janvier 2025

Carnets | janvier 2025

Écrire sous possession

La ville est traversée de voix anonymes. Fragments de conversations captés au vol, slogans publicitaires, injonctions médiatiques : ces paroles ne nous appartiennent pas, mais elles s’imposent, s’accumulent en nous. Ce brouhaha, loin d’être anodin, façonne nos pensées. Il contamine aussi l’écriture. Dans la littérature contemporaine, la possession n’est plus seulement un motif narratif lié au fantastique. Elle est un mode d’écriture. Loin du roman classique, centré sur un sujet maître de son récit, elle introduit des voix étrangères dans le texte, jusqu’à troubler l’énonciation elle-même. C’est ce qui traverse des œuvres comme Sérotonine de Michel Houellebecq, où la voix du narrateur est saturée de discours extérieurs – langage de la publicité, éléments de langage politique – jusqu’à dissoudre son identité. Ou encore Zone de Mathias Énard, où la phrase unique, haletante, absorbe des fragments d’Histoire, comme si le narrateur était lui-même traversé par des voix multiples. La possession, c’est l’échec du roman traditionnel à contenir la pluralité des voix. Là où Balzac ou Flaubert s’attachaient à une narration stable, une voix contrôlée, les écrivains contemporains explorent l’éclatement du discours, la friction entre le soi et l’autre. L’écrivain ne parle plus seul : il est parasité par d’autres voix, d’autres temporalités, d’autres discours. Possession et narration : un texte contaminé Dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman écrit : « Je suis un autre tant que je ne suis pas moi-même. » Cette phrase, qui fait écho à Rimbaud, résume ce que l’on pourrait appeler la poétique de la possession. L’écriture devient un champ de tensions où la voix du narrateur est troublée, hantée par ce qui la dépasse. C’est ce que l’on retrouve dans Lambeaux de Charles Juliet, où la parole oscille entre la voix de l’auteur et celle de sa mère disparue. Le texte est traversé par une autre conscience, comme si l’acte d’écrire relevait d’une forme de spiritisme. De même, dans Sombre dimanche d’Alice Zeniter, les générations se superposent, les voix s’entrelacent jusqu’à faire vaciller l’identité des personnages. Ce trouble de l’énonciation ne relève pas d’un simple procédé stylistique : il met en crise la notion même d’auteur. Dans Les Années d’Annie Ernaux, le « je » disparaît au profit d’un « nous » où l’intime se mêle au collectif. Le texte est possédé par les voix d’une époque, d’une génération. La mémoire individuelle devient une mémoire traversée. Traduire, réécrire : la possession en acte La possession ne concerne pas seulement l’énonciation, mais aussi la réécriture et la traduction. Traduire, c’est déjà altérer, habiter un texte étranger et le transformer. C’est ce que revendique Claro dans ses traductions de Vollmann ou de Pynchon : ne pas chercher à restituer fidèlement, mais accepter la contamination du texte d’origine par la langue d’arrivée. La réécriture fonctionne sur le même mode. Un texte en parasite un autre, le modifie, l’investit. Dans Écrire de Marguerite Duras, l’autrice revient sans cesse sur les mêmes épisodes, comme si son propre texte lui échappait, lui revenait sous une autre forme. De même, dans Un Mage en été d’Olivier Cadiot, la narration semble hantée par d’autres œuvres, d’autres formes, comme si l’écriture était toujours une appropriation, une transformation du déjà-là. Dans cette logique, l’écrivain n’est pas un créateur absolu, mais un médium. Il capte des voix, les transpose, les fait résonner autrement. Son texte n’est jamais clos : il est un champ de forces en perpétuelle mutation. Possession et société : une question politique Mais la possession ne concerne pas que l’écriture : elle est aussi un révélateur social. Qui possède la parole ? Qui en est dépossédé ? Dans les rituels vaudous, le corps du possédé devient le lieu d’une parole qui lui échappe. Il en va de même en littérature : certaines voix sont considérées comme légitimes, d’autres sont marginalisées. Dans Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila, la langue elle-même est travaillée par la possession : elle absorbe les slogans, les discours politiques, les bribes de conversations. Le texte devient une polyphonie chaotique où la parole dominante se heurte à celles des laissés-pour-compte. De même, dans Autoportrait en noir et blanc de Jesmyn Ward, la narratrice est traversée par l’Histoire et ses fantômes : la mémoire de l’esclavage, les récits familiaux, les voix des disparus hantent le texte, jusqu’à rendre poreuse la frontière entre passé et présent. Aujourd’hui, la possession n’est plus seulement un phénomène occulte : elle est une grille de lecture du monde. À l’ère du numérique, nos discours sont infiltrés par des algorithmes, nos mots prédéterminés par des formules automatiques. L’écriture elle-même est contaminée par ces voix extérieures, qu’il s’agisse de discours médiatiques ou de boucles de langage sur les réseaux sociaux. Conclusion : écrire sous emprise Écrire aujourd’hui, c’est accepter cette dépossession. Ce n’est plus construire une voix unique, mais composer avec une polyphonie qui nous dépasse. L’écrivain contemporain n’est pas maître de son texte : il est traversé par des forces qui lui échappent. Cette contamination du texte par l’extérieur n’est pas une perte : elle est une ouverture. Elle permet de penser l’écriture comme un espace de résonance, où se croisent des voix, des mémoires, des héritages. La possession n’est pas un enfermement : elle est un mode d’écriture, une manière d’habiter le monde autrement. Dans ce théâtre hanté qu’est la littérature contemporaine, l’auteur ne possède plus sa langue. Il accepte d’être possédé par elle.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2025

30 janvier 2025

Frank Stella, le minimalisme des années 60 La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l'intérieur d'une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d'un écran d'ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l'espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure. Immobile, il fixe l'écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d'une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s'animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible. Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d'un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L'instant d'après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran. À l'aube, une lampe s'éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l'écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l'obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s'élevent.. Un train au loin s'annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu'aux abords du village. L'horloge de la place de l'église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures. À midi, les bruits s'atténuent. Par les fenêtres ouvertes s'échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l'air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s'y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l'annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce. La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d'un voisin qui rentre du travail. Quelqu'un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d'un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d'un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l'humus des terres retournées. Tout à l'heure, les réverbères s'allumeront l'un après l'autre et ce sera la nuit. Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l'étage. S. est déjà réveillée. L'odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer. Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine. Voilà une chose importante, j'aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

Carnets | janvier 2025

29 janvier 2025

C'est difficile dans un journal d'aller directement à l'essentiel. En général je prends considérablement le temps de louvoyer. Comme pour retarder l'explosion d'un pétard à mèche. Aussi je ne vais pas y aller par quatre chemins. J'ai eu 65 ans aujourd'hui. Nous avons pris la voiture pour aller à Saint-Étienne. Passés par Condrieu, puis la petite route qui serpente en passant par les collines, les plateaux vers Rive-de-Gier. Temps splendide. S. avait réservé un restaurant pour l'occasion. Mais parvenu dans la ville, impossible de s'orienter. Nos deux GPS en panne. Vers 13h nous avons décidé d'annuler la réservation et de rebrousser chemin. Au moment où nous cherchions à sortir de la ville on tombe sur l'adresse du restaurant. Mais on ne s'est pas arrêté. Le patron était furieux au téléphone. Il a dit qu'il avait refusé du monde parce qu'on avait réservé. J'ai pensé à toute la malchance qui s'accumulait ces derniers jours. J'ai aussi pensé baraque de merde, bagnole de merde, portables de merde, vie de merde. Puis j'ai pris une nicotinelle 2mg et je n'ai plus rien dit jusqu'à l'Intermarché où j'ai pu échanger ma bouteille de gaz puisque j'avais pris la précaution de mettre la consigne dans le coffre de la Dacia. En avons profité pour faire quelques emplettes. Les R. passeront vendredi pour prendre l'apéritif. D'ailleurs les premiers à m'envoyer un SMS pour me souhaiter un « bon anniversaire » ce matin. Il a fait beau toute la journée. Je me suis demandé s'il avait fait beau comme ça le 29 janvier 1960. Si j'avais vu le ciel bleu dans ma chambre d'hôpital au fond de ma couveuse. Puis d'imaginer mes tous premiers pas, mes tous premiers mots, comme si la vie ce jour anniversaire pouvait reprendre comme au début. J'ai même senti quelque chose dans l'air, comme un parfum de renouveau, printanier, puis je me suis souvenu que j'avais 65 ans et j'ai dit que je reviendrai demain matin pour décharger la bouteille de gaz, on avait déjà les sacs des courses à porter.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | janvier 2025

28 janvier 2025

L'hystérie est palpable sur les réseaux sociaux. J'y plonge cinq minutes et j'ai des envies de meurtres. Par exemple, je tombe surun article comme celui-làet je fais le rapprochement avec les très faibles émoluments qu'on me promet bientôt. Tour de passe-passe : il y a trois mois, on me disait 4000 euros en une fois et basta ; maintenant que j'ai payé toutes mes dettes, je passe à 1000 et casse-toi. Cela fait vingt ans de cotisations, oh pas la plus haute tranche, un petit prof ne peut pas s'offrir une retraite dorée, et je ne suis pas encore le plus à plaindre. Ce système libéral nous a ruinés, veut qu'on crève le plus vite possible ; quand ce n'est pas avec du vent dans les seringues, c'est par pénurie, par lassitude qu'ils nous auront. Voilà, certainement un résidu de cet état dans lequel on sort de cette boîte à merde. Je ne sais même pas pourquoi j'y vais. Ah oui, pour partager mes textes. J'allais oublier. Je m'en fous, je vais bientôt mourir. Hier, j'ai vu un squelette de 75 000 ans, un squelette de femme néandertalienne, tranquille, au fond d'une grotte profonde. J'ai pensé : que de merveilles et d'épouvantes vont encore se produire dans les 75 000 prochaines années. Et nous, morts, enfouis, oubliés, ça nous la baillera belle. Il faut prier pour qu'un crétin ne vienne pas gratter les sépultures et se mette à supputer sur nos existences de merde au XXIe siècle. Le gars en sera d'une bonne déprime si ça existe encore d'ici là, si l'humain n'a pas réussi à tout faire péter en feu d'artifice - il en est fort capable. J'essaie de me calmer mais j'ai la bave aux lèvres. J'ai passé ma journée à coder encore une fois. Mais au moins ça valait le coup, je n'ai eu affaire qu'à moi-même, j'ai pu m'insulter copieusement, intérieurement car N. était encore sur son plafond. On se croise à peine, bonjour bonsoir, tu veux un café, oui, non. C'est un taiseux, comme moi dans le fond. Je me suis rendu compte que je n'ai strictement rien compris à la notion de mot-clé, je les ai distribués comme ça me chantait. Pour moi, un mot-clé comme une clef de sol, de la musique. Mais non, bougre de crétin, un mot-clé c'est pour l'algorithme, pour le meilleur confort utilisateur. J'emmerde le meilleur confort utilisateur.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | janvier 2025

27 janvier 2025

Le vol des idées. Un concept absurde, presque grotesque, et pourtant terriblement obsédant. Depuis que P.M., un auteur que je lis en ligne, a évoqué ce pincement au cœur en découvrant un ouvrage « jumeau » du sien, cette question me hante : peut-on réellement posséder une idée ? Et pire, peut-on se la faire voler ? À bien y réfléchir, je n’en suis pas sûr. Les idées ne nous appartiennent jamais. Ce sont des oiseaux volages, des coucous . Les idées nichent un temps dans nos crânes avant de s’envoler ailleurs si on ne les retient pas. Il faut ajouter à cela la course à l'échalotte collective, bien évidemment. J’ai vécu cette trahison. Une fois, en librairie, je suis tombé sur un roman signé J.O., un auteur dont je suis sporadiquement le blog. Même thème, même obsession sur la possession. Pendant une seconde, j’ai eu envie de crier au plagiat. Mais quoi ? Les idées n’appartiennent à personne. Elles voyagent, elles nous trahissent. Leur nature est infidèle, comme le reste. Il faut être naïf pour croire qu’on peut les retenir, les breveter ou les enfermer. Aujourd’hui, pendant que N. tape sur le plafond de la cuisine pour tenter de réparer cette maison en ruine qui nous ruine – littéralement –, je rumine tout ça. Chaque coup de racloir résonne comme un rappel cruel : cette maison est un gouffre. Financier, émotionnel. Une prison que je partage avec S., qui veut s’obstiner à rester. Moi, je rêve de fuite. Alaska. Une cabane au bord du monde, loin de tout. Hier soir, j’ai osé le dire : « Et si on vendait ? » L’idée m’a semblé évidente, limpide. Mais S. s’y oppose, avec ses ancrages, ses obligations, cette idée qu’on ne peut pas tout lâcher. Alors j’ai lâché une phrase cruelle : « Fifty-fifty, on vend, je te donne la moitié, et basta. » Je ne pensais pas pouvoir aller aussi loin, mais c’était sincère. La vérité, c’est que je glisse déjà. Vers où ? Je n’en sais rien. Une solitude plus profonde, peut-être. Une sorte de néant intérieur. Les relations humaines me semblent de plus en plus superficielles, presque décoratives. La vraie bataille, elle, se joue ailleurs. Dedans. La dépression est là, fidèle, tapie. Elle n’a rien d’extraordinaire, rien de spectaculaire. Une « mélancolie administrative », comme je l’appelle. Elle revient par vagues, régulières, inévitables, comme un chien qu’on a essayé de perdre mais qui retrouve toujours sa route. Je n’ai jamais eu besoin de drogues ou de stimulants pour voir les abysses : ils sont déjà là, dans chaque putain de minute. Vieillir n’aide pas. Les années s’empilent comme des couches de poussière, et avec elles, l’obsession idiote de réussir, comme si c’était encore possible de renverser le cours des choses. Mais on ne contrôle rien. La vie, les échecs, les humiliations – tout ça nous tombe dessus, implacable. Dans ce chaos, il y a l’écriture. Pas celle qui cherche la reconnaissance ou la gloire – cette ambition-là s’efface avec le temps. L’écriture, pour moi, c’est juste respirer. Un acte en soi. Écrire pour exister, pour donner forme à l’informe. Mais même ça, je le complique. J’ai eu cette idée idiote de digests mensuels à partir de mes carnets : extraire des fragments, trier, ranger le chaos. Une entreprise absurde, sans fin. Peut-être qu’il suffirait d’écrire « un petit peu chaque jour ». Pas de projets pharaoniques, pas d’envolées ambitieuses. Juste avancer. Lentement. Méthodiquement. Parce que, franchement, je n’ai plus l’énergie pour autre chose. En attendant, j’ai travaillé sur janvier 2023. Parfois, huit textes dans une journée. Je les corrige, j’extrais des mots-clés. Je vois des répétitions, des liens entre les fragments, mais je ne sais pas encore ce que ça signifie. L’écriture, au fond, est à la fois la maladie et le médicament. Hier, le « dibbouk » – ce spectre obsédant qui hante mes pensées – n’est pas apparu. Pas une fois. Cela m’a presque inquiété. Au petit matin, j’ai eu une vision : un cercueil dans lequel m’allonger, attendre la nuit. Mais le ciel bleu, vers neuf heures, a balayé tout ça. ça pourrait être le début d'une ficton, c'est probablement le début d'une fiction, le début de la fin.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | janvier 2025

26 janvier 2025

Réveil à 11h. Passé la nuit à retravailler des textes, à m'arracher quelques poils du nez ou des oreilles pour tenter de comprendre ce que je voulais dire. Des voix venues d'un tréfonds insondable, abscons. Mais qu'il faut respecter malgré cela. Il faut tout respecter, même ce qui se présente comme l'irrespectuosité flagrante. Non pas dans cette sorte de servilité abominable qu'affichent les collabos malgré eux, encore qu'elle soit respectable aussi, si l'on veut. À condition de le vouloir, d'être en suffisamment bonne forme, d'avoir bu un café fort et sans sucre, amer, et d'être prêt à affronter le vaste ciel bleu qui s'étend au-dessus de la ville. Il y a dans l'auto-sabotage une forme de joie sauvage qui peut prendre la place de la mélancolie pathologique. Ce que permet le réseau social, cette mise en scène de l'auto-sabotage, est-elle un acte purement narcissique ou un acte de résistance, de révolte ? Pas à toi de le dire. Il faut sans doute ne pas vouloir le savoir pour poursuivre. L'algorithme en perd son latin et toi, tu apprends la déclinaison.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | janvier 2025

25 janvier 2025

La saturation prend à la gorge dès l'ouverture d'un fil d'actualité. Cinq milliards qu'ils sont maintenant, tous là, à scroller sans fin dans le fil des catastrophes. Le doigt qui glisse et l'œil qui suit, mécanique bien huilée de notre temps. Deux heures vingt-trois en moyenne qu'on y passe, à s'intoxiquer de ces fragments de monde qui nous explosent à la figure. Le cerveau est comme ça. Plus on lui balance du négatif, plus il en redemande. Circuit de la récompense qu'ils appellent ça, les scientifiques. On cherche la menace, on fouille dans les recoins sombres de l'actualité. Comme si ça pouvait nous préparer au pire. Illusion de contrôle, qu'ils disent. L'algorithme, lui, il connaît la chanson. Il te sert ce qui fait mal, ce qui choque, ce qui indigne. Plus tu cliques, plus il t'en donne. Huit personnes sur dix qui ne lisent que les titres, alors il faut que ça saigne dès la première ligne. Dans les têtes, ça travaille. La fatigue informationnelle, nouveau mal du siècle. Le stress monte, l'anxiété s'installe, la dépression guette. On appelle ça le « doomscrolling » maintenant - ce besoin compulsif de plonger toujours plus profond dans les mauvaises nouvelles. Les chiffres sont là pour témoigner. Huit minutes de moins cette année , sur ces réseaux. Comme si le corps, quelque part, commençait à dire non. Mais c'est pas si simple de décrocher quand la peur de rater quelque chose te tient par les tripes - la FOMO qu'ils appellent ça, ces spécialistes en acronymes. Et pendant ce temps-là, la machine tourne à plein régime. Des millions de textes, de vidéos, d'images qui déferlent chaque jour. L'attention, denrée rare dans cet océan de stimuli. Tous se battent pour un bout de cerveau disponible, pour un clic, pour un like. La surcharge fait son œuvre. Cognitive qu'ils disent, les experts. Modification de la mémoire à long terme, altération du jugement, indécision. Le cerveau qui sature, qui dit stop, mais la main qui continue de scroller. Alors certains, ils commencent à lever le pied. La JOMO - la joie de rater des trucs - nouveau mantra de ceux qui veulent reprendre leur souffle. Dix, vingt minutes par jour, pas plus. Se fixer des limites, comme un sevrage. Le paradoxe est là : plus on est connecté, plus on se sent seul. Plus on consomme d'infos, moins on comprend le monde. La saturation qui mène à la paralysie, à l'impuissance. Mais peut-être que c'est ça, la vraie résistance : réapprendre à respirer entre les nouvelles. Laisser le temps au temps, comme on disait avant. Quand les écrans n'avaient pas encore avalé nos vies. La saturation, elle nous guette tous. Mais peut-être qu'il suffit parfois de lever les yeux, de regarder ailleurs. — Le monde continue de tourner même quand je ne scrolle pas- dites-le 20 fois le matin, comme un avé Maria.|couper{180}

Autofiction et Introspection Esthétique et Expérience Sensorielle Technologies et Postmodernité

Carnets | janvier 2025

24 janvier 2025

Le simple fait du vivant impose de lui-même le respect, qui est une forme de responsabilité. Ce que Lévinas nomme la responsabilité éthique envers autrui, mais étendu à la totalité du monde vivant.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Carnets | janvier 2025

23 janvier 2025

Rouge. Encore. Toujours. L’écran reflète la lumière comme une alerte. Atelier en attente. Les doigts sur le clavier. Rien. Trop. Le gras, dit le dibbouk. Mais lequel ? L’image ? Le bruit ? Les plateformes, villes flottantes. On y entre comme en exil. Mastodon. Seenthis. Bluesky. “On vient de X.” Ça marque. Ça trahit. On part, on reste. Pas pour la technique. Pour l’image qu’on donne. Qu’on perd. Reprendre le contrôle. Peut-être. Savoir se taire. Penser aux caves de l’Occupation. Machines à écrire qu’on étouffait. Papiers qu’on faisait circuler. L’urgence de dire sans se montrer. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Tout se montre. Rien ne tient. Le bruit monte. Scroll. Stop. Scroll. Stop. Prière muette. Geste nerveux. La planète brûle. On regarde. On continue. Trier. Filtrer. Laisser des traces dans la boue numérique. Mais qui regarde ? Qui suit ? Le désert gagne. Mais j’écris. Encore.|couper{180}

Autofiction et Introspection idées Technologies et Postmodernité

Carnets | janvier 2025

22 janvier 2025

Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d'aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas. Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d'un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C'est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d'inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d' un changement minuscule dans la routine. Je n’ai rien acheté. J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu'un le fasse. À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment. Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes. Je ne pense pas à demain. Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d'oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice. Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels. Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c'était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c'est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part. Ce qui n'empêche aucunement l'éffroi, l'augmente. Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m'imagine l'utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j'y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu'on ne regarde jamais dans les yeux. c'est loin d'être rien. Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées. Oui, une liste. Mais je n’en fais rien. Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n'ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc|couper{180}

affects Espaces lieux Essai sur la fatigue

Carnets | janvier 2025

21 janvier 2025

Photo de Geri Forsaith sur Unsplash Nouvelle proposition d’écriture reçue hier. Lue en diagonale. Pas visionné encore la vidéo. Le mot qui me vient par rapport à ma participation : décousu. Ce qui renvoie à effiloché, termes empruntés au vocabulaire de la couture. Le rapiècement n’est pas loin. Et toujours se tenir à ce rocher comme une moule : je n’écris jamais que des brouillons, l’œuvre sera pour plus tard. C’est pathétique à mon âge. Cette rébellion qui ne me quitte pas depuis mes premières tâches d’encre violette, mes tous premiers pâtés, mes débordements dans la marge. Que sais-je du point-virgule qui ne soit pas seulement un théâtre ? Pas grand-chose. Ça ressemble à une parole de Normand : pt’ête ben que oui, pt’ête ben que non. Plus longue la pause que la virgule, pas autant que le point. Marque la séparation entre deux propositions indépendantes. Hier donc, j’ai reçu une proposition d’écriture ; bien content que ce ne soit pas une énième publicité ; tout en épluchant des carottes. Il était d’ailleurs temps : elles commencent à devenir molles. Je suis revenu sur le bouquin de Tiago Forte. L’histoire de la chorégraphe qui, lorsqu’elle commence un nouveau projet, inscrit le nom du projet en caractères gras et noirs sur une étiquette, puis la colle sur une boîte. Voilà une phrase difficile à dire d’un jet. La longueur des phrases est une préoccupation : longues ou courtes, avec ou sans ponctuation ? Et s’il y en a, s’il en faut, laquelle ? Virgule, parenthèses, tirets en tout genre… Il faut que je le dise : je n’en sais rien. Je n’ai jamais vraiment voulu le savoir. Pas plus que la patate chaude. Mais à un moment — et c’est peut-être le bon désormais — il faut quand même s’y intéresser ; ça peut même créer un semblant de motivation. La prise de notes est un poème. Du moins cela peut s’en approcher. Ce que l’on conserve comme substantifique moelle d’une lecture, d’une conversation, d’une balade au bord du Rhône, d’une nuit de sommeil, d’un repas, d’une partie de jambes en l’air… Se contraindre à tendre vers un essentiel, à cerner une sensation, un embryon d’idée. C’est aussi à cela que ce petit carnet de L. doit lui servir : pour compresser au maximum toute l’information qu’il juge importante dans une journée. Ensuite il s’en sert pour écrire ses longues lettres à ses tantes. Et la combinaison des deux certainement n’est pas innocente : c’est de l’écriture ; ce n’est pas que de la correspondance ; pas seulement de la chronique ; c’est du boulot. Les longues phrases de L., en voit-il le bout quand il les commence ? Peut-être à la fois la peur et le désir de parvenir au bout ; une phrase est une vie miniature ; on écrit sa phrase comme on respire — ou bien l’inverse. Donc ces textes quotidiens, les miens, sont une sorte de mélange entre une volonté de laconisme et le refus du laconisme. La question est de savoir si je suis du genre saproxilique ou lacédémonien. Le chemin le plus court prenant souvent l’aspect rebutant d’une autoroute, possible que je préfère le papier qui — si l’on réfléchit bien — se rapproche assez bien du bois mort, de la putrescibilité : quelque chose proche d’un essentiel, de ce qui reste du rêve d’une graine voulant atteindre le ciel ; de la stupeur de celle-ci voyant autant d’encre versée sur elle en fin de partie. Donc j’en étais à cette chorégraphe, à son étiquette, à sa boîte. Elle fourre tout ce qui peut avoir le moindre lien avec son projet. Pêle-mêle : des photos, des audios, des textes… absolument tout. Et aussi sur deux fiches bristol sur lesquelles elle résume en une phrase le pourquoi de son projet. Deux fiches parce qu’on peut avoir des motivations personnelles et altruistes. L’erreur serait donc d’avoir trente-six boîtes pour se faire croire qu’on a trente-six projets et dans aucune les deux fiches bristol qu’on verrait peu à peu s’enfoncer comme des graines dans le terreau de la matière accumulée.|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art Technologies et Postmodernité

Carnets | janvier 2025

20 janvier 2025

Pas grand-chose à dire, mais il faut le dire. L’injonction, d’où sort-elle. D’un contrat, d’une règle, d’un verset, peut-être même d’un rêve. Ce rêve où tout cela existe : fabriquer de la pression, de l’oppression. Pas grand-chose à dire sur tout ça, en fait. Parce qu’on n’y pense pas. Parce qu’on ne veut pas y penser. Mais si on s’y mettait vraiment, si on creusait dans ce « pas grand-chose », alors peut-être que ça deviendrait quelque chose. Une résistance. Une résistance à cette foutue injonction de toujours devoir dire quelque chose. Et ça marche dans les deux sens. Tu as tellement à dire. Qui te dit ça . Qui te fait croire que tu as tellement à dire. Et pourquoi. À quelle date précisément. Te souviens-tu. Quelle heure était-il. Qu’avais-tu mangé ce matin-là. Avais-tu bien dormi ou mal dormi. Était-ce un jour où tu étais amoureux. Cocu. Sous-payé. Pétant dans la soie ? C’est toujours comme ça que ça commence. Quand on est jeune. On pousse les meubles dans la chambre pour voir si ce n’est pas une prison. Ou si cette prison, aménagée autrement, pourrait devenir vivable. On monte à l’assaut des poncifs, en général ou en troufion. Dire ou ne pas dire. Où est la gloire là-dedans ? La vraie gloire. On oscille entre deux pôles : trop ou pas assez. On pourrait même prendre la pose : écrire qu’on n’a rien à dire, se taire parce qu’on aurait trop à dire. Et puis il y a les gros mots qui montent à la gorge, comme dans un vieux film japonais. Kobayashi peut-être, ou un autre de cette trempe-là. Un vieux bonhomme silencieux qui prépare le thé pour son seigneur nippon avec une servilité parfaite : prison polie comme un miroir. Il ne dit jamais rien, ce vieux bonhomme. Jusqu’à la fin. Et là : « Merde, tu n’es qu’un gros con de seigneur nippon. » Parce que c’est ça, non. Toute une vie exploitée dans des cadres rigides, où la seule issue était l’attention portée au frémissement de l’eau ; à la quantité exacte de thé versée dans une théière ; au silence drapé autour de soi pour ne heurter personne. Gros con de seigneur nippon ! Mais après ça, je ne sauterai pas du haut d’une falaise ni du Mont Fuji. Pas même d’un escabeau. Non, je rigolerai. Je rigolerai de toute cette farce absurde et grotesque. Parce que le rire, c’est l’interstice. C’est le trou par où passe l’air ; la fissure qui relie les bouts épars : le « je n’ai rien à dire » et le « je vais tout te dire ». Mais je dis ça comme ça. Évidemment je ne dis rien.|couper{180}

Essai sur la fatigue Théorie et critique littéraire