Disparaître est d’une facilité déconcertante – pensée d’hier, revenue ce matin, intacte. Disparaître : volontairement ou pas. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s’efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentamée. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre.

Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Après la première, après qu’on a compris – non, éprouvé – que les choses s’en vont, qu’elles échappent, la stupeur s’installe. Elle adhère au mot, à l’acte, à la perte. Toute stupeur efface un monde.

Le sachant, nous vivons désormais dans un monde de stupeur – plus durable que les autres. Nous finissons par lui préférer le monde, par choisir ce gel plutôt que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l’illusion que tu n’es pas seul ? Mais tu l’es. Tu es seul, stupéfié.

Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne – c’est tout – et la catastrophe, qu’elle voit de trop près, la fige. Se retourner est l’acte qui fait basculer. Un monde que l’on croyait stable se dérobe dès qu’on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n’est plus là. Le risque, c’est que le monde ait changé, et que soi aussi.

Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu’on a compris, sans l’avoir su : qu’il n’y a pas d’en avant. L’en avant n’est que l’en arrière déplacé. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gelée du temps révèle sa fiction. Il n’existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l’on sait.

De là, de ce fond d’immobilité, d’éternité nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s’efface.

Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste là. Il se souvient de gestes qu’il ne fera plus. Il est mémoire de ce qu’il ne fait plus.

On est comme placé sous verre, en vitrine, sous une lumière trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n’es déjà plus là.


nouvelle version ( 24/05/2025)

Disparaître, tu vois, c’est terriblement simple — une idée venue des grands fonds d’hier, revenue intacte, dans la lumière blafarde du matin, sans ride, sans écaille, sans perte.

Disparaître : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu’on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se délite, tout se désagrège. Et même si on le sait, même si c’est intégré — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d’apocalypse.

Et peut-être que ce choc, justement, c’est la forme pure de la disparition. Ce n’est pas une prise de conscience. C’est une secousse, dans la moelle, dans l’instant — quelque chose bascule, ça chute, ça glisse, et t’es là, sans prise, sans corde. Le choc s’incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu’il laisse. Chaque perte remue un pan du réel. On croyait savoir, et voilà.

Alors on vit là-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan où plus rien n’est stable. Et on s’y accroche. On finit par le préférer à ce qu’il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c’est trop. Le gel, au moins, c’est sûr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T’es seul. Seul à geler, seul à fixer le vide.

Figé, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c’est tout — et ce qu’elle voit, ce qu’elle ose voir, ça la transforme. Elle devient ce qu’elle voit. Le regard, c’est la bascule. Le monde se tord dès que tu regardes autrement. T’entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c’est pas l’absence. C’est que tout a changé. Et toi avec.


autre version Disparaître ? C’est facile. Effrayant, comme c’est facile. J’y ai pensé hier. C’est revenu ce matin. Exactement pareil.

On peut disparaître exprès. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore — leur souvenir s’efface. Tout s’en va. On le sait. Mais ça nous prend quand même de court. À chaque fois, comme si c’était la première.

C’est peut-être ça, disparaître. Le choc. Pas dans la tête — dans le ventre. Et ça reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu’on laisse derrière soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle.

On vit avec ça. Ce sentiment. Il devient plus réel que tout le reste. On finit par s’y accrocher. Le silence plutôt que le mouvement. Tu dis « on », comme si t’étais pas seul. Mais tu l’es. Tu es seul. Coincé avec ça.

Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C’est tout. Et ce qu’elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes — et c’est parti. Tout est différent. Le monde. Toi.

Alors tu t’arrêtes. Tu détournes les yeux. Parce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi — qu’il n’y a pas de « avant ». Le « avant », c’est juste le « derrière » avec un autre visage.

Dans ce silence-là, même le temps s’arrête. Et tu le vois pour ce qu’il est — juste une idée. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu’à ce qu’on n’y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais.


compression Chaque convulsion de perte détache un fragment de l’univers connu. Disparaître n’efface pas seulement ce qui était là. Cela désarticule le visible… Le choc n’est pas passager : il devient le sol. Nous vivons désormais dans cette stupeur figée, préférée à l’écoulement Et quand on se retourne, c’est déjà trop tard : tout a changé. Le temps cesse. Il était fiction. La stupeur révèle. Et tu sais