Mon attention est partout et nulle part.
L’attention est une opportunité qui se présente
qui se présente
qui se présente
qui se présente
sauf que lorsqu’elle se présente je suis souvent ailleurs.
Mais aujourd’hui, coup de chance, j’étais là.
Je n’avais rien à faire qu’être là,
et soudain je l’ai vue arriver.
Elle était en nage,
elle a posé son sac à main sur le bras du canapé,
elle s’est assise
et elle a commencé à dire comme chaque fois :
« ouh ouh je suis là »
et j’ai dit : « oui je vois. »
Elle a été surprise,
et elle a eu un petit rire nerveux.
Je ne savais pas que j’avais une tête de clown quand je suis attentif à l’attention.
Maintenant c’est fait.
L’attention est revenue ce matin.
Elle a trébuché sur le tapis de l’entrée.
Son sac a glissé par terre avec un bruit mou.
Elle s’est redressée, un peu penaude, et elle m’a lancé un regard d’excuse.
« Ouh ouh, je suis tombée », a-t-elle dit, en riant comme si cela n’avait pas d’importance.
Je n’ai pas bougé.
Je n’ai pas parlé.
Je l’ai seulement regardée.
Peut-être que c’était ça, être attentif : ne rien rattraper, ne rien réparer, juste être là quand l’attention tombe.
Alors elle s’est assise par terre, comme si c’était normal.
Et moi, j’ai baissé les yeux à son niveau.
Nous sommes restés ainsi longtemps, sans rien faire d’autre que de respirer ensemble.
Elle est revenue ce soir.
Elle s’est arrêtée dans l’embrasure de la porte.
Elle avait l’air fatiguée, un peu confuse.
Elle a cherché quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa mémoire.
« Comment que je m’appelle déjà ? » a-t-elle murmuré.
Je l’ai regardée sans rien dire.
Je savais qu’il ne fallait pas l’aider.
Que son oubli faisait partie du voyage.
Elle a secoué la tête, comme pour chasser un rêve.
Elle a haussé les épaules.
Elle s’est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d’un sourire éclaté, maladroit.
Je me suis assis en face d’elle, sans un mot.
Et ensemble, nous avons laissé l’oubli s’asseoir aussi, entre nous, comme un invité normal.
Ce matin-là, je l’ai vue venir de loin.
Elle avançait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer.
Je me suis redressé, prêt à lui ouvrir la porte.
Mais elle a hésité.
Elle a regardé à gauche, à droite.
Elle a tourné sur elle-même, une fois, deux fois, comme si le chemin lui échappait.
Puis elle a pris un sentier de travers.
Elle a disparu derrière une haie, une palissade, un brouillard.
J’ai attendu un peu.
Je me suis dit qu’elle allait revenir.
J’ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable.
Puis j’ai baissé les yeux.
Et je suis resté là, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop léger pour être tenu.
Elle est arrivée par le chemin de traverse.
Ses pas soulevaient à peine la poussière.
Elle ne m’a pas vu.
Elle regardait au loin, comme si quelque chose d’urgent l’appelait.
Elle a traversé l’air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever.
Je l’ai suivie du regard, lentement,
sans faire de gestes, sans faire de bruit.
Elle a disparu derrière la haie sans se retourner.
Je suis resté assis, les mains sur les genoux,
à attendre que la poussière retombe sur moi.
Elle s’est arrêtée au milieu de la pièce.
Elle a levé la tête, tendu l’oreille.
Moi je n’entendais rien.
Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure.
Elle, pourtant, restait immobile, concentrée, comme suspendue à une vibration très fine, très loin, très loin d’ici.
Je l’ai regardée sans bouger.
Je n’ai pas osé parler.
Je n’ai pas osé me lever.
Je n’ai pas osé respirer plus fort.
Elle semblait entendre quelque chose d’important,
quelque chose que je ne pouvais pas atteindre.
Alors je suis resté là,
à partager avec elle le silence que je ne comprenais pas.
Elle s’est approchée du banc.
Elle a frôlé le bois du bout des doigts.
Elle a regardé le ciel, puis le sol, puis ses mains.
Ses épaules ont bougé imperceptiblement, comme si un poids invisible hésitait à se poser ou à s’envoler.
Elle a fait un pas en arrière, un pas en avant.
Elle a effleuré le bord du banc, sans s’asseoir.
Moi, je n’ai rien dit.
Je n’ai pas bougé.
Je me suis contenté d’ouvrir un peu plus mon silence pour qu’il l’accueille, si elle voulait.
Après un long moment, elle a soupiré, très bas,
puis elle s’est tournée doucement et elle est repartie,
en laissant derrière elle une forme vide, une attente polie.
Elle est entrée sans bruit.
Elle s’est arrêtée à deux pas de moi.
Elle ne s’est pas assise.
Elle n’a pas parlé.
Elle est restée debout, les bras le long du corps,
le regard posé quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas.
Je n’ai pas bougé non plus.
Je n’ai pas rompu le fil ténu qui flottait entre nous.
Le temps a commencé à s’étirer,
à s’étaler,
à s’épaissir.
Il n’était plus ni tôt ni tard.
Il n’y avait plus ni matin ni soir.
Il n’y avait que son silence debout,
et le mien qui essayait d’être aussi debout que possible.
Elle est revenue sans bruit.
Elle s’est approchée plus près que d’habitude.
Tellement près que j’aurais pu sentir son souffle,
si elle avait respiré.
Elle ne disait rien.
Elle ne bougeait presque pas.
Elle attendait que je regarde vraiment.
Alors j’ai eu peur.
Pas peur d’elle.
Peur de ce qui allait se passer si je m’y plongeais sans retour.
Peur que l’attention m’engloutisse comme un puits sans fond,
m’efface jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une tache d’écoute sur le monde.
J’ai détourné les yeux.
Pas brusquement,
pas méchamment.
Juste assez pour échapper au vertige.
Quand je suis revenu,
elle était partie.
Elle n’avait pas eu besoin de courir.
Seulement de se fondre doucement dans l’air.
Elle était là.
Je la voyais.
Elle tenait debout, fragile,
comme une flamme qui hésite entre la nuit et l’aube.
Je n’ai pas bougé.
Je n’ai pas cligné des yeux.
Mais déjà elle devenait floue.
Ses contours tremblaient,
se déliaient,
s’effilochaient dans l’air.
Je voulais tendre la main,
pas pour la retenir,
juste pour être là au moment où elle se dissoudrait.
Mais même ce geste-là aurait été trop lourd.
Alors je suis resté immobile,
à la regarder devenir presque rien,
puis plus rien.
Et le silence, doucement, a reflué vers moi.