrance.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
03 décembre 2025
Il pleut mais ne fait pas froid. Qui donc. Qui pleut, qui ne fait pas froid. Il ne convient pas de placer au bout de chaque question un signe pour l’indiquer. D’ailleurs qui s’adresse à qui ou quoi à chacun, chacune. Et qui cela peut-il bien être que ce chacune, que ce chacun. Cela mérite-t-il vraiment une réponse. Des réponses, autant de blabla. Ce matin, le mot dessillement me dessille. Action de (se) dessiller les yeux, de voir clair au-delà des apparences ; résultat de cette action : « Ses yeux [d’Henriette] humides de larmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjà les joies célestes de la terre promise. » (Balzac, Le Lys dans la vallée). C’est dans En attendant Nadeau que je lis ce mot à propos du béotien qui découvrirait dans ces lignes (celles de l’article ou du livre de Michon ?) les bronzes d’Agéladas. Mais merci pour le mot airain qui suit un peu plus loin. Je l’avais tant aimé, comme à peu près tout ce que j’ai tant aimé, puis fini par oublier. Et Héron, et les statues et les cloches dans les reins, et l’air et le rien, et les machines à vapeur, et les automates grecs ou byzantins. Et Alexandrie et Constantinople. Mais était-ce bien Théophile qui lutta contre les Abbassides ? Pas tant que ça, tout de même, car à cette époque on savait voir à long terme. On savait déjà créer des réseaux par l’entremise du morse optique. Pauvres de nous qui sommes devenus si imbus de nous-mêmes, qu’ignorants et bêtes. Le progrès ne va pas vers un meilleur de l’homme, pas plus que vers celui de la femme. Le progrès va vers quoi. Vers la destruction à plus ou moins long terme. Le progrès est un autre mot pour dire la pulsion suicidaire. Et, comme d’habitude, cela part d’un « bon sentiment », le rêve d’un monde meilleur. Le mieux étant l’ennemi du bien, comme disaient les vieux, et comme j’ai, moi aussi, tendance à mal vieillir. Je pense à l’érudition et à la manière de n’en pas parler ouvertement. L’érudition étant, comme les voyages pour le commun des mortels, chose si extravagante, appartenant au domaine de l’imaginaire, qu’il sied toujours mal de l’étaler (je ne sais pas si on peut dire « sied ou va chier » comme ça, tout simplement parce que ça sonne bien). Tout ça pour dire que je n’ai pas grand-chose à dire, et de le dire en essayant de ne pas trop m’apitoyer sur mon sort ou de gluxmaniser les gens qui, par hasard, me lisent Donc, je voulais aussi dire qu’hier soir une sorte de dessillement en essayant d’imaginer d’autres civilisations que la nôtre, soit plus âgées de quelques milliards d’années, dans d’autres galaxies, soit d’autres civilisations ayant existé ici sur Terre mais dont il serait impossible de trouver trace , parce qu’elles n’utilisaient pas les mêmes matériaux ou la même philosophie que la nôtre en matière de civilisation. Bref, un dessillement face à l’insommensurable. Car nous sommes désormais tant dans la mesure que nous filons vers la démesure, mais jamais vers l’impossibilité de mesurer. Ce concept nous est devenu étranger. L’incommensurable devrait pourtant nous interroger, sa notion en tout cas, s’il est impossible de s’en faire vraiment une idée. Comment, nous, par exemple, si nous ne nous détruisons pas avec notre environnement, devrons-nous muter pour affronter les millénaires à venir. L’individualité n’est pas viable, trop fragile, vulnérable. Devrons-nous trouver des solutions hybrides bien au-delà du concept de transhumanisme actuel pour maintenir en état la seule chose, finalement, qui vaille, c’est-à-dire l’information et sa propre conscience. Ceci me ramène évidemment, encore une fois, au peuple fourmi et aux Hopis, sans tomber dans le concept fumeux New Age d’une théorie de la race élue, concept tout aussi fumeux donc que la théorie de la race pure, juive ou nazie, et d’un seul coup — vertige — je n’en dirai pas plus.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
02 décembre 2025
Lutter contre la vitesse à laquelle tu écris parce que tu ne veux pas réfléchir à ce que tu écris. ( tu ne veux pas ou tu ne peux pas ?) Tu ne préfèrerais pas Dehors par la vitre, par l'intermédiaire ? l'entremise ? le froid se sent pose et pèse sur les avant-bras pendant que quand tu écris tu écris dehors mais ce n'est pas juste c'est dedans qu'il fait froid de l'autre côté de la vitre non en fait il fait froid partout cesse d'expliquer entraîne-toi la vitesse est liée à ce manque d'entraînement dis-tu regarde la vitesse rapidité ( tagada, tagada ) avec laquelle tu écris oh la vache dit la vache, un train vient de passer neige pas rêvé ? Aujourd’hui, j’ai appris à biffer en markdown. tu pourras bientôt publier des recettes de cuisine la langue de boeuf n'a plus aucun secret pour toi Votre navigateur ne supporte pas la vidéo HTML5.|couper{180}
Carnets | décembre 2025
01 décembre 2025
Et donc te voici en décembre. Il dit ça et je ne sais pas s’il veut que je prenne ça pour une question. Je le regarde et ne réponds rien. -- Tu dirais que tu es triste, me dit-il encore. Silence. Pas un silence qui demande des efforts, un silence facile. Peut-être pas tout de même un silence réflexe, un silence du chien de Pavlov, oui, c’est ça : un silence sans bavure. -- Où sont passés tes rêves ?, ajoute-t-il vicieusement. -- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?, ça sort d’un coup un peu méchamment. Il rit. -- Trop facile ! Il me vient l’image d’une pièce absolument vide, peu importe la fonction de cette pièce, l’important est qu’il ne reste aucun grain de poussière. Là, j’apporte un tabouret de bois, je le place au milieu de la pièce, je m’assois. -- Tu maquilles une voiture volée. Elle appartient à Miller celle-là : Tropique du Cancer, page 1. J’habite Villa Borghèse. Il n’y a pas une miette de saleté nulle part, ni une chaise déplacée. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts. -- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ? -- Est-ce que l’on sort jamais de l’abandon ? Il est possible qu’un rapport advienne entre ces deux phrases, un rapport à ranger sur l’étagère, là où l’on range tout ce qui a comme sujet la bête à deux dos. Un enfer sans Dante, tout simplement porno. -- Ton démarrage sur les figures de l’abandon était pas mal, mais comme d’habitude fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres. -- […] ! -- L’impression de radoter est une chose normale, tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et encore une fois tourner les talons. -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ? -- Encore une bagnole maquillée… Stephan Eicher, Déjeuner en paix. -- Born in August 1960, plus jeune que moi. Mais ça ne me ramène qu’aux années 80. Je lisais aussi Djian comme tout le monde, et probablement aussi Paul Auster, Siri Hustvedt, née le 19 février 1955 à Northfield, dans le Minnesota. Bien fatiguée, cette dernière. Tout ce que j’aimais. -- Tu ne peux décidément pas t’empêcher. -- Tu veux dire que je ne suis pas assez un homme ? -- Si c’est la seule réponse que tu attends toujours, d’accord, mais je pensais au passé tout simplement. Tu ne peux pas t’empêcher de te ruer dans le passé. -- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge et je suis le minotaure qui court dans les couloirs du labyrinthe pour essayer d’attraper le fil rouge, autant dire peine perdue. -- Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte. -- Jamais personne n’est parvenu à faire du feu ainsi. -- Qui te parle de feu ? Renifle seulement l’odeur. -- Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue. -- Plus la fatigue augmente, plus tu seras obligé de lâcher du lest de toute façon. -- Tais-toi, je t’en prie. -- Encore un véhicule volé, Carver cette fois, tu n’as pas honte un peu ? -- Je n’ai pas honte, non, je suis la honte. Tout cela n'est qu'un feu d'artifice littéraire jamais la mise à nu souhaitée. La souhaite tu vraiment ou t'en moque tu ? c'est une vraie question. Tu écris : “L’impression de radoter est une chose normale”, puis tu continues exactement dans le même mouvement. Dire “je radote” n’annule pas le radotage, ça l’habille. De même pour : “Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres” : tu pointes ta fuite, mais tu fuis quand même juste après, dans une autre image. --ça veut dire quoi Doc ? Irrécupérable ? -- je dirais assez pitoyable plutôt. Il évoque “les figures de l’abandon”, “la figure romantique”, le Minotaure dans le labyrinthe, la bête à deux dos. Tout cela reste en l’air. Où est l’abandon concret ? Qui t’a laissé où ? Quand ? Avec quoi dans les mains ? On n’en saura rien. En lieu et place, on a un panoptique de métaphores. -- L’injonction “Reviens aux sens” est la meilleure phrase… et tu la sabotes. Le “il” te dit : “Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.” Là, tu as une possibilité : revenir effectivement à un souvenir sensoriel net (une odeur, un bruit, une texture). Au lieu de ça, tu réponds aussitôt par une généralité (“Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue.”) – une manière de couper court. Le texte rejoue exactement ce qu’il dénonce : dès qu’on approche d’un point d’ancrage, tu zappes. ok ok de toute façon je ne me débarrasserai pas de toi si facilement ... [...] Et donc te voici en décembre. Il dit ça comme on annonce la météo. Je ne sais pas s’il attend une réponse. Je le regarde, je ne dis rien. -- Tu dirais que tu es triste, aujourd’hui ? Le silence vient tout seul. Pas un silence arraché, pas un silence boudeur. Juste le trou. -- Où sont passés tes rêves ? Il en rajoute une couche. -- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? C’est sorti trop vite. Un peu sec. Il sourit, sans se vexer. -- Trop facile. Je pense à une pièce vide. Plus rien, ni meubles, ni cadres, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J’apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m’assois dessus. J’attends. -- Tu sais que c’est une voiture volée, ton décor, dit-il. Je vois très bien de quoi il parle. Je connais la phrase par cœur, la chambre impeccable où “nous sommes morts”. Je ne la cite pas. -- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ? -- Est-ce qu’on sort jamais de l’abandon ? Je jette ça comme une pièce sur la table. Ça sonne bien, ça ne répond à rien. Il me regarde un moment, sans parler. -- Tu avais commencé à écrire là-dessus, les figures de l’abandon. C’était pas mal, dit-il. Et puis tu as tout lâché. Fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre quelque chose qui ressemble à une autorité en toi, tu sautes par la fenêtre. Je lève les yeux au plafond. -- L’impression de radoter, c’est normal, reprend-il. Tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et faire demi-tour à chaque fois. -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ? La tasse est là, entre nous, sur la petite table basse en verre. Le café a refroidi. Une fine pellicule sombre s’est formée à la surface. -- Tu vois ? dit-il. Tu préfères m’insulter plutôt que d’écouter ce que tu viens de dire. Il laisse passer un silence, puis : -- Tu ne peux pas t’empêcher de te jeter dans le passé. -- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge… Je m’arrête. -- Continue, dit-il. Rouge comment ? Je ferme les yeux. Une image remonte, nette, agaçante de netteté : le portail vert de la maison de mes grands-parents, peint trop souvent, la peinture qui craquelle par endroits. L’odeur de fer rouillé et de gasoil mêlés, parce qu’on stockait des bidons juste derrière. Le soir d’hiver, la buée qui sort de la bouche quand je souffle dessus. Je pose la main sur l’accoudoir du fauteuil. Le velours râpé accroche un peu sous les doigts. -- Voilà, dit-il. C’est ça que je t’ai demandé tout à l’heure. Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir en métaphores. -- Ça me fatigue, dis-je. L’odeur du portail, le retour, je ne sais même plus vers quoi, tout ça me fatigue. -- Plus la fatigue augmente, plus tu devras lâcher du lest. -- Tais-toi, je t’en prie. Il ne dit rien. Je sens qu’il attend. -- Tu vois, reprend-il au bout d’un moment, tu sais parfaitement que tu maquilles. Les citations, les images, c’est pratique. Ça passe pour de la culture, de la profondeur. Mais en dessous, c’est toujours la même scène. -- Laquelle ? -- Tu restes dans le couloir, devant la porte, tu refuses d’entrer, et tu passes ton temps à commenter la couleur du bois. Je souris malgré moi. -- Tu n’as pas honte un peu ? ajoute-t-il. -- Non. Je le dis calmement. -- Je n’ai pas honte. Je suis la honte.|couper{180}