avril 2025
Carnets | avril 2025
30 avril 2025
Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}
Carnets | avril 2025
29 avril 2025
Le fait que nous soyons déjà morts, et que ce que nous nommons la vie ne soit qu'un état plus ou moins fumeux, oscillant entre rêverie et dépression — purgatoire pour les uns, enfer pour d'autres, et pire encore : paradis pour ceusses qui régissent cet univers carcéral. Les milliardaires. Ce serait ça, le paradis sur terre : avoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu'on peut aux foules avec des mots comme liberté fraternité égalité tout en les ratiboisant copieusement d'année en année jusqu'à les voir crever les unes après les autres dans le grand dépotoir des dégâts collatéraux du bien-être. Je m'emballe. Pont-Neuf. Plus de première fraîcheur. Mais je m'emballe quand même. Je le vois. Je le sens. Or donc, tout serait écrit d'avance, y compris cette phrase. M A I N T E N A N T et de surprendre la supercherie, qu’est-ce que ça va encore coûter, me demandai-je — soudain — faisant bien entendu semblant d’être effaré, puisque je suis quelque part déjà, depuis plusieurs millénaires, plusieurs kalpas, avec mon petit calepin, six pieds sous terre. Il faut que je me raccroche à l'époque. Il le faut, sous peine de décrocher un direct du gauche à tout ce qui passe dans mon champ de vision. Ces monstres — ils sont absolument partout. Je m'en suis fait la réflexion en allant au pain. Il fait beau. Une lumière exceptionnelle qu'on peinerait à penser artificielle. Mais — il suffit que l'on soit ravi par cette idée qu'elle puisse l'être — et aussitôt l'on se retrouve au sol, traîné par les bras ou les jambes vers le pot aux roses, par des ombres hostiles, au souffle de chacal, forcément belliqueuses, abjectes. Sans quoi, comment pourrions-nous avoir l'opportunité de tester notre stoïcisme, notre indifférence crasse au bien comme au mal, et à toute l’étendue des nuances entre deux. Donc je disais : l’éternité peut sembler bien longue, une fois cette certitude acquise que nous sommes bel et bien morts et enterrés. Et que la ronde des saisons nous rappelle parfois — par éclats — des clameurs oubliées. Un vieux chant de coq enroué. Le camion des ordures. Une odeur de métal dans l’air. Alliage d’un parfum d’encaustique et de fourrure de chat. Fil de vierge scintillant, serpentant dans l’air pailleté de poussières d’amiante. je demeure Et nous place, comme toutes les fins d’avril, entre sanglots et fou rire.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Je suis mort, j’ai tout mon temps
Mon attention est partout et nulle part. L’attention est une opportunité qui se présente qui se présente qui se présente qui se présente sauf que lorsqu’elle se présente je suis souvent ailleurs. Mais aujourd’hui, coup de chance, j’étais là. Je n’avais rien à faire qu’être là, et soudain je l’ai vue arriver. Elle était en nage, elle a posé son sac à main sur le bras du canapé, elle s’est assise et elle a commencé à dire comme chaque fois : « ouh ouh je suis là » et j’ai dit : « oui je vois. » Elle a été surprise, et elle a eu un petit rire nerveux. Je ne savais pas que j’avais une tête de clown quand je suis attentif à l’attention. Maintenant c’est fait. L’attention est revenue ce matin. Elle a trébuché sur le tapis de l’entrée. Son sac a glissé par terre avec un bruit mou. Elle s’est redressée, un peu penaude, et elle m’a lancé un regard d’excuse. « Ouh ouh, je suis tombée », a-t-elle dit, en riant comme si cela n’avait pas d’importance. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas parlé. Je l’ai seulement regardée. Peut-être que c’était ça, être attentif : ne rien rattraper, ne rien réparer, juste être là quand l’attention tombe. Alors elle s’est assise par terre, comme si c’était normal. Et moi, j’ai baissé les yeux à son niveau. Nous sommes restés ainsi longtemps, sans rien faire d’autre que de respirer ensemble. Elle est revenue ce soir. Elle s’est arrêtée dans l’embrasure de la porte. Elle avait l’air fatiguée, un peu confuse. Elle a cherché quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa mémoire. « Comment que je m’appelle déjà ? » a-t-elle murmuré. Je l’ai regardée sans rien dire. Je savais qu’il ne fallait pas l’aider. Que son oubli faisait partie du voyage. Elle a secoué la tête, comme pour chasser un rêve. Elle a haussé les épaules. Elle s’est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d’un sourire éclaté, maladroit. Je me suis assis en face d’elle, sans un mot. Et ensemble, nous avons laissé l’oubli s’asseoir aussi, entre nous, comme un invité normal. Ce matin-là, je l’ai vue venir de loin. Elle avançait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Je me suis redressé, prêt à lui ouvrir la porte. Mais elle a hésité. Elle a regardé à gauche, à droite. Elle a tourné sur elle-même, une fois, deux fois, comme si le chemin lui échappait. Puis elle a pris un sentier de travers. Elle a disparu derrière une haie, une palissade, un brouillard. J’ai attendu un peu. Je me suis dit qu’elle allait revenir. J’ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable. Puis j’ai baissé les yeux. Et je suis resté là, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop léger pour être tenu. Elle est arrivée par le chemin de traverse. Ses pas soulevaient à peine la poussière. Elle ne m’a pas vu. Elle regardait au loin, comme si quelque chose d’urgent l’appelait. Elle a traversé l’air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever. Je l’ai suivie du regard, lentement, sans faire de gestes, sans faire de bruit. Elle a disparu derrière la haie sans se retourner. Je suis resté assis, les mains sur les genoux, à attendre que la poussière retombe sur moi. Elle s’est arrêtée au milieu de la pièce. Elle a levé la tête, tendu l’oreille. Moi je n’entendais rien. Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure. Elle, pourtant, restait immobile, concentrée, comme suspendue à une vibration très fine, très loin, très loin d’ici. Je l’ai regardée sans bouger. Je n’ai pas osé parler. Je n’ai pas osé me lever. Je n’ai pas osé respirer plus fort. Elle semblait entendre quelque chose d’important, quelque chose que je ne pouvais pas atteindre. Alors je suis resté là, à partager avec elle le silence que je ne comprenais pas. Elle s’est approchée du banc. Elle a frôlé le bois du bout des doigts. Elle a regardé le ciel, puis le sol, puis ses mains. Ses épaules ont bougé imperceptiblement, comme si un poids invisible hésitait à se poser ou à s’envoler. Elle a fait un pas en arrière, un pas en avant. Elle a effleuré le bord du banc, sans s’asseoir. Moi, je n’ai rien dit. Je n’ai pas bougé. Je me suis contenté d’ouvrir un peu plus mon silence pour qu’il l’accueille, si elle voulait. Après un long moment, elle a soupiré, très bas, puis elle s’est tournée doucement et elle est repartie, en laissant derrière elle une forme vide, une attente polie. Elle est entrée sans bruit. Elle s’est arrêtée à deux pas de moi. Elle ne s’est pas assise. Elle n’a pas parlé. Elle est restée debout, les bras le long du corps, le regard posé quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas. Je n’ai pas bougé non plus. Je n’ai pas rompu le fil ténu qui flottait entre nous. Le temps a commencé à s’étirer, à s’étaler, à s’épaissir. Il n’était plus ni tôt ni tard. Il n’y avait plus ni matin ni soir. Il n’y avait que son silence debout, et le mien qui essayait d’être aussi debout que possible. Elle est revenue sans bruit. Elle s’est approchée plus près que d’habitude. Tellement près que j’aurais pu sentir son souffle, si elle avait respiré. Elle ne disait rien. Elle ne bougeait presque pas. Elle attendait que je regarde vraiment. Alors j’ai eu peur. Pas peur d’elle. Peur de ce qui allait se passer si je m’y plongeais sans retour. Peur que l’attention m’engloutisse comme un puits sans fond, m’efface jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une tache d’écoute sur le monde. J’ai détourné les yeux. Pas brusquement, pas méchamment. Juste assez pour échapper au vertige. Quand je suis revenu, elle était partie. Elle n’avait pas eu besoin de courir. Seulement de se fondre doucement dans l’air. Elle était là. Je la voyais. Elle tenait debout, fragile, comme une flamme qui hésite entre la nuit et l’aube. Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas cligné des yeux. Mais déjà elle devenait floue. Ses contours tremblaient, se déliaient, s’effilochaient dans l’air. Je voulais tendre la main, pas pour la retenir, juste pour être là au moment où elle se dissoudrait. Mais même ce geste-là aurait été trop lourd. Alors je suis resté immobile, à la regarder devenir presque rien, puis plus rien. Et le silence, doucement, a reflué vers moi.|couper{180}
Carnets | avril 2025
26 avril 2025
La répétition, ce mouvement sourd et patient qui mène l'existence, porte en elle le tragique et la comédie, tout ensemble, à la manière d'une antique machinerie dont nous serions les modestes rouages. C'est sans doute pourquoi les humoristes, qui connaissent la vanité des choses, en ont fait un ressort, ce qu'on appelle le comique de répétition. Chaque année, S. et moi, nous tombons malades, à l'heure où s'annonce le repos qu'on attendait. De mon côté, ça s'est manifesté dès le début de la semaine : je me suis traîné, noueux, vétuste, pour honorer mes cours. L'annulation n'était pas pensable — perte trop grande, peu d'entrées, déjà. Nous autres, aux marges de l'économie, nous n'avons guère le choix. Mais au-delà de la fatigue, de cette mollesse interne qui évide jusqu'au geste, le pire, le plus dur à supporter, c'est l'humiliation d'être, devant l'écran, pareil à un invertébré à demi asséché. Pourtant, dans le délabrement, dans les poches encore industrieuses du for intérieur, j'ai trouvé de quoi repenser la structure du site : organisation thématique plutôt que rubricaire, une circulation plus fluide, plus lisible. En chemin, le modèle o3 de ChatGPT — à grand renfort de mes efforts en prompt engineering — s'est révélé inapte à la tâche la plus élémentaire : bâtir un layout basique, trois colonnes, l'une escamotable à l'aide d'un toggle. C'est o4 turbo — la vieille machine, à la robustesse éprouvée — qui a repris l'ouvrage et l'a mené à terme. Je me suis même amusé, pour m'éprouver peut-être ou combler un vide, à verser dans o4 l'intégralité de l'œuvre balzacienne. Il m'en est sorti un document .md, un inventaire de plus de deux mille personnages, leur fonction, leur ascendance, leur destin, une fresque classée par familles — les ambitieux, les rêveurs, les pauvres types —, et, au mur, le graphique pour suivre, à la manière d'un arpenteur obstiné, les chemins de F.B. Il me faut cependant convenir que je n'ai pas eu, ces derniers mois, le temps, le nerf de tout poursuivre de front. Personne ne m'en fait le reproche. Il n'y a que moi pour en rougir, pour me heurter à ce hiatus insupportable entre ce que je désire, ce que j'accomplis, et cette impossibilité, étrangement, de faire concorder les deux figures. J'abhorre l'idée que la défaillance pourrait venir de l'âge, de la fatigue, des atteintes sourdes que le corps, à notre insu, enregistre. J'ai, au fond de moi, cette éducation tênue, qui me souffle à voix basse : « Encore un effort. Tu peux. » Et pourtant, quand sonne l'heure, rare, presque honteuse, de « prendre des vacances », cette permission qu'une fois l'an je m'accorde pour accompagner S., le corps, soudain, rend les armes. Il cède. Et moi avec. Badaboum.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Scintilla cogitationis
Dire ne signifie pas forcément s’adresser. Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur. Association soudaine avec les cours de Deleuze à Vincennes. Aucune note. La parole crée la pensée. La parole comme lieu de l'élaboration d'une pensée. Si c'est ainsi, pourquoi avoir besoin d'un auditoire ? Pourquoi ne pas s'en aller parler en plein champ ? Sans doute parce que la présence de l'autre (au sens le plus large) ajoute une intensité. Il est possible que le besoin d'une divinité se manifeste d'autant plus lorsqu'on est seul. La divinité prend le rôle de cette altérité qui produit l'intensité du discours, le frottement qui crée l'étincelle d'une pensée. Voici un texte qui contient plusieurs noyaux de sens : Dire ne signifie pas forcément s’adresser. Loqui non semper significat ad aliquem loqui. Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur. Association soudaine avec les cours de Deleuze à Vincennes. Subita mentis coniunctio cum lectionibus Deleuzii Vincinnensis. Aucune note. Nulla nota. La parole crée la pensée. Verbum cogitationem gignit. La parole comme lieu de l'élaboration d'une pensée. Verbum velut locus in quo cogitatio formatur. Si c'est ainsi, pourquoi avoir besoin d'un auditoire ? Si ita est, cur auditor desideratur ? Pourquoi ne pas s'en aller parler en plein champ ? Cur non in agrum ire et ibi loqui ? Sans doute parce que la présence de l'autre (au sens le plus large) ajoute une intensité. Forsitan quia praesentia alterius, late sumpta, vim addit. Il est possible que le besoin d'une divinité se manifeste d'autant plus lorsqu'on est seul. Fieri potest ut solitudo desiderium numinis manifestius efficiat. La divinité prend le rôle de cette altérité qui produit l'intensité du discours, le frottement qui crée l'étincelle d'une pensée. Numen personam illius alteritatis assumit quae sermonis vim gignit, attritionem quae scintillam cogitationis parit. Il y a cette inquiétude qui revient parfois, lorsqu’on écrit, lorsqu’on tente d’aller droit au but sans en dire trop, sans trop refermer le poing. Trop de densité en peu de lignes, et l’on craint, non de trahir sa pensée, mais de n’en livrer que l’écorce, trop serrée pour les mains des autres. Le risque n’est pas le rejet, ni même le malentendu, mais une absence — de lecture, d’écho, de présence. Pas de stupeur, pas de tremblement. Calme. Nous ne sommes ni au cirque ni en représentation. Pas même à un concours. C’est une page, rien de plus. On dit parfois : c’est à prendre ou à laisser. C’est une expression d’un autre âge, née, je crois, chez les marchands du XVe siècle, à l’époque où la négociation n’était pas encore l’art flasque qu’elle est devenue. Une époque où l’on posait ce qu’on avait, comme on jetait le fer sur l’enclume : on ne marchande pas. C’est ça ou rien. Ce n’est pas dit avec violence, mais avec la tranquillité sèche de ceux qui savent ce que vaut une chose, ce qu’elle a coûté. C’est l’époque, aussi, de François Villon. Celui qui écrivait sur la corde raide, la tête déjà penchée vers le gibet. Une langue aiguisée, nerveuse, drue. Une langue qu’on entend encore, entre deux pavés, les jours de pluie. Il aurait pu dire cette phrase, la graver sur un mur de taverne : c’est à prendre ou à laisser. C’est une phrase de lisière, de fin de route, de gueule ouverte sur le froid. Et puis, plus tard, Rabelais. À lui, ça ne convenait pas. Il n’en aurait rien fait. Lui n’imposait rien. Il débordait. Il ouvrait, en grand, les portes, les corps, les phrases. Il pétait et il rotait, comme on respire, comme on redonne souffle à une langue française trop vieille déjà, engoncée dans les corsets d’un monde de marchands. Il ne disait pas “ça ou rien”. Il disait : “Et aussi ça, et encore ça, et tiens, ça aussi.” Il ajoutait au monde, là où d’autres le restreignaient. freepik image|couper{180}
Carnets | avril 2025
La place
Pas un texte mais un avant texte Renverser le spontané Je lis un texte, envie de réagir spontanément, je me retiens Il arrive qu’on lise un texte. Et que ce texte dise quelque chose de vrai. Mais aussi trop fort. Trop tendu. Trop exposé. On perçoit un écart. Un manque de conscience dans le ton. Un désir déguisé. Un cri qui ne sait pas qu’il crie. Alors on est tenté d’intervenir. De le noter. De le dire. De rectifier. Mais il y a aussi un autre chemin. Plus court, plus net, plus exigeant. On peut voir. Et ne pas parler. On peut écrire ce silence. Le reconnaître. L’habiter. Faire de ce renoncement un exercice en soi. Voir. Pouvoir dire. Ne pas dire. Tenir dans ce point d’équilibre. Ce n’est pas une fuite.C’est une forme de netteté. Une fidélité à l’ombre. Inventaire des choses que je n’ai pas dites Faire la liste, sans contexte, sans justification. Pas de pourquoi. Pas de à qui. Juste les phrases suspendues, les mots retenus, les élans ravalés. Je n’ai pas dit que j’étais triste. Je n’ai pas dit que je n’étais pas d’accord.Je n’ai pas dit que ça me blessait. Je n’ai pas dit que j’avais peur.Je n’ai pas dit que je savais. Je n’ai pas dit que j’aurais préféré partir. Je n’ai pas dit que j’avais compris.Je n’ai pas dit que je n’y croyais plus. Je n’ai pas dit que je me taisais pour ne pas blesser. Je n’ai pas dit que je n’attendais plus rien. Je n’ai pas dit que j’espérais encore un peu. ne rien expliquer.À poser ces phrases comme on vide ses poches.Et à regarder ce qu’il reste sur la table J'aurais pu dire Ce que je n'ai pas dit, j'aurais pu le dire. Pas dans le bon moment. Pas avec les bons mots. Mais il y avait une place. Il y avait une voix. J'aurais pu dire que j'avais compris. J'aurais pu dire que je ne voulais plus. J'aurais pu dire que c'était fini. J'aurais pu dire que c'était trop. J'aurais pu dire que je m'en allais. J'aurais pu dire que j'attendais. J'aurais pu dire que je n'espérais plus. J'aurais pu dire que j'aimais bien, quand même . J'aurais pu dire que je n'avais pas oublié. J'aurais pu dire que j'étais là, juste là.J'aurais pu dire que j'étais désolé. Comme un récapitulatif des bifurcations muettes.Comme si on rendait les mots à leur place perdue la place Depuis quelle place je parle, ou plutôt, depuis quelle place je choisis de me taire. J’ai pensé que cela se jouait sur l’utile et l’inutile, sur l’envie de ne pas ajouter du bruit au bruit. Mais à la place où je suis, je ne peux plus parler d’envie. C’est sentir — ou ne pas sentir — ce qui veut se dire, et mesurer, sans emphase, toute l’énergie contenue dans ce que je retiens.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Tout a déjà eu lieu
Une scène, avec six voix qui ne disent jamais tout à fait la même chose. C’est une histoire d’après, un moment figé, ruminé, ressassé, disséqué jusqu’à ce qu’il parle autrement. 1. Après l’amour, ce qui survient ne tient pas du vide, encore moins du soulagement. C’est une saturation. Une évidence lourde, familière. Ce que je ressens alors, ce n’est pas la chute — non, c’est le retour. Le retour à la condition. À ce qu’on est, ce qu’on fut, ce dont on ne s’est jamais départi. Il y a le corps, détendu, presque hébété. Il y a l’autre, à côté, qui dort peut-être, ou qui fait semblant. Et il y a cette pensée, brutale, sans ornement : je ne suis pas d’ici. Je n’ai pas de lieu à moi. Je n’ai pas de sol natal auquel je puisse m’arrimer. Je le répète en silence, cette phrase d’abord nue, puis chargée de couches, d’années, de boue : Je n’ai pas de chez moi. Ce n’est pas l’aveu d’un homme perdu mais d’un homme né sans royaume, sans garant. Je me lève, je dis que j’ai soif, pour remettre un peu d’ordre dans l’appareil du langage. Le mécanisme est ancien : nommer pour tenir. Boire pour feindre la nécessité. Traverser la pièce comme on traverse un siècle. Dans la cuisine, l’odeur. Pas la sienne — la nôtre. Celle de la chair. Et ça me ramène, irrémédiablement, à ce que j’ai connu : les corps de mes parents, de mes frères, de ces femmes traversées, toutes aussi étrangères que nécessaires. Chaque lieu d’amour fut un lieu de passage. Jamais une demeure. Je bois lentement, comme on rallume une vieille forge. Puis je retourne m’allonger, en pensant aux livres que j’ai laissés, aux carnets jamais remplis, aux idées mortes. Le sommeil me prend au moment exact où la mémoire allait creuser plus loin. Au matin, elle me touche. Me baise. Elle est chaude, ardente, présente. Mais moi, je suis dans une autre strate. Je ne l’ai pas rejointe. Je bois mon café. Je tente de faire surface. Elle parle, elle attend. Et moi, je sens, à peine perceptible mais indiscutable, la chose — pas la pieuvre — non : le poids. Celui qu’on reçoit, toujours, quand on n’a pas su s’appartenir. 2. Après l’amour, j’ai eu cette impression d’effondrement. Ce n’était pas la première fois. Toujours ce même sentiment, presque mécanique, de vide. Ni dégoût, ni tristesse. Plutôt un retrait, une distance qui s’installe d’un coup. Je regardais le plafond. Elle dormait ou faisait semblant. J’ai senti que je n’avais plus rien à faire là. Je me suis levé, j’ai dit que j’avais soif. Ce n’était pas vrai. J’ai juste eu besoin d’un geste, d’un mot. De retrouver une forme de contrôle, une place dans la scène. J’ai traversé la pièce lentement. J’ai pensé à prendre mes affaires et partir. Mais je n’ai pas bougé. Je n’avais nulle part où aller. C’était chez elle. Ce n’était pas chez moi. Je n’ai pas de chez moi. Je suis allé dans la cuisine. J’ai bu un verre d’eau. L’odeur de la chambre me suivait. Mélange de sueur, de liquide, de draps. J’ai pensé à d’autres nuits, d’autres corps. Toujours la même issue. L’impression d’avoir laissé quelque chose, ou d’en avoir été vidé. Je suis revenu. Je me suis allongé à côté d’elle. Sans la toucher. Je me suis répété cette phrase : je n’ai pas de chez moi. Elle est restée longtemps dans ma tête. Je ne sais pas si je me suis endormi ou si j’ai juste cessé de penser. Le matin, elle m’a touché. Elle voulait encore. Elle m’a enlacé, m’a embrassé. Je ne ressentais rien. Elle disait que je ne l’aimais pas comme elle, que je n’étais pas assez là.Dans la cuisine, pendant que je buvais mon café, j’ai eu cette image : une pieuvre. Quelque chose de mou, de collant, posé au milieu, avec ses ventouses, ses tentacules. Je ne sais pas d’où elle venait. Mais elle était là. 3. Après l’amour je me suis senti vidé. Pas triste. Pas heureux. Un peu vaseux. J’ai regardé le plafond. Il y avait une tache d’humidité, fine, presque décorative. Elle dormait ou faisait semblant. Il y avait une odeur. Pas mauvaise, mais forte. Un peu acide. J’ai dit : j’ai soif. Je n’avais pas soif. Je voulais juste dire quelque chose. M’entendre. Reprendre pied. Je suis allé dans la cuisine. Il y avait un verre propre à côté de l’évier. L’eau avait un goût métallique. Je suis revenu. Je me suis recouché. Le matelas faisait un bruit d’air comprimé. J’ai pensé : ce n’est pas chez moi. J’ai pensé : je n’ai pas de chez moi. La phrase est restée. Comme une chanson lente. Elle est devenue plus importante que tout le reste. Je me suis endormi. Le matin, elle m’a serré fort. Elle m’a embrassé dans le cou. Elle m’a dit : tu ne m’aimes pas assez. Elle m’a regardé très longtemps. Dans la cuisine, pendant le café, j’ai vu un truc. Un machin. Une forme. Comme une pieuvre. Elle ne bougeait pas. Mais elle était là. 4. Après l’amour, c’est curieux, il n’y avait rien. Pas même de vide. Une sorte de flottement léger, pas désagréable, mais sans attrait non plus. Il aurait fallu un mot pour le dire, mais aucun ne convenait vraiment. À la place : une impression de chute. D’une certaine hauteur. Pas très haute, mais quand même. Une chute douce, comme dans un rêve où l’on tombe au ralenti, sans panique ni cri. En bas, le sol. Ordinaire. Sec. Pas d’impact spectaculaire. La femme dormait. Ou faisait semblant. Il y avait une ambiguïté dans son immobilité. L’air était un peu lourd, mais c’était peut-être dû à la nuit, à l’humidité, ou simplement à l’histoire. L’histoire entre eux deux, s’entend. Il se leva. Prétexta qu’il avait soif. Cela semblait acceptable. Il aurait pu ne rien dire, mais il tenait à justifier son déplacement, comme pour prouver qu’il était encore là, qu’il faisait partie de la scène.Dans la cuisine, il but un verre d’eau. Un verre simple, transparent, rempli à moitié. L’eau était tiède. Il revint dans la chambre. S’allongea. Tenta de retrouver une position. Ça sentait un peu — disons : un mélange de draps, de corps, de fatigue. Ce n’était pas chez lui. Il se répéta cette phrase : je n’ai pas de chez moi. Elle lui parut soudain très intéressante. Il la creusa mentalement, comme on explore une galerie souterraine. Mais juste au moment d’y voir quelque chose, le sommeil l’attrapa. Le matin, elle se montra expansive. Il fallait répondre à cela. Il le fit plus ou moins. Elle l’enlaça, le frôla, le toucha avec beaucoup de volonté. Lui pensait à son café. Et puis, au centre de la cuisine, il remarqua une chose. Quelque chose qui n’était pas là la veille. Une sorte de masse, informe, avec des tentacules. Il n’en parla pas. Ça n’aurait pas changé grand-chose. 5. Après l’amour je ne vaux plus rien, disais-je, mais ce n’est pas tout à fait cela : c’est qu’il ne reste rien de moi, ou peut-être que le peu qui reste, ce reste informe et suspendu, n’est plus tout à fait moi, mais une vapeur, une conscience défaite, un reste d’homme qui dérive, nu, parmi les bêtes du Bardo — non pas les figures effrayantes des fresques tibétaines, mais des monstres d’aujourd’hui, faits de néons froids, de draps froissés, d’odeurs acides. Je flotte, sans agrément ni douleur, sans feu ni paix. C’est une chute, longue, très lente, comme celle des corps dans les rêves où l’on sait qu’on va mourir mais où l’on meurt sans cri, sans violence, avec cette étrange docilité de l’esprit qui abdique. Je tombe, donc, et j’atterris. La terre est là, quelconque, grise. La femme dort, ou feint. Il y a, dans le grain de l’air, une densité que la pénombre seule n’explique pas — quelque chose d’inexprimé, peut-être d’attendu, qui pèse plus lourd que le silence. Je me lève, et le dis. Que j’ai soif. Je le dis non pour elle mais pour moi, pour me réentendre, pour retrouver la tonalité exacte de ma voix, comme on vérifie que l’on respire encore après l’accident. J’aurais voulu, oui, saisir mes vêtements, partir, m’enfuir, claquer la porte blindée comme on claque la fin d’un chapitre. Mais je ne sais pas où aller. Je bois un verre d’eau dans une cuisine étrangère. Je reviens. L’odeur des corps, des fluides, de la fatigue, me prend à la gorge. C’est chez elle, pas chez moi. Mais ai-je seulement un chez-moi ? Je creuse cette phrase en moi : Je n’ai pas de chez moi. Elle s’approfondit, elle descend loin, et juste au moment où elle touche quelque chose — le noyau, le point obscur, le secret — le sommeil m’emporte comme une marée sale. Et puis vient le lendemain, le retour du jour, du café, de la parole. Elle m’aime, elle le dit, elle me le montre, elle me le donne, elle me prend. Mais son amour me fane. Il me donne un rôle que je ne peux plus tenir. Elle me touche, me frôle, m’enlace, me baise. Je veux juste boire mon café seul, mais déjà je sens que je ne vaux plus rien à ses yeux si je ne l’aime pas comme elle l’exige. Et là, dans cette cuisine, il y a quelque chose. Quelque chose qui n’était pas là avant. Un amas. Une masse. Une créature. Une pieuvre, disons. Un genre de pieuvre immense, invisible sauf à moi, qui darde ses tentacules, qui aspire ce qui reste de suc vital, qui pompe, qui s’étire, qui colle. Et je me tiens là, encore nu sous ma chemise, et je sens que ce jour aussi, il faudra le traverser. 6. Après l’amour, il n’y avait plus rien. Rien que le vide béant de l’accompli. Un gouffre suintant. Le souffle me manquait, non par fatigue mais par effroi.J’étais tombé. Jeté à bas comme un animal qu’on égorge. Son corps à côté du mien. Ouvert, humide, offert, déjà refermé. La chambre était une fosse. Le lit, un charnier chaud. Elle dormait — ou se retirait, comme font les dieux quand ils vous laissent seul avec la profanation. Je me suis levé. Mon sexe encore poisseux. Ma bouche pâteuse. J’ai dit : j’ai soif. Mais ce n’était pas la soif du corps. C’était celle de la présence. D’un sens. J’ai bu de l’eau comme on boit du sang tiède, pour croire encore à une substance. Je suis revenu. L’odeur m’a repris. Odeur de foutre, de salive, de nuit. Pas chez moi. Pas d’endroit où m’ancrer. Rien. Je n’ai pas de chez moi. Je suis à la dérive entre les cuisses de toutes, sans mémoire, sans trace. Et puis ce moment. Ce basculement. Je m’allonge à nouveau. Je ferme les yeux. Mais c’est là que ça monte. Ce cri muet. Cette bête. Un monstre. Une pieuvre. Elle n’était pas image. Elle était. Avec ses ventouses. Elle suçait tout ce qu’il restait de moi. Mon désir. Ma raison. Mon nom. Et j’ai sombré. Le matin, elle m’a pris encore. Elle a voulu me recouvrir. Mais j’étais déjà disparu.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Station non-dit
Laissez remonter une scène. Vous êtes dans un lieu. Une personne vous parle. Vous n’avez pas toutes les clés. Laissez-vous guider par l’étrangeté de la situation. Décrivez ce que vous voyez, ressentez, sans chercher à tout comprendre. Laissez un flou, un tremblement. V1 Il y avait quelque chose d’écoeurant dans la façon dont elle parlait de l’emploi du temps, des projets en général, et de l’amour. Je dis écoeurant parce que c’est le premier mot qui me vient quand j’y repense. J’avais l’impression d’avoir affaire à une machine, à des algorithmes, et plus vraiment à cette jeune femme que j’avais rencontrée il y a de ça plusieurs années, à Oldenburg, en Allemagne. À l’époque, c’est elle qui m’avait ouvert la porte lorsque j’étais venu frapper chez Hans. Je m’attendais à voir ce géant hirsute dans l’encadrement, et je suis tombé sur elle. Elle ne payait pas de mine. Une petite femme blonde, ni moche ni belle, rien de vraiment attirant au premier regard. Ce qui m’a étonné, c’est qu’elle me fasse quitter mes grolles à l’entrée. Rien qu’à ce signal, je ne donnais pas cher de la peau de Hans, anarchiste geek qui, lorsque je l’avais connu, n’était pas vraiment un champion du cocooning. Quand je frappais à cette foutue porte, j’étais encore dans la panade. J’avais quitté mon appart à la cloche de bois, j’avais fait le plein et j’avais filé vers Bremen sans bien savoir pourquoi. Une envie de froid, de glace, sans doute. Et c’est en parvenant de nuit dans la ville, pratiquement sans un rond, que je m’étais rappelé de Hans qui vivait à Oldenbourg, pas loin. Hans avait drôlement changé. On aurait dit un caniche nain qui faisait des saltos arrière à chaque fois que Ditte — c’était le nom de cette fille — sortait un truc débile du genre : « Il va falloir faire les courses », « Je n’ai plus de détergent, il ne faut pas oublier de le mettre sur la liste », ou encore « C’est qui celui-là, il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Bref, ça sentait le cramé. Autant des années auparavant la maison de Hans était une arche de Noé, autant désormais sa baraque s’était mise à ressembler à toutes les villa Moncul du monde entier. Mais que l’on comprenne bien, je ne suis pas là pour juger qui que ce soit. Peut-être que Hans avait fini par capituler. Il était borgne, ça me revient à présent, un grand géant borgne, et ça ne trouve pas si facilement chaussure à son pied. D’autant qu’à chaque fois que j’allais en Allemagne, je voyais bien que, parmi ses potes, les couples se formaient, des gamins naissaient, et Hans en éprouvait un peu de tristesse. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je dis capituler. Les choses se produisent ainsi dans la vie. On ne sait jamais vraiment ce que l’on cherche. On croit qu’on le sait, jusqu’à ce que quelque chose vous tombe dessus sans prévenir. Pour Hans, c’était Ditte qui lui était tombée dessus. Et je ne suis même pas certain qu’il n’en était pas apaisé, désormais. Il est possible que j’aie capitulé de la même façon que Hans en son temps ; ça m’a pris un peu plus de temps, mais ça a fini par arriver. Je me retrouve aussi avec des listes de courses, à devoir retirer mes grolles à l’entrée, à payer tout un tas de trucs que je ne payais que rarement autrefois, ou alors seulement lorsque j’étais contraint. On appelle ça la maturité, il paraît. Moi, je verrais plutôt ça comme une défaite. Un Waterloo miniature et personnel. Je ne suis pas resté longtemps à Oldenburg. Quelques jours à peine. Puis j’ai dit à Hans que je ne voulais pas déranger. Il ne m’a pas retenu. Il m’a même filé quelques marks, en souvenir du bon vieux temps je suppose, et il m’a payé un plein pour que je puisse reprendre la route en sens inverse. Je n’ai jamais su vraiment pourquoi j’avais effectué ce voyage. Ça paraissait à l’époque une ineptie, comme j’avais l’habitude d’en enchaîner. Le fait que j’éprouve le besoin de l’écrire aujourd’hui ne semble a priori motivé par aucune nécessité. Et pourtant, le souvenir revient. Avec une odeur de lessive, le grincement d’une porte battante, la lumière crue d’un néon. Et ce silence bizarre, entre Hans et moi. Comme si quelque chose avait été dit, sans jamais l’être. Comme si un veilleur de nuit invisible, depuis toujours posté là, avait noté cette scène dans un carnet secret. ## V2 Oldenburg. La lumière pâle. Le seuil d’une porte. Elle m’ouvre. Une fille blonde. Ordinaire. Ni belle ni laide. Elle me fait enlever mes chaussures. Elle parle peu. Elle parle de détergent, de listes, de courses. Elle dit : « Il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Hans ne bronche pas. Hans est devenu docile. Je dors quelques nuits dans le salon. Il me semble entendre des pas dehors, des pas lents, réguliers. Un Nachtwächter fait sa ronde, mais personne ne le voit. Le matin, le café sent la lessive. Le soir, Hans rit à ses blagues. Il a un œil. Elle a tous les regards. Je repars. Je ne sais pas pourquoi j’étais venu. Et pourquoi je repense à ça aujourd’hui. Voilà la vraie question.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Nommer la chose
« Écrire ce que l’on ne peut pas dire. Nommer la chose, même si elle fait peur. Surtout si elle fait peur. »— Méthode Olbren, notes internes Je ne sais pas si j’ai envie qu’on me lise pour qu’on s’adresse à moi. Mais ce que je sais, c’est que ça me fait profondément plaisir qu’on me lise. C'est à dire que probablement ça me tue. Parfois j'imagine une horde d'animaux sauvages qui en dépèce un autre, cet autre c'est moi. Il n'y a pas de jugement, c'est tout à fait naturel. Je sais que ça me tue le plus naturellement du monde ce plaisir d'imaginer qu'on me lise. Je ne sais pas si j’ai envie d’aller marcher tous les jours pour perdre du poids, me sentir en forme, revenir sur le marché. Mais je sais que si je ne le fais pas, je peux crever du jour au lendemain. Je ne sais pas si j’ai envie de crever. Parfois je dis que j’ai envie de crever, mais ce n’est pas tout à fait exact. Je ne sais pas si je regretterai cette vie, en supposant qu’un mort puisse regretter quoi que ce soit. Mais je sais que dans le fond, je ne voudrai rien regretter, rien de spécial. La fin serait plutôt ainsi : j’effacerais les regrets, l’un après l’autre. En tout cas, ce serait trop bête de ne pas le faire. Je ne voudrais pas perdre encore toute une éternité à penser aux regrets. Je ne sais pas si j’ai envie d’être lu. D’un côté, peut-être oui, mais de l’autre, je ne sais pas vraiment. Mais je sais que ça me fait très peur qu’on me lise. Je choisis la peur plutôt que le plaisir. Je ne dis pas ça par vantardise. J’ai eu beaucoup de plaisir, et je suis mort des tas de fois. Je ne sais pas si j’ai peur du plaisir parce que le plaisir, c’est la mort. Je dirais plutôt que le plaisir m’anesthésie, comme on le fait pour les animaux qu’on veut saigner proprement avant de les tuer à l’abattoir. Ensuite, en toute bonne conscience, on peut passer à l’équarrissage. Ce que je comprends, c’est que j’ai une sorte de don — ou de malédiction — pour détourner systématiquement la réalité, me fabriquer inconsciemment des métaphores. Ma vie est une suite de maladresses : gestes, paroles, mal adressés. Je pensais m’adresser à quelqu’un, mais ce n’était sans doute qu’à des parts de moi-même. D’une certaine façon, je suis autiste. Je ne suis pas « normal » dans le sens où je crois qu’être normal ne veut rien dire pour moi, sauf être encore plus taré que je ne le suis. Je ne sais pas si j’ai autant honte de qui je suis. Ce n’est pas un poids qui m’entrave, ce n’en est plus vraiment un. Je crois que le sentiment de honte se cultive, se soigne, s’entretient. Ça permet de conserver une sorte de rectitude dans le tordu. Aujourd’hui je peux dire que je sais qu’il faut toujours creuser la honte. Si je n’avais pas ce sentiment de honte permanent, je n’aurais pas de trou à creuser. Je serais désoeuvré. Il faut aussi, pendant que j’y suis, me débarrasser de l’idée du sexe. Lorsque j’y repense, c’est ça : se débarrasser d’une corvée. Tout ce qu’il y avait avant était une sorte de conte de fées, un emballement, mais une fois au pied du mur, je sentais qu’on me demandait d’endosser un rôle. Peut-être que moi aussi, je demandais la même chose à mes partenaires. On faisait notre petite affaire. C’est sûrement pour ça qu’on dit partenaires. je ne sais pas si vraiment il est possible d' échapper aux méfaits de la 5G et des particules de graphene qu'ont nous a flanqués sous la peau en 2020 ; celles qui captent le wifi pour balancer nos données biométriques dans la stratosphère — sauf si on éprouve de l'amour pur. Ce qui règle considérablement le problème du sexe en passant. On se mettrait en mode tout le monde il est beau tout le monde il est gentil et on serait soudain immunisé. Je ne sais pas si j'ai encore la force de croire en ce genre de connerie. Je sais que je crois en la bienveillance parce que c'est ce qui empèche la sauvagerie, mais je n'ai pas envie d'insulter l'intelligence des gens pour autant. Je sais que j'ai peut-être crevé un plafond de verre en écrivant ce texte, je ne m'en sens ni fier ni honteux, je me dis qu'il y a des années de boulot derrière. Je me dis aussi que, probablement, une fois que j’aurais écrit tout cela, les gens auront enfin leur bonne raison pour ne plus m’approcher. Mais peut-être que c’est exactement ce que je cherche.|couper{180}
Carnets | avril 2025
comme t’es coincé ne coupe pas ton moteur
Fusion adaptation de deux idées proposées par ce vieux Malt Olbren connu des connaisseurs — sinon pour les autres dirigez-vous vers Raymond Queneau — Écrire plusieurs fois la même scène avec un style différent : voilà le cœur de cet exercice — L’idée n’est pas de raconter autre chose, ni même de mieux raconter. Il s’agit de faire tourner la langue autour d’un même noyau, de voir comment le sens se transforme quand la forme change, comment une scène peut devenir ironique, lyrique, grotesque, glaçante, selon la voix qui la porte — Un homme vomit dans un bureau, une femme reste droite, un objet rose est ramassé — L’action ne bouge pas. Mais le regard, lui, pivote — En variant les styles, on ne change pas seulement de ton, on change d’univers, de lois physiques, de gravité émotionnelle. Ce qui semblait anecdotique devient parfois solennel. Ce qui paraissait absurde prend racine dans la mémoire. Ce qui semblait réel se révèle fiction — C’est un exercice de décentrement, mais aussi d’écoute : le style n’est pas un costume, c’est une manière d’habiter ce qu’on écrit. Version 1 La pièce dégageait un parfum persistant de sueur et d’avarice. Derrière la paroi de plexiglas, elle se tenait droite, le menton sur la tablette, figure d’Épinal de l’attention professionnelle. Face à elle, un vieil homme débitait sa plainte en continu, sorte de gloubi-boulga vocal qui évoquait à la fois l’incompréhensible et l’inutile : ses mensualités, disait-il, restaient hors d’atteinte. Elle porta distraitement un doigt à son oreille, sans doute pour y ajuster une protection phonique ou peut-être juste pour signifier qu’elle écoutait, du moins vaguement. Puis, d’un ton totalement désinvesti : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? L’homme entrouvrit à nouveau la bouche, mais rien n’en sortit. Sauf un flot. Ce n’était pas un cri ni même une réponse — c’était du vomi. En quantité. Une crue soudaine, comme un débordement de la Dordogne un jour d’orage. Un phénomène inédit depuis une trentaine d’années, selon les archives de la perception. Le liquide monta vite, atteignant sous peu le niveau des sourcils de la déesse grecque des finances publiques. Le vieillard restait là, immobile, en face, les yeux perdus dans une forme de flottement. Une sorte de Bocca della Verità, version scatologique. Personne, objectivement, n’était tenu de rester pour assister à cette scène désolante — pas même pour solder une amende de stationnement en retard. Les pompiers furent appelés, procédèrent à l’évacuation des lieux peu après onze heures. En partant, l’un d’eux ramassa un objet rose, ni tout à fait mou, ni totalement dur, d’une consistance indéfinissable. Puis ils passèrent à autre chose. Version 2 La pièce suait une sueur épaisse, sans noblesse, vieille odeur rance de fatigue et de petitesse humaine ; et l’on eût dit, dans cette lumière crue de matin administratif, que les murs eux-mêmes transpiraient un silence résigné. Derrière la plaque de plexiglas, elle, inébranlable et muette, incarnait une forme moderne de la Pietà — menton posé sur la tablette, front légèrement incliné, posture hiératique de l’écoute sans chaleur. Il y avait en face un vieux, flétri, comme tombé d’un siècle antérieur. Il parlait d’une voix pâteuse, il débitait sans colère son impuissance : les mensualités, madame, je ne peux pas, les délais, les charges, madame, vous comprenez. Cela n’avait pas de grâce, cela n’avait pas de force, seulement une obstination de bête fatiguée. Elle, en réponse, introduisit un doigt dans son oreille, peut-être pour y réajuster une prothèse invisible ou pour faire taire l’écho du monde. Puis, de sa voix morte, elle dit : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Alors le vieux s’ouvrit, littéralement. De sa bouche jaillit une chose ancienne, un liquide violent, païen, primitif, qui n’avait rien d’humain sinon la couleur. Ce fut un vomi, un flot d’horreur — et l’on crut voir les écluses du Styx s’ouvrir. Cela monta comme l’eau dans les rivières de janvier, cela couvrit la surface jusqu’aux sourcils de la femme-statue, Athéna fiscalisée, restée droite. Lui, toujours là, debout, les pieds dans la flaque sacrée. La bouche toujours ouverte, devenue cette faille grotesque, cette bouche de vérité — mais que la vérité, ici, avait désertée, ne laissant que la souillure. Bocca della merda. Et nul n’était requis, en vérité, d’assister à cela — pas même pour racheter une amende de stationnement. Les pompiers vinrent, vers onze heures, et évacuèrent les âmes sans mots. L’un d’eux, en sortant, trouva sur le sol un objet rose, ni chair ni plastique, un entre-deux de matière, d’humanité figée. Il le ramassa sans commentaire, puis ils s’en furent, et tout passa, comme passent les choses. Version 3 L’odeur qui régnait là — persistante, âcre, indéfinissable — ne venait ni des corps seuls, ni de la poussière, ni même de l’usure des fauteuils dépareillés ; elle semblait sourdre d’un passé ancien, celui des bureaux d’avant, des salles d’attente, des arrières-boutiques où l’on passait son temps à ne rien espérer. Elle était derrière le plexiglas, dressée avec cette immobilité particulière que confère la répétition sans fin des mêmes gestes : menton au comptoir, épaule droite, figure figée d’une patience sans illusion. L’homme en face, un vieil ouvrier peut-être, un corps tassé, l’habitude chevillée au dos, débitait une plainte inarticulée. Il parlait bas, avec ce ton mouillé de ceux qui n’ont plus de force mais encore un peu de honte. Ses mensualités, disait-il, il ne les pouvait pas. Cela ne tenait pas au caprice mais à la mathématique même des chiffres. Elle, en réponse, porta un doigt à son oreille, sans doute pour replacer un bouchon de cire ou un morceau de silence. Puis, dans un souffle que rien ne troublait : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche, une seconde fois. Et ce ne fut pas un mot. Ce fut une coulée. Une crue. Un vomi. Un liquide épais, violent, qui déborda de lui comme d’un canal trop étroit, venu de loin, d’en dessous, d’avant. Cela monta, cela atteignit les sourcils de la fonctionnaire — Athéna debout dans un monde en ruine. Et l’homme, toujours là. Le regard vide. La Bocca della merda. Les pompiers vinrent. Ils évacuèrent les témoins à 11h02. L’un d’eux ramassa un objet rose, ni mou ni dur, à la texture indécise. Il ne dit rien. Il repartit. Et la scène s’effaça, comme le reste. Version 4 La pièce était mal calibrée. Trop chaude. L’air chargé d’un résidu de transpiration humaine, combiné à une trace chimique indétectable, probablement un désodorisant à retardement défectueux. Derrière la vitre blindée — polymère transparent-opaque de génération 3 — elle tenait sa position. Interface humaine. Menton posé sur la barre d’accueil. Absence d’expression parfaitement intégrée au protocole de désescalade. Un homme parlait. Une suite de sons en boucle, perturbés. Il parlait de ses mensualités. Elle ne bronchait pas. Elle introduisit un doigt dans son oreille, cliqua peut-être sur un réglage interne. Puis : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Ce ne fut pas un mot. Ce fut un jet. Du vomi. Pas du vomi humain. Une matière ignorante de la gravité. Cela montait vite. Le niveau atteignit les sourcils de la fonctionnaire. Elle ne réagit pas. L’homme restait là. Bouche ouverte. Bocca della merda. Organe d’émission inversé. Les pompiers arrivèrent. Ils évacuèrent les lieux à 11h02. L’un d’eux ramassa un objet au sol. Rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Ils passèrent à autre chose. Version 5 La pièce était petite. Rectangulaire. Peinte en vert clair. Éclairée par trois néons, dont un bourdonnait. Derrière le plexiglas, elle restait droite. Robe grise. Badge effacé. Stylo mâchouillé. Menton posé. Elle regardait. En face : un homme. Vieux. Blouson élimé. Il parlait. Des mensualités. Il ne pouvait pas. Elle glissa un doigt dans son oreille. Peut-être un bouchon auditif. Puis : -- Je comprends. Par chèque ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Un jet. Un flot. Du vomi. Une crue. Cela monta. Jusqu’aux sourcils. Elle ne bougea pas. Lui non plus. Bocca della merda. Les pompiers vinrent. À 10h57. Ils évacuèrent. L’un d’eux ramassa un objet rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Et tout le monde passa à autre chose.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Pouvoir et récit
Troubler le trope : écrire malgré les moteurs foutus Un trope, c’est quoi ? Un cliché, oui, mais mieux. Un schéma narratif, une figure qui revient. Le héros élu. L’objet magique. L’arc de transformation. C’est balisé, c’est propre. Tu poses une prémisse, tu tends un fil, tu coches les étapes. À la fin : une histoire. Une belle. Une qui tient la route. John Truby en a fait un système. Dans Anatomie du scénario, il prône la narration comme machine bien huilée. Une histoire qui avance, qui transforme, qui révèle. Mais derrière cette structure rassurante, un imaginaire politique : la fiction comme autorité. Une seule trajectoire, un centre fort, une vérité imposée. Narrativement, c’est l’État. Politiquement, c’est le grand récit. Socialement, c’est la norme. Trope Modèle Truby Le héros élu Seul lui peut sauver le monde L’objet moteur L’artefact qui change tout Transformation guidée Faiblesse → victoire En face, une autre approche : celle de Malt Olbren, ce maître fictif des ateliers d’écriture, inventé par François Bon. Olbren défend le désordre, la tangente, le grain de sable. Il prône les récits qui n’en sont pas, les histoires qui déraillent. Pas de plan, pas de finalité. Juste une tension, un bloc, une boîte avec quelqu’un dedans, coincé. Trope Variante Olbren Le héros élu Figé dans l’attente ou la folie L’objet moteur Détourné, oublié, inutile Transformation guidée Pas de résolution, juste un glissement Et moi, là-dedans ? Je n’écris ni comme Truby ni comme Olbren. J’oscille. Je tente. Et souvent, je cale. Exemple. Ma bagnole doit passer le contrôle technique début mai. 275 000 bornes. Elle roule encore, mais à peine. La portière ferme mal. La rouille gagne. L’analyse pollution, signalée l’an dernier, va sûrement faire tomber le couperet. Je me réveille la nuit en pensant à ça. Pas à la mort, pas à l’amour : au contrôle technique. Si elle passe pas, c’est foutu. Plus de voyage en Espagne avec S., plus de projet d’été. Et cette angoisse-là — ce moteur qui menace de lâcher — c’est ça mon récit. Pas une quête. Pas une épopée. Juste une panne annoncée. Un voyage peut-être annulé. Une peur à bas bruit, qui grignote. Et voilà : le moteur narratif, c’est pas toujours celui qui pousse en avant. Parfois, c’est celui qui grince, qui tousse, qui crève sur le bas-côté. Et écrire, alors, ce n’est pas tracer une ligne claire, mais ramer à contre-courant de la panne. C’est peut-être ça, la troisième voie. Ni grand récit, ni désordre absolu. Juste : écrire parce que ça va mal. Parce qu’on a plus le choix. Parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre.|couper{180}
Carnets | avril 2025
Faux départs
Il arrive qu’un geste, une décision, un élan semblent lancer une action. Mais ce n’est pas de là que l’histoire part. Le personnage agit — ou croit agir — puis quelque chose se dérobe. C’est ce qu’on appelle un faux moteur : un déclencheur qui n’entraîne rien. Ou plutôt : un déclencheur qui déplace tout, mais autrement. Voici cinq microfictions dans cette zone de glissement, de suspension. 1. Le sac Il avait pris ce sac pour partir quelques jours. Mais en arrivant à la gare, il n’a pas su quelle direction prendre. Il s’est assis sur un banc. Puis il est rentré chez lui, sans rien défaire. Le sac est resté posé là, prêt, pendant des semaines. 2. La fenêtre Il s’était levé pour aérer. Mais il est resté devant, à regarder dehors. La fenêtre est restée fermée. C’est l’intérieur qui a changé. 3. La photo Il voulait trier les images. Faire de la place, organiser, supprimer. Il est tombé sur celle-là — une banale, presque floue. Il ne l’a pas supprimée. Il n’en a supprimé aucune. 4. L’agenda Il avait noté l’heure, le lieu, les détails. Tout était prêt pour s’y rendre. Mais à l’heure dite, il est resté à sa table. Il a juste barré le rendez-vous, sans explication. 5. Le pantalon Il l’a mis exprès. Celui qu’il ne sort que pour les grandes occasions. Il a bu un café, rangé deux papiers, ouvert la porte. Puis il l’a refermée, lentement. Il s’est changé. Il n’est pas sorti. Texte issu d’un travail sur les “faux moteurs” narratifs, dans une approche inspirée par John Truby, détournée à la manière de Malt Olbren : l’action comme illusion, la mise en mouvement comme simple variation d’attente.|couper{180}