Laissez remonter une scène. Vous êtes dans un lieu. Une personne vous parle. Vous n’avez pas toutes les clés. Laissez-vous guider par l’étrangeté de la situation. Décrivez ce que vous voyez, ressentez, sans chercher à tout comprendre. Laissez un flou, un tremblement.
V1
Il y avait quelque chose d’écoeurant dans la façon dont elle parlait de l’emploi du temps, des projets en général, et de l’amour. Je dis écoeurant parce que c’est le premier mot qui me vient quand j’y repense. J’avais l’impression d’avoir affaire à une machine, à des algorithmes, et plus vraiment à cette jeune femme que j’avais rencontrée il y a de ça plusieurs années, à Oldenburg, en Allemagne. À l’époque, c’est elle qui m’avait ouvert la porte lorsque j’étais venu frapper chez Hans. Je m’attendais à voir ce géant hirsute dans l’encadrement, et je suis tombé sur elle.
Elle ne payait pas de mine. Une petite femme blonde, ni moche ni belle, rien de vraiment attirant au premier regard. Ce qui m’a étonné, c’est qu’elle me fasse quitter mes grolles à l’entrée. Rien qu’à ce signal, je ne donnais pas cher de la peau de Hans, anarchiste geek qui, lorsque je l’avais connu, n’était pas vraiment un champion du cocooning.
Quand je frappais à cette foutue porte, j’étais encore dans la panade. J’avais quitté mon appart à la cloche de bois, j’avais fait le plein et j’avais filé vers Bremen sans bien savoir pourquoi. Une envie de froid, de glace, sans doute. Et c’est en parvenant de nuit dans la ville, pratiquement sans un rond, que je m’étais rappelé de Hans qui vivait à Oldenbourg, pas loin.
Hans avait drôlement changé. On aurait dit un caniche nain qui faisait des saltos arrière à chaque fois que Ditte — c’était le nom de cette fille — sortait un truc débile du genre : « Il va falloir faire les courses », « Je n’ai plus de détergent, il ne faut pas oublier de le mettre sur la liste », ou encore « C’est qui celui-là, il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Bref, ça sentait le cramé. Autant des années auparavant la maison de Hans était une arche de Noé, autant désormais sa baraque s’était mise à ressembler à toutes les villa Moncul du monde entier.
Mais que l’on comprenne bien, je ne suis pas là pour juger qui que ce soit. Peut-être que Hans avait fini par capituler. Il était borgne, ça me revient à présent, un grand géant borgne, et ça ne trouve pas si facilement chaussure à son pied. D’autant qu’à chaque fois que j’allais en Allemagne, je voyais bien que, parmi ses potes, les couples se formaient, des gamins naissaient, et Hans en éprouvait un peu de tristesse. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je dis capituler. Les choses se produisent ainsi dans la vie. On ne sait jamais vraiment ce que l’on cherche. On croit qu’on le sait, jusqu’à ce que quelque chose vous tombe dessus sans prévenir. Pour Hans, c’était Ditte qui lui était tombée dessus. Et je ne suis même pas certain qu’il n’en était pas apaisé, désormais.
Il est possible que j’aie capitulé de la même façon que Hans en son temps ; ça m’a pris un peu plus de temps, mais ça a fini par arriver. Je me retrouve aussi avec des listes de courses, à devoir retirer mes grolles à l’entrée, à payer tout un tas de trucs que je ne payais que rarement autrefois, ou alors seulement lorsque j’étais contraint. On appelle ça la maturité, il paraît. Moi, je verrais plutôt ça comme une défaite. Un Waterloo miniature et personnel.
Je ne suis pas resté longtemps à Oldenburg. Quelques jours à peine. Puis j’ai dit à Hans que je ne voulais pas déranger. Il ne m’a pas retenu. Il m’a même filé quelques marks, en souvenir du bon vieux temps je suppose, et il m’a payé un plein pour que je puisse reprendre la route en sens inverse. Je n’ai jamais su vraiment pourquoi j’avais effectué ce voyage. Ça paraissait à l’époque une ineptie, comme j’avais l’habitude d’en enchaîner. Le fait que j’éprouve le besoin de l’écrire aujourd’hui ne semble a priori motivé par aucune nécessité.
Et pourtant, le souvenir revient. Avec une odeur de lessive, le grincement d’une porte battante, la lumière crue d’un néon. Et ce silence bizarre, entre Hans et moi. Comme si quelque chose avait été dit, sans jamais l’être. Comme si un veilleur de nuit invisible, depuis toujours posté là, avait noté cette scène dans un carnet secret.
## V2
Oldenburg. La lumière pâle. Le seuil d’une porte.
Elle m’ouvre. Une fille blonde. Ordinaire. Ni belle ni laide. Elle me fait enlever mes chaussures. Elle parle peu. Elle parle de détergent, de listes, de courses. Elle dit : « Il va quand même pas s’incruster chez nous ? » Hans ne bronche pas. Hans est devenu docile.
Je dors quelques nuits dans le salon. Il me semble entendre des pas dehors, des pas lents, réguliers. Un Nachtwächter fait sa ronde, mais personne ne le voit. Le matin, le café sent la lessive. Le soir, Hans rit à ses blagues. Il a un œil. Elle a tous les regards.
Je repars. Je ne sais pas pourquoi j’étais venu.
Et pourquoi je repense à ça aujourd’hui. Voilà la vraie question.