mai 2025
Carnets | mai 2025
31 mai 2025
Mai s'achève sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. L'équation ne tient pas. Ce qui frappe, c'est cette solitude technique. Personne à qui demander. Alors on cherche, on bricole, on plante, on recommence. Peut-être que l'argent n'explique pas tout. Peut-être que j'aime buter contre les choses, m'y cogner le crâne jusqu'à l'éclatement. Ça vaut pour tout : le bricolage du dimanche, l'administratif qui colle aux doigts comme une mélasse hostile, les recettes ratées, le développement qui résiste, les cartes routières qui mentent, les livres qui refusent l'ordre qu'on voudrait leur imposer. Et derrière cette résistance du monde, cette inertie des choses, plane toujours le fantasme du définitif. Le résultat final, immuable, parfait. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, instable, perpétuellement. Cette instabilité ne m'effraie plus vraiment. Je crois y avoir toujours baigné, comme dans un liquide amniotique qui n'aurait jamais voulu se rompre. Ni joie ni plainte. Juste cet état de fait. Mes rêves de grandeur ? Évaporés ou presque. Grand peintre, grand écrivain, grand photographe, grand quelque chose – tout ça s'est dilué. Pourtant, il suffit parfois de s'illusionner suffisamment pour le devenir, grand. Ça demande une naïveté d'enfant, du premier degré pur. Puis vient l'autre naïveté, celle du second degré, qui surgit après les années de lucidité supposée. C'est elle qui me pousse à écrire exactement ce que je viens d'écrire. May ends on a lopsided assessment. Too much code, not enough words. Even fewer colors on canvas. The equation doesn't hold. What strikes me is this technical solitude. No one to ask. So you search, you tinker, you crash, you start over. Maybe money doesn't explain everything. Maybe I like bumping against things, banging my skull against them until it cracks. This applies to everything : Sunday DIY projects, administrative tasks that stick to your fingers like hostile molasses, failed recipes, resistant development, lying road maps, books that refuse the order you'd like to impose on them. And behind this resistance of the world, this inertia of things, always looms the fantasy of the definitive. The final result, immutable, perfect. Except only death keeps its promises. Everything else floats, unstable, perpetually. This instability doesn't really frighten me anymore. I think I've always bathed in it, like in amniotic fluid that never wanted to break. Neither joy nor complaint. Just this state of fact. My dreams of greatness ? Evaporated or almost. Great painter, great writer, great photographer, great something – all of that has dissolved. Yet sometimes it's enough to delude yourself sufficiently to become it, great. It requires a child's naïveté, pure first degree. Then comes the other naïveté, that of the second degree, which emerges after years of supposed lucidity. It's the one that pushes me to write exactly what I just wrote.|couper{180}
Carnets | mai 2025
30 mai 2025
Installer une IA locale. Pourquoi pas. Elle trierait, classerait, rangerait mes dossiers dans un ordre plus logique que celui que j’ai jamais eu. Elle serait discrète, rapide, et sourde au reste du monde. Un petit employé modèle, dans mon HP Pavilion 23 qui fatigue. J’y ai cru. Un peu. J’ai fini par installer Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un modèle plus léger, plus bête aussi. Presque analphabète. PHY, peut-être. Il fallait Docker. Il fallait WebUI. Il fallait de la place. J’en manquais. J’ai forcé. Évidemment, ça n’a pas marché comme prévu. Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m’expliquer ce qu’ils faisaient là, trouver un fil, des liens, une cohérence. J’aurais dû me méfier. Chaque outil exigeait un autre outil, comme si tout s’appelait en cascade. Python, GPU, base vectorielle, boucles d’espoir. Je me complique la vie. C’est une habitude. Ou une manière d’organiser ma déception. Elle arrive toujours vite, elle connaît le chemin. Chez moi, elle n’a même pas besoin de frapper. Le pompon : le RAG local. Rien qu’un nom comme ça, déjà, ça sent le problème. Pour faire tourner un script, il fallait une cargaison de dépendances. J’ai tout installé. J’ai tout supprimé. Plus de place. Ce temps que j’y passe, je ne sais pas. C’est beaucoup. C’est sans doute de l’évitement. Mais éviter quoi ? Réussir quelque chose ? Finir ? Ce serait fâcheux. Finir, c’est enterrer. On appelle ça un aboutissement. On met une nappe blanche, un plat chaud, on dit quelques mots, et voilà. Je m’entraîne. C’est un exercice. Une répétition. Pour la suite. Pour ce qui ne se répète pas. La fatigue est là, le reste aussi. Et pourtant, ça continue. Avec moi. Sans moi. Installing a local AI. Why not. It would sort things out, put files in order, make sense of the mess. Quiet, efficient, blind to the world. A small clerk in my old HP Pavilion, wheezing. I believed it. A little. Mistral, 4.1 GB, via Ollama. Before that, a smaller model. Illiterate, almost. PHY, I think. Needed Docker. Needed WebUI. Needed space. I didn’t have it. I forced it. It failed, of course. The idea was simple. Reopen all Obsidian notes. Ask them to explain themselves. Find threads. Patterns. Meaning. Foolish. Every tool needed another tool. Python, GPU, vector base, the whole lot. Hope called hope, called hope again. I must enjoy this. Making it hard. Or just the rhythm : hope, then fall. Fall faster. I know the way. Disappointment does too. She lives here. RAG. Local. Just a script, they said. Before the script, dependencies. Before dependencies, more. Installed. Deleted. No more room. The time I spend. Absurd. I know. A diversion. From what ? Still no clue. From doing something ? From finishing ? That would be worse. Finishing means flowers. Means speeches. A plate of food. The end. So I train. I rehearse. For what won’t rehearse. Fatigue, yes. Disgust too. Still, it goes on. With me. Without me.|couper{180}
Carnets | mai 2025
29 mai 2025
Tais-toi, me dit-elle — non comme un reproche, mais comme si mon silence lui-même bavardait, et ce bavardage ne naissait pas du silence qui est nécessaire. Bien que, ce qui est nécessaire, peut-être, c'est que rien ne soit nécessaire du tout. Puis elle entra. Dans ses bras, des gerbes de fleurs. Des glaïeuls, peut-être. Cela aurait pu être trop — trop éclatant, trop cruel. Tais-toi encore. Écoute — comme il n'y a rien à dire. Et je la désirais en cet instant exactement comme elle était — simple, absolument simple. Si simple que toutes mes complexités superposées, toujours construites pour ne pas la voir, s'effondrèrent. Je la vis. Je m'étais assis sur le lit. Elle trouva un vase quelque part parmi le bric-à-brac et commença à arranger les fleurs. La tâche semblait exiger toute son attention — à tel point que je me demandai : était-elle venue ici par erreur ? Cette visite était-elle faite dans la distraction ? C'était un test, encore — comment dépasser cette possibilité. Qu'elle puisse être si distraite qu'il me faudrait mobiliser toutes les fibres de mon attention seulement pour la suivre, pour la retrouver à nouveau. La lumière s'infiltrait dans la pièce, lentement. Et avec elle, les contours des choses commencèrent à se dissoudre. Ce qui nous entourait ne portait plus de définition — ce n'était ni plaisant ni déplaisant. C'était. Un silence d'un autre ordre — au-delà de ce que j'appelais autrefois silence, qui, je le vois maintenant, n'était que du bruit. Maintenant les fleurs se dressaient dans le vase, le vase sur la table, et c'était tout ce que je pouvais voir dans la pièce. Elle, même elle, avait disparu. Par la fenêtre ouverte montaient et entraient les bruits de la rue. Ils semblaient les seules choses vivantes. Tout ce qui avait été, et tout ce qui viendrait, n'était que silence — un espace blanc entre deux mots. Facing the Simple Be silent, she said to me—not as a reprimand, but as if my silence itself were chattering, and that chatter not born of the silence that is needed. Although, what is needed, perhaps, is that nothing be needed at all. Then she entered. In her arms, sprays of flowers. Gladiolus, perhaps. It could have been too much—too bright, too cruel. Be silent still. Listen— to how there is nothing to say. And I desired her in that moment exactly as she was—simple, utterly simple. So simple that all my layered complexities, always built to unsee her, collapsed. I saw her. I had sat down on the bed. She found a vase somewhere among the bric-a-brac and began to arrange the flowers. The task seemed to demand her full attention—so much so that I wondered : had she come here by mistake ? Was this a visit made in distraction ? It was a test, again—how to surpass that possibility. That she might be so distracted I would need to summon all the fibres of my attention only to follow her, to meet her again. Light seeped into the room, slowly. And with it, the outlines of things began to dissolve. What surrounded us no longer bore definition—it was neither pleasant nor unpleasant. It was. A silence of another order—beyond what I once called silence, which, I now see, was only noise. Now the flowers stood in the vase, the vase upon the table, and that was all I could see in the room. She, even she, had vanished. From the open window the street sounds rose and entered. They seemed the only living things. Everything that had been, and all that would come, was only silence—a white space between two words.|couper{180}
Carnets | mai 2025
28 mai 2025
(Fragment issu d’un état de veille trouble, entre ressenti réel et hallucination littéraire. À classer où bon vous semble.) Je suis enclin à croire qu’il existe plus d’un lien de parenté entre l’acte d’écrire de la littérature et l’art de composer du code. Non seulement dans la rigueur de la logique ou l’échafaudage des structures — mais dans ce processus subtil et troublant par lequel nos propres créations deviennent étrangères, et indignes, sous notre propre regard. Un texte qui, deux semaines plus tôt, me semblait solide et accompli, me paraît aujourd’hui grossier, faible, malformé. Une page web jadis source d’une tranquille fierté ne suscite plus désormais que lassitude et répulsion. Et ce phénomène s’accélère. J’écris, j’efface. J’amende, je renonce. Je recommence. C’est devenu un cycle. Au début, j’ai attribué cela à la fatigue — une sorte d’érosion passagère de la psyché. Mais non. Ce n’est pas cela. C’est autre chose. Il y a en moi un mouvement. Une oscillation envahissante — non pas d’humeur, mais d’essence. Un flux silencieux qui me traverse, m’incite à aimer, puis à haïr. À créer, puis à douter. Quelque chose de plus vaste que le moi. Quelque chose d’inhumain. Un soir, je suis tombé sur un passage du Kybalion — ce volume étrange de philosophie hermétique que Lovecraft lui-même aurait sans doute rejeté comme charlatanesque, tout en le lisant avec une fascination perverse : « Le balancement du pendule se manifeste en toute chose. Tout va et vient. Tout a ses marées. » Et alors j’ai compris : Ce n’était ni une lubie, ni une idiosyncrasie de tempérament. C’était une loi. Un rythme ancien. Une pulsation impersonnelle — et moi, rien de plus que la membrane qu’elle traverse. J’ai pensé à Nyarlathotep. Non comme à un récit, mais comme à une réverbération. Une procession mentale. Un texte qui ne raisonne pas, mais résonne. Je crois que Lovecraft n’a pas écrit ce texte. Il l’a reçu. Et moi ? Je commence moi aussi à remettre en question la notion même d’auteur. Peut-être ne suis-je qu’un simple canal traversé par ce rythme. Je ne choisis pas. Je suis mu. Je suis saisi. Je suis courbé. Cette même nuit, j’ai ouvert un recueil de lettres — Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. Une anthologie de la correspondance de Lovecraft, rassemblée par S.T. Joshi. Le sommeil m’a vaincu avant que je ne referme le livre. Et j’ai rêvé — ou peut-être ai-je simplement imaginé, dans cette zone grise où la pensée se décompose en vision — d’une lettre. Une lettre rédigée à Providence, adressée à personne, et à moi. Je ne l’ai jamais retrouvée. Mais je la retranscris ici, de mémoire, la main tremblante. Lettre retrouvée en rêve Providence, Rhode Island – par une nuit où le vent parlait en langues Mon très estimé correspondant, Je vous suis reconnaissant pour votre lettre — à la fois troublante et étrangement familière. Ce que vous décrivez — cette oscillation croissante entre ferveur et répulsion, cette marée accélérée qui régit votre rapport à l’écriture — n’est pas un mal. C’est une loi. Je l’ai ressentie moi aussi, dans les marges de mes manuscrits, entre les phrases que je croyais définitives. Ce n’est pas de la fatigue. C’est l’œuvre d’une force cyclique, un pendule invisible, qui exige de nous des offrandes sous forme de mots — non pour être lus, mais pour être sacrifiés. J’en suis venu à soupçonner que ce que nous appelons « écrire » n’est qu’un acte de soumission rythmique. Nous ne sommes pas des créateurs. Nous sommes des passages. Des vases obéissants. Dans mes rêves les plus vulnérables, j’ai entrevu ce dieu sans nom — non un être, mais un tempo, une exigence muette résonnant dans les couloirs de l’âme. Je l’ai senti battre en moi une fois, et faute de nom, je l’ai appelé Nyarlathotep. Continuez votre œuvre. Non pour la gloire. Non pour la publication. Mais pour accompagner le retour. Pour survivre à chaque oscillation. Avec un salut spectral depuis Providence, H.P. Lovecraft Je ne sais toujours pas si cette lettre existe. Je ne l’ai jamais revue. Peut-être ne l’ai-je jamais lue. Mais quelque chose en moi pulse désormais autrement. Un rythme que j’ignorais autrefois, mais que je sens, à présent, avoir toujours été là. Et ainsi j’écris. Non pour comprendre. Non pour conclure. Mais simplement pour accompagner le retour. De quoi ? Je ne saurais le dire. Peut-être de ce qui vient nous chercher au moment même où nous osons créer. I am inclined to believe that there exists more than a single kinship between the act of writing literature and the craft of composing code. Not merely in the discipline of logic or the scaffolding of structure—but in that subtle and disquieting process whereby one’s own creations turn foreign and unworthy beneath one’s gaze. A text that, but two weeks past, appeared sound and whole, now seems crude, feeble, and malformed. A webpage once a source of quiet pride now provokes only fatigue and revulsion. And this phenomenon is quickening. I write, I erase. I amend, I renounce. I begin again. It has become a cycle. At first, I attributed it to fatigue—perhaps some transient erosion of the psyche. But no. It is not that. It is something else. There is within me a movement. A pervasive oscillation—not of mood, but of essence. A silent flux that courses through me, bidding me to love, then to loathe. To create, then to doubt. Something vaster than the self. Something not of man. One evening, I came upon a passage in The Kybalion—that peculiar volume of Hermetic philosophy which Lovecraft himself might have dismissed as charlatanic, while nonetheless reading with perverse fascination : "The swing of the pendulum manifests in everything. Everything flows out and in. Everything has its tides." And thus it dawned upon me : This was no whim. No idiosyncrasy of temperament. It was a law. An ancient rhythm. An impersonal pulsation—and I, no more than the membrane it disturbs. I thought of Nyarlathotep. Not as story, but as reverberation. A mental procession. A text that does not argue, but resonates. Lovecraft, I believe, did not write that piece. He received it. And I ? I, too, begin to question the notion of authorship. Perhaps I am merely a vessel through which the rhythm courses. I do not choose. I am moved. I am seized. I am bent. That same night, I opened a collection of letters—Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. An assembly of Lovecraft’s correspondence, compiled by S.T. Joshi. Sleep overcame me before I had closed the book. And I dreamed—or perhaps I merely imagined in that grey region where thought decays into vision—of a letter. A letter penned in Providence, addressed to no one, and to me. I have never found it again. But I transcribe it here, from memory, with trembling hand. A letter recovered from dream Providence, Rhode Island — on a night when the wind spoke in tongues My most esteemed correspondent, I am grateful for your letter—both disturbing and curiously familiar. What you describe—the mounting oscillation between fervor and repulsion, the quickening tide that governs your relation to the written word—is no ailment. It is a law. I have felt it, too, in the margins of my manuscripts, between sentences I once deemed final. It is no mere fatigue. It is the working of a cyclical force, an unseen pendulum, demanding of us offerings in the form of words—not to be read, but to be sacrificed. I have come to suspect that what we call « writing » is but an act of rhythmic submission. We are not creators. We are passageways. Obedient vessels. In my most unguarded dreams I have glimpsed this nameless god—not a being, but a tempo, a mute demand echoing through the corridors of the soul. I felt it beat through me once, and lacking a name, I called it Nyarlathotep. Continue your work. Not for glory. Not for publication. But to accompany the return. To survive each oscillation. With a spectral salute from Providence, H.P. Lovecraft I still do not know if this letter exists. I have never seen it since. Perhaps I never read it at all. But something within me now pulses differently. A rhythm I once ignored, but which, I now sense, has always been there. And so I write. Not to understand. Not to conclude. Merely to accompany the return. Of what ? I cannot say. Perhaps of that which comes for us the moment we dare to create.|couper{180}
Carnets | mai 2025
27 mai 2025/Everything’s Already Replaced
Le présent impose une pression constante. Je le sens. On ne voit plus les lointains. Tout se plaque, tout se confond. Le plan moyen, déjà, file vers l’arrière. Comme s’il refusait de s’installer. Comment garder la profondeur ? Comment ne pas devenir ce corps collé à la vitre, cette conscience sans arrière-plan ? Ces derniers temps, j’ai l’impression étrange que le présent s’accélère. Comme une spirale qui s’auto-alimente. On appelle ça « maintenant », mais ça n’a plus rien de stable. On ne sait même plus ce qui vient d’arriver. Tout est déjà remplacé. C'était étrange. ça ressemblait à première vue à un rêve, un rêve gris, ceux dont j'ai l'habitude. Je pourrais même serrer la main à tous les personnages de ces rêves ternes, comme si j'étais de retour chez moi. La luminosité des lieux surtout provoque cette familiarité. Ce n'est pas qu'elle soit triste, elle ne crée pas d'ombre, aucun contraste, les tons sont savamment proches pour se défier de tout contraste. Parfois quand je reviens ici je me dis ça doit être mon pays. Sauf que cette nuit j'ai erraflé un mur et j'ai vu la couche de cendres et de saleté s'effacer dans un sillon, il y avait au fond de la blessure une autre luminosité, quelque chose de rouge or si ma mémoire est bonne. Une couleur que même durant mon existence diurne je n'avais jamais vu si intense. J'ai su tout de suite que j'avais sans le vouloir enfreint quelque chose. Alors j'ai frotté autour de la fissure pour la combler. Pour qu'on ne sache pas. Mais la tête des ombres que je rencontre désormais,leurs têtes aux yeux vides me regardent. Je ne peux savoir si leur regard l'est véritablement, accusateur. Leurs orbites sont vides de regard. Et pourtant toutes ces têtes sont dirigées vers moi. A cet instant je me dis que je pourrais me réveiller, revenir dans la chambre, dans le lit, mais quelque chose me dit que ce sera la même chose. S commence à ne plus avoir de regard autre que ces deux trous sombres. Quand elle me parle j'ai la sensation d'entendre un programme répéter toujours les mêmes injonctions. Le chat lui même ne parait plus si normal si mignon. On dirait un estomac sur pattes qui ne pense qu'à bouffer. Je conserve cependant la possibilité de me réveiller d'un rêve à l'autre. Ce que j'emploie assez maladroitement. Il me faudrait dans cette affaire voir surgir un de ces objets insolites, un allié qui change la donne. Qui crée de la nouveauté. Qui rompt ce phénomène affreux de répétition. Encore qu'affreux m'échappe par réflexe, ennuyeux est plus adapté. La porte, l'issue, le mensonge qui dit un peu plus la vérité que les pseudo vérités. Ils n'ont pas l'air d'en faire grand cas. Parfois j'ouvrirais la fenêtre de la rue et je crierais bien « Oyez Oyez ne sentez-vous donc pas que quelque chose vous suce la moelle ». J'aurais l'air d'un fou évidemment. Ces gens là croient au pape. Il fallait voir le monde sur la place Saint Pierre. Le grand suceur de sève avec sa mitre et son bâton se pointe sur le balcon et boum faut voir l'hystérie. Pareil sur les scènes de spectacle. Il faut juste un catalyseur. Une star. Comme il faut une flèche aux cathédrales. Ensuite on te secoue tout ça d'effusions, de vibrations énergétiques, le casse-croûte des vampires est prèt. Et tous collaborent depuis la nuit des temps. The present applies constant pressure. I feel it. No more distance. Everything flattens. Collapses. The middle ground flees, won’t settle. No depth left. Just a body stuck to the glass. A mind with no backdrop. Lately, the present speeds up strangely. Feeds itself. We call it “now,” but there’s nothing stable in it. You can’t even tell what just happened. Already overwritten. It felt strange. Like a dream, at first glance. A grey one. The usual kind. I could shake hands with every character there, like I was home. It’s the light, mainly. Not sad, no shadows, no contrast. All shades close, polite, neutral. Sometimes, when I return, I think : maybe this is my country. But last night, I scraped a wall. The grime, the ash flaked off in a clean stroke. And there, beneath the wound, another kind of light. Red-gold, I think. A color I’d never seen, not even awake. I knew I’d broken something. By mistake. I rubbed around the crack, tried to erase it. Hide it. But now the shadows stare. Thin faces. Empty eyes. I can’t tell if they judge me. They have no gaze. Just holes. And yet they all face me. I tell myself I could wake up. Back to the bed, the room. But something says it’ll be the same. S begins to lose her eyes too. Just two dark pits. When she speaks, it’s a loop. A program repeating itself. Even the cat isn’t cute anymore. Just a stomach on legs. Wants to feed. Nothing else. Still, I can jump between dreams. I do it badly, but I do. What I need is an odd object. A breach. A helper. Something new. Something to break this loop. Though “awful” feels wrong. “Tedious” fits better. The exit. The lie that tells more truth than the truths. They don’t seem to care. Sometimes I want to open the window and shout, “Hear ye, hear ye, don’t you feel something chewing at your marrow ?” I’d look mad, of course. These people still believe in popes. You should’ve seen the square at St. Peter’s. The big sap-sucker with his hat and staff pops out on the balcony and boom — hysteria. Same at concerts. All it takes is a catalyst. A star. Like a spire on a cathedral. Then it’s all flowing. Energies. Transports. The vampire buffet’s ready. And they all help. They’ve always helped. Since the beginning.|couper{180}
Carnets | mai 2025
Things don’t go away
At first, the idea was simple. Write, publish, repeat. One text a day, nothing ambitious, just some regularity. It was more of a reflex than a plan. I used the date as a title because it was the fastest way. And maybe also to avoid having to name what I was writing. I didn’t think it would end up boxing me in. I thought the texts would vanish. That they would fill the day’s page and then disappear. But they didn’t. They pile up. They come back. They look at me. Some fade quietly, others demand attention. I don’t know exactly why I go back to them. Maybe because the site doesn’t forget them. Maybe because I’m slower than I thought. What’s certain is that I started revisiting them. Not all of them, but quite a few. Some change very little. Others are thoroughly reworked. But all pass through a moment of doubt. I read them again with a mix of unease and curiosity. It’s like hearing your own voice in an old recording. There are surprises. I eventually realized that the site, as I had built it, wasn’t a journal. Not a blog, not a book. More like a warehouse. A hangar with shelves. Or a disused train station. You can walk around freely, but some wagons haven’t moved in months. And yet, sometimes, there’s a slight vibration. A text stirs again. It would be simpler if the titles weren’t dates. Then you could repost them without thinking. But no. The title itself reminds you that the text is from somewhere else. That it already happened. And even if I change it, rephrase it, tighten it up, it still carries its original mark. Like a manufacture date on packaging. You can try to rub it off, but it stays visible. I also wondered if I was plagiarizing myself. It’s a strange idea, stealing from your own work. But that’s what happens when you import 1500 texts from an old site and want to rework them without starting over. It’s not cheating, not exactly. More like a form of stubbornness. Or organized laziness. There’s also the question of social media. Should I add a “Share on Mastodon” button ? Manually copy each link ? Write a small summary for X, Seenthis, elsewhere ? The thought crosses my mind regularly. Then I let it go. Social media is too fast. My site is slow. It’s almost a principle. Just today, I nearly inserted an automatic link at the end of the article. It would have let anyone share the text in one click. I tested it. The link appeared, but the image didn’t load. Neither did the text. It discouraged me. I removed it immediately. All of this brought me back to something more tangible : this morning, we took the headboard and footboard of the old bed down into the courtyard. Two bulky wooden pieces that had been left in the guest room since we bought the new bed, months ago. L. and A. came for the weekend. I used the occasion to ask for help. At first, the plan was to saw them up. Furniture turned useless, that we hadn’t dared throw out. Then, while moving them, I started thinking of something else. Shelves, maybe. I’m a poor handyman, but very slow to discard. I have a complicated relationship with things. Like with texts. I need to look at them again before letting them go. Even if they’re obsolete. Even if they no longer serve. Maybe I grant them a kind of presence. Or maybe just an inertia that resembles mine. Lire en français|couper{180}
Carnets | mai 2025
26 mai 2025
Au départ, l’idée était simple. Écrire, publier, recommencer. Un texte par jour, sans ambition particulière, avec une certaine régularité. Ça tenait plus du réflexe que du projet. Je mettais une date en titre, parce que c’était le plus rapide. Et aussi, peut-être, pour ne pas avoir à nommer ce que j’écrivais. Je ne pensais pas que ça finirait par me coincer. Je croyais que les textes passeraient. Qu’ils rempliraient la page du jour, puis s’en iraient. Mais non. Ils s’accumulent. Ils reviennent. Ils me regardent. Certains s’effacent sans bruit, d’autres réclament qu’on s’en occupe. Je ne sais pas exactement pourquoi je reviens vers eux. Peut-être parce que le site ne les oublie pas. Peut-être parce que je suis plus lent que prévu. Ce qui est sûr, c’est que je me suis mis à les reprendre. Pas tous, mais une bonne part. Certains changent peu. D’autres sont retravaillés plus franchement. Mais tous passent par un moment de doute. Je les relis avec un mélange de gêne et de curiosité. C’est comme écouter sa propre voix sur un enregistrement trop ancien. Il y a des surprises. J’ai fini par comprendre que le site, tel que je l’avais conçu, n’était pas un journal. Ni un blog, ni un livre. Plutôt un entrepôt. Un hangar avec des étagères. Ou une gare désaffectée. On y circule librement, mais certains wagons ont l’air de n’avoir pas bougé depuis des mois. Et pourtant, parfois, une vibration se fait sentir. Un texte se remet en route. Ce serait plus simple si les titres n’étaient pas des dates. On pourrait les republier sans y penser. Mais là, non. Le titre lui-même vous rappelle que ce texte vient d’ailleurs. Qu’il a déjà été. Et même si je le modifie, le rephrase, le resserre, il continue de porter cette empreinte d’origine. Comme une date de fabrication sur un emballage. On peut essayer de la gratter, mais elle reste lisible. Je me suis aussi demandé si je risquais de me plagier. C’est une idée étrange, de se voler soi-même. Mais c’est ce qui arrive quand on importe 1500 textes depuis un ancien site, et qu’on veut les retravailler sans tout recommencer. Ce n’est pas de la triche, pas vraiment. Plutôt une forme d’obstination. Ou de paresse organisée. Il y a aussi la question des réseaux sociaux. Faut-il publier un bouton « Partager sur Mastodon » ? Copier manuellement chaque lien ? Écrire un petit résumé pour X, Seenthis, ailleurs ? L’idée me traverse régulièrement. Puis je la laisse passer. Les réseaux sont trop rapides. Mon site est lent. C’est presque un principe. Aujourd’hui encore, j’ai failli insérer un lien automatique à la fin de l’article. Il aurait permis à quiconque de partager le texte en un clic. J’ai testé. Le lien s’affiche bien, mais l’image ne se charge pas. Le texte non plus. Ça m’a découragé. Je l’ai retiré aussitôt. Tout ça m’a ramené à une scène très concrète : ce matin, nous avons sorti la tête et le pied du lit conjugal. Deux pièces en bois massif que j’avais laissées dans la chambre d’amis depuis l’arrivée du nouveau lit, il y a plusieurs mois. L. et A. sont venus passer le week-end. J’en ai profité pour leur demander un coup de main. L’idée, au départ, c’était de les scier sur place. Des meubles devenus inutiles, qu’on n’avait pas le courage de jeter. Puis, en les déplaçant, j’ai commencé à réfléchir à autre chose. Des planches. Des étagères. Un usage secondaire. Je suis mauvais bricoleur, mais très lent à jeter. J’ai ce rapport un peu ambigu aux choses. Comme avec les textes. J’ai besoin de les revoir avant de m’en séparer. Même s’ils ne servent plus. Même s’ils sont devenus caducs. Peut-être que je leur reconnais une forme de présence. Ou simplement une inertie qui me ressemble. Read in English|couper{180}
Carnets | mai 2025
A Thing Moving Slowly
A metronome regularity. The only one. The rest — no. Quite irregular. Erratic, maybe. As if it were extracted, that regularity, like metal from a hill. Not gold. Let’s not get carried away. Something duller. Tin, at best. That regularity, thank God, clips his wings. Or tries to. If you want it medical : the only thing in him that isn’t soft. That doesn’t give way. He writes. Every day. From four to eight. Writes. What ? God knows. He won’t say. Shows nothing. Better that way, perhaps. If he’d been a genius, someone would’ve noticed by now. Slept badly. Woke up early. Right away, the word mesh pressed in. Then to mesh. Then mallet. Three words. No sense. Stuck from the dream maybe. Drank lukewarm coffee. Watched the table catch the morning light. Thought of articles. Linking them. How ? Take disappearance. Only one match. Not a hundred and eighty. And what for ? What sense in linking a hundred and eighty texts to that ? None. It wouldn’t read. It would collapse. Best reduce. Boil down. Just a few. A handful around disappearance. The rest — let it vanish. Ran a query for body. Three hundred forty-seven. Could make a file, yes. Markdown. ID. Title. A sentence. But who cares. Cold work. Not fun. Not even useful. Just... worth thinking about. Then mallet again. Back again. Wouldn’t leave. As if hitting mesh. A blow. Word on word. The more the absurd closes in, the more he digs in. Is it out there, though ? That absurd ? One wonders. Might just be a show. A match. Boxing or wrestling. Makes no difference. Outside like inside. Just as absurd. Sometimes it brushes him. The solution. A flicker. Tear down the wall. Between in and out. Fall into immanence. But how do you breathe there. In immanence. Air’s got to go in. Carbon out. The living are subject to it. Contingency. Even that’s absurd. What hides in disappearance ? A last desire ? A whisper of hope ? Return, perhaps. Resurrection. Catholic, that. A remnant. Formatting that never took. He’s thought of reformatting his brain. More than once, these past days. Better : no brain at all. Just sensation. The body alive. Everything erased to make room for the little self. That petty I. Always talking. Yapping. The body wouldn’t say I. It would say the body. Third person. A third again. Always a third. One, two, three. Always three. Until no more sound. Nothing comes out the mouth. It’s already far along. He hardly speaks now. The body’s terse. The gesture — minimal. Yesterday. The short walk to the bakery. The body and the pavement, one. Step after step. That was it. Up there, the martins screamed. Sliced what was left of thought. It was okay. Not good. Not bad. It was. The body, if it can be said, became aware. Of itself. Too late. No celebration. No need. No musicians called. No speeches made. The wind flicked the glasses cord. A whisper. Sounded like tinnitus, at first. Then you knew. Outside. Then the body became a thing. A slow mountain. Moving. What was felt came from far. From stillness. From crystal. From flint. En Français|couper{180}
Carnets | mai 2025
25 mai 2025
Une régularité de métronome. La seule, d’ailleurs. Pour le reste, non. Rien n’est régulier. Erratique serait plus juste. Une régularité extirpée comme un métal quelconque d’une montagne quelconque. Pas de l’or, non. Quelque chose de terne. Presque inutile. Et c’est cette régularité, paradoxalement, qui ralentit un peu la machine. Une résistance douce. Si l’on veut une version clinique : le seul élément chez lui qui ne soit pas mou. Il écrit. Tous les jours. De quatre à huit. Ce qu’il écrit, personne ne le sait. Il ne montre rien. Ne dit rien. Peut-être vaut-il mieux. On l’aurait remarqué depuis, s’il y avait eu quelque chose. Ce matin, réveillé trop tôt. Mal dormi. Le mot maillage est arrivé immédiatement. Puis mailler, maillet. Trois mots, sans attaches, presque grotesques dans la lumière encore froide. Il a bu son café, tiède, regardé la table. Pensé aux articles. Disparition, par exemple. Un seul lien possible. Pas cent quatre-vingt. Pourquoi vouloir autant de connexions ? À quoi bon ? Ce serait illisible. Une impasse. Il faudrait réduire. Aller à l’essence. Quelques textes seulement. Une poignée. Le reste peut disparaître. Corps : trois cent quarante-sept résultats. Il pourrait faire un fichier, une liste, avec les phrases, les titres. Il ne le fera pas. Ce serait froid. Ce serait absurde. Et puis le mot maillet est revenu. Il tapait, à l’intérieur. Comme s’il cognait sur maille. Comme s’il essayait de sortir. Ou d’entrer. Plus l’absurdité le cerne, plus il s’acharne. Est-elle vraiment extérieure, cette absurdité ? Peut-être pas. Peut-être qu’on assiste juste à un match. De boxe. Ou de catch. On ne sait plus. L’un comme l’autre semble aussi absurde que l’intérieur. Et parfois, il frôle quelque chose. La solution. Une sensation. Abattre le mur. Entre l’intérieur et l’extérieur. Plonger dans l’immanence. Mais comment on respire, dans l’immanence ? Il faut que l’air entre, que le gaz sorte. Le vivant, même ça, est contraint. Contingent. Trop contingent, au point que ça aussi devient absurde. Dans l’idée de disparition, qu’est-ce qui résiste encore ? Un désir ? Un espoir ? Une réapparition déguisée ? Une résurrection, peut-être. Très catholique, tout ça. Un vieux formatage mal effacé. Il faudrait pouvoir formater la cervelle. Plusieurs fois qu’il y pense. Mieux : ne plus en avoir du tout. Ne garder que ça : la sensation du corps vivant. Ce qu’on a supprimé pour faire de la place. Pour installer ce programme minuscule. Ce petit je qui soliloque. Ce ridicule petit je. Le corps ne dit pas je. Il dirait le corps, s’il devait se parler. Il parlerait à la troisième personne. Il introduirait un tiers. Encore un. Toujours ce tiers, cet obstacle. Une étape à franchir. Trois fois, peut-être. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de son, plus rien qui sorte de cette bouche. C’est en bonne voie. Il ne parle presque plus. Le corps est laconique. Le geste, minimal. Hier encore, lors de cette marche courte – pour aller chercher du pain – le corps et le trottoir ne faisaient plus qu’un. Un pas. Puis un autre. Puis un autre encore. Pas plus. En haut, les martinets criaient. Leur stridence fendait ce qu’il restait de pensée, de matière grise. C’était supportable. Ce n’était pas bien. Ce n’était pas mal. C’était. Le corps, s’il peut se dire, avait pris conscience de lui-même. Mais trop tard. Les retrouvailles n’avaient plus d’objet. Il n’y aurait pas de fête. Aucun musicien ne serait convoqué. Pas de discours. Le vent soufflait doucement dans le cordon noir des lunettes. Ce frottement léger pouvait passer pour un acouphène. Ça commençait comme ça. Puis on reconnaissait. On savait que c’était dehors. Et, peu à peu, le corps devenait une masse. Une montagne. En mouvement. Très lent. Dense. Ce qui était senti venait de loin. De l’immobilité des cristaux. Des silex. Quelque chose d’avant. english|couper{180}
Carnets | mai 2025
The Moment Before the Light
A notebook entry should unfold like a recipe. One should proceed methodically. Lay out the ingredients on the counter, slice the vegetables into julienne or brunoise, measure the spices, place the garlic, the salt, the herbs in small white bowls. Or do the opposite : open the fridge without any clear idea, grab a pepper, improvise with almost nothing. I do one or the other, without preference. Alternating is enough. This isn’t about telling anything. Even less about transmitting. It might not even be about writing. It's simply about noting down a day’s disposition. A fleeting inclination. A mood. The space between two actions. A text to capture what escapes. What happens when one thought nothing was happening. I'm in the kitchen. It’s early. The light is white, slightly slanted. It bounces off the stainless-steel sink. The tap drips at regular intervals. There’s no sound except the fridge humming on and off. I had a coffee. I can’t recall whether I added fresh grounds or just poured water over yesterday’s. The taste was there, but faint, distant. As if I had drunk the memory of a coffee. There are things we forget on purpose. And others that return on their own. This morning, it was the thought of a weak coffee. A detail of no importance. But I return to it, perhaps because there was nothing else to think about. This notebook won’t tell a story. It will remain on the edge. It will speak of the days when nothing happens. Of what we see without noticing. Of what we feel when we feel nothing. The background noise of hours. The light on the table. The slowness of a gesture. A fragment of morning. I expect nothing from this text. I let it come. I watch it appear, the way one watches a drop of water spreading on a tablecloth. Earlier I spoke of recipes. Of these notebooks we fill the way we cook : sometimes methodically, sometimes in haste, by instinct. It’s while thinking of that—of entering writing without really knowing why—that Toussaint’s book on Monet came to mind. Because in truth, what Monet does, there, in the studio, is this : a notebook. A page he returns to endlessly. An attempt to fix the impossible, to catch the light before it slips away. And I, here, with my notebooks, I’m doing exactly the same. I enter a room, I write a line, not knowing yet what I’m looking for. Perhaps just a bit of quiet. Perhaps a sentence that holds, like a brush loaded with blue. That text on Monet reminds me that incompletion is a form. That returning is a method. That repeated gestures, hesitations, re-beginnings are part of the work. And that even if no one sees it, even if it’s too slow, too quiet, it’s worth continuing. A notebook isn’t there to say what we know. It’s to stay in the blur, in the tremor. Like Monet in his studio. Like me this morning, searching for the light on the table. There is a moment, says Jean-Philippe Toussaint, that one would like to seize. Not a scene, not an event. Just an instant. The moment when Claude Monet pushes open the studio door. That moment changes nothing. Monet enters, that’s all. But that moment contains everything : the light, the painting, the solitude, the war outside, the silence within. A man is about to paint. He’s done it his whole life. And yet, today, it’s different. Because he’s getting older. Because he doubts. Because he knows he may never finish this painting. I read that book the way one enters a familiar room. There’s nothing to learn, only to be there. Time is suspended. Every word weighs. Nothing happens, and yet the tension is extreme : the tension of going on, despite everything. Toussaint doesn’t talk about Monet. He watches him. He follows him into the studio, morning after morning. He notes the way he adjusts his brushes, cleans his glasses, approaches his canvases without ever believing they are done. It’s not about describing the painting. It’s about rendering the experience of looking, the inner mechanics of the gesture. Monet doesn’t paint the Nymphéas. He dissolves into them. The book itself is a studio. Toussaint works there with a fine brush, with transparency. He returns, he rewrites. He writes the way one deepens a shadow or erases a too-bright light. Art is that tension toward the unfinishable. What we try, always, knowing it won’t be enough. I read that book, and I hear the war, faintly, outside. Like a low hum. I see the man, alone, old, slow. I see his hand searching for the exact color. There is no story. Just presence. Fragile. Stubborn. I think of our own studios. Our own gestures. Those instants when we pause at the threshold of something. When we know the light won’t return quite the same. And yet, we step in. Illustration : Atelier Nuit, 2018 Lire cet article en français → 24 mai 2025|couper{180}
Carnets | mai 2025
24 mai 2025
Un texte de carnet devrait pouvoir s’élaborer comme une recette. Il faudrait s’y prendre avec méthode. Poser d’abord les éléments sur le plan de travail, couper les légumes en julienne ou en brunoise, mesurer les épices, disposer l’ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir différemment : s’approcher du réfrigérateur sans idée précise, attraper un poivron, improviser à partir de presque rien. Il m’arrive de faire l’un ou l’autre, sans préférence. L’alternance me suffit. Il ne s’agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s’agit même pas d’écrire, peut-être. Il s’agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passagère. Une humeur. L’espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui échappe. Ce qui se produit alors qu’on croyait ne rien faire. Je suis dans la cuisine. Il est tôt. La lumière est blanche, légèrement oblique. Elle rebondit contre l’évier inox. Le robinet goutte à intervalles réguliers. Il n’y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se déclenche par à-coups. J’ai pris un café. Je ne sais plus si j’avais mis du café moulu dans la cafetière, ou si j’ai simplement relancé de l’eau sur le marc d’hier. Le goût était là, mais diffus, lointain. Comme si j’avais bu le souvenir d’un café. Il y a des choses qu’on oublie volontairement. Et d’autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c’était la pensée d’un café trop clair. Un détail sans importance. Mais j’y reviens, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à quoi penser. Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra à l’écart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu’on voit sans y penser. Ce qu’on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumière sur la table. La lenteur d’un geste. Un fragment de matin. Je n’attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde apparaître, comme on observe une goutte d’eau former un halo sur une nappe. Je parlais plus tôt de recettes de cuisine. De ces carnets qu’on remplit comme on prépare un plat : parfois méthodiquement, parfois à la hâte, à l’instinct. C’est en pensant à cela, à cette façon d’entrer dans l’écriture sans trop savoir pourquoi, que m’est revenu ce livre de Toussaint sur Monet. Parce qu’en réalité, ce que fait Monet, là, dans l’atelier, c’est cela : un carnet. Une page qu’il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l’impossible, de retenir la lumière avant qu’elle ne glisse. Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la même chose. J’entre dans une pièce, j’écris une ligne, je ne sais pas encore ce que j’y cherche. Peut-être seulement un peu de silence. Peut-être une phrase qui tienne, comme une brosse chargée de bleu. Ce texte sur Monet me rappelle que l’inachèvement est une forme. Que le retour est une méthode. Que les gestes répétés, les hésitations, les recommencements font partie de l’œuvre. Et que même si personne ne voit, même si c’est trop lent, trop discret, il faut continuer. Un carnet, ce n’est pas pour dire ce qu’on sait. C’est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumière sur la table. Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l’on voudrait saisir. Pas une scène, pas un événement. Un instant. Le moment où Claude Monet pousse la porte de son atelier. Ce moment ne change rien. Monet entre, voilà tout. Mais ce moment contient tout : la lumière, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’il vieillit. Parce qu’il doute. Parce qu’il sait que cette peinture-là, il ne la finira peut-être jamais. Je lis ce livre comme on entre dans une pièce familière. Il n’y a rien à y apprendre, seulement à y être. L’espace est suspendu. Chaque mot pèse. Il ne se passe rien, et pourtant c’est une tension extrême : celle de continuer malgré tout. Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l’atelier, matin après matin. Il note la manière dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s’approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s'agit pas de raconter la peinture, il s'agit de rendre l’expérience du regard, la mécanique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymphéas, il s’y dissout. Le livre lui-même est un atelier. Toussaint y travaille à la brosse fine, à la transparence. Il revient, il recommence. Il écrit comme on rehausse une ombre ou qu’on efface une lumière trop vive. L’art est cette tension vers l’inachevable. Ce qu’on tente, toujours, en sachant que ça ne suffira pas. Je lis ce livre, et j’entends la guerre, à peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l’homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n’y a pas d’histoire. Juste une présence. Fragile. Obstinée. Je pense à nos propres ateliers. À nos propres gestes. À ces instants où l’on s’arrête à la porte de quelque chose. Où l’on sait que la lumière ne reviendra pas tout à fait comme avant. Et pourtant, on entre. Illustration : Atelier Nuit (Studio at Night), 2018 Read this article in English → The Moment Before the Light|couper{180}
Carnets | mai 2025
23 mai 2023
Disparaître est d’une facilité déconcertante – pensée d’hier, revenue ce matin, intacte. Disparaître : volontairement ou pas. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s’efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentamée. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre. Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Après la première, après qu’on a compris – non, éprouvé – que les choses s’en vont, qu’elles échappent, la stupeur s’installe. Elle adhère au mot, à l’acte, à la perte. Toute stupeur efface un monde. Le sachant, nous vivons désormais dans un monde de stupeur – plus durable que les autres. Nous finissons par lui préférer le monde, par choisir ce gel plutôt que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l’illusion que tu n’es pas seul ? Mais tu l’es. Tu es seul, stupéfié. Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne – c’est tout – et la catastrophe, qu’elle voit de trop près, la fige. Se retourner est l’acte qui fait basculer. Un monde que l’on croyait stable se dérobe dès qu’on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n’est plus là. Le risque, c’est que le monde ait changé, et que soi aussi. Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu’on a compris, sans l’avoir su : qu’il n’y a pas d’en avant. L’en avant n’est que l’en arrière déplacé. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gelée du temps révèle sa fiction. Il n’existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l’on sait. De là, de ce fond d’immobilité, d’éternité nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s’efface. Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste là. Il se souvient de gestes qu’il ne fera plus. Il est mémoire de ce qu’il ne fait plus. On est comme placé sous verre, en vitrine, sous une lumière trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n’es déjà plus là. nouvelle version ( 24/05/2025) Disparaître, tu vois, c’est terriblement simple — une idée venue des grands fonds d’hier, revenue intacte, dans la lumière blafarde du matin, sans ride, sans écaille, sans perte. Disparaître : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu’on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se délite, tout se désagrège. Et même si on le sait, même si c’est intégré — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d’apocalypse. Et peut-être que ce choc, justement, c’est la forme pure de la disparition. Ce n’est pas une prise de conscience. C’est une secousse, dans la moelle, dans l’instant — quelque chose bascule, ça chute, ça glisse, et t’es là, sans prise, sans corde. Le choc s’incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu’il laisse. Chaque perte remue un pan du réel. On croyait savoir, et voilà. Alors on vit là-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan où plus rien n’est stable. Et on s’y accroche. On finit par le préférer à ce qu’il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c’est trop. Le gel, au moins, c’est sûr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T’es seul. Seul à geler, seul à fixer le vide. Figé, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c’est tout — et ce qu’elle voit, ce qu’elle ose voir, ça la transforme. Elle devient ce qu’elle voit. Le regard, c’est la bascule. Le monde se tord dès que tu regardes autrement. T’entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c’est pas l’absence. C’est que tout a changé. Et toi avec. autre version Disparaître ? C’est facile. Effrayant, comme c’est facile. J’y ai pensé hier. C’est revenu ce matin. Exactement pareil. On peut disparaître exprès. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore — leur souvenir s’efface. Tout s’en va. On le sait. Mais ça nous prend quand même de court. À chaque fois, comme si c’était la première. C’est peut-être ça, disparaître. Le choc. Pas dans la tête — dans le ventre. Et ça reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu’on laisse derrière soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle. On vit avec ça. Ce sentiment. Il devient plus réel que tout le reste. On finit par s’y accrocher. Le silence plutôt que le mouvement. Tu dis « on », comme si t’étais pas seul. Mais tu l’es. Tu es seul. Coincé avec ça. Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C’est tout. Et ce qu’elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes — et c’est parti. Tout est différent. Le monde. Toi. Alors tu t’arrêtes. Tu détournes les yeux. Parce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi — qu’il n’y a pas de « avant ». Le « avant », c’est juste le « derrière » avec un autre visage. Dans ce silence-là, même le temps s’arrête. Et tu le vois pour ce qu’il est — juste une idée. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu’à ce qu’on n’y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais. compression Chaque convulsion de perte détache un fragment de l’univers connu. Disparaître n’efface pas seulement ce qui était là. Cela désarticule le visible… Le choc n’est pas passager : il devient le sol. Nous vivons désormais dans cette stupeur figée, préférée à l’écoulement Et quand on se retourne, c’est déjà trop tard : tout a changé. Le temps cesse. Il était fiction. La stupeur révèle. Et tu sais|couper{180}