23 mai 2023

Disparaître est d’une facilité déconcertante – pensée d’hier, revenue ce matin, intacte. Disparaître : volontairement ou pas. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s’efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentamée. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre.

Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Après la première, après qu’on a compris – non, éprouvé – que les choses s’en vont, qu’elles échappent, la stupeur s’installe. Elle adhère au mot, à l’acte, à la perte. Toute stupeur efface un monde.

Le sachant, nous vivons désormais dans un monde de stupeur – plus durable que les autres. Nous finissons par lui préférer le monde, par choisir ce gel plutôt que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l’illusion que tu n’es pas seul ? Mais tu l’es. Tu es seul, stupéfié.

Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne – c’est tout – et la catastrophe, qu’elle voit de trop près, la fige. Se retourner est l’acte qui fait basculer. Un monde que l’on croyait stable se dérobe dès qu’on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n’est plus là. Le risque, c’est que le monde ait changé, et que soi aussi.

Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu’on a compris, sans l’avoir su : qu’il n’y a pas d’en avant. L’en avant n’est que l’en arrière déplacé. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gelée du temps révèle sa fiction. Il n’existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l’on sait.

De là, de ce fond d’immobilité, d’éternité nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s’efface.

Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste là. Il se souvient de gestes qu’il ne fera plus. Il est mémoire de ce qu’il ne fait plus.

On est comme placé sous verre, en vitrine, sous une lumière trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n’es déjà plus là.


nouvelle version ( 24/05/2025)

Disparaître, tu vois, c’est terriblement simple — une idée venue des grands fonds d’hier, revenue intacte, dans la lumière blafarde du matin, sans ride, sans écaille, sans perte.

Disparaître : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu’on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se délite, tout se désagrège. Et même si on le sait, même si c’est intégré — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d’apocalypse.

Et peut-être que ce choc, justement, c’est la forme pure de la disparition. Ce n’est pas une prise de conscience. C’est une secousse, dans la moelle, dans l’instant — quelque chose bascule, ça chute, ça glisse, et t’es là, sans prise, sans corde. Le choc s’incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu’il laisse. Chaque perte remue un pan du réel. On croyait savoir, et voilà.

Alors on vit là-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan où plus rien n’est stable. Et on s’y accroche. On finit par le préférer à ce qu’il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c’est trop. Le gel, au moins, c’est sûr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T’es seul. Seul à geler, seul à fixer le vide.

Figé, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c’est tout — et ce qu’elle voit, ce qu’elle ose voir, ça la transforme. Elle devient ce qu’elle voit. Le regard, c’est la bascule. Le monde se tord dès que tu regardes autrement. T’entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c’est pas l’absence. C’est que tout a changé. Et toi avec.


autre version Disparaître ? C’est facile. Effrayant, comme c’est facile. J’y ai pensé hier. C’est revenu ce matin. Exactement pareil.

On peut disparaître exprès. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore — leur souvenir s’efface. Tout s’en va. On le sait. Mais ça nous prend quand même de court. À chaque fois, comme si c’était la première.

C’est peut-être ça, disparaître. Le choc. Pas dans la tête — dans le ventre. Et ça reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu’on laisse derrière soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle.

On vit avec ça. Ce sentiment. Il devient plus réel que tout le reste. On finit par s’y accrocher. Le silence plutôt que le mouvement. Tu dis « on », comme si t’étais pas seul. Mais tu l’es. Tu es seul. Coincé avec ça.

Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C’est tout. Et ce qu’elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes — et c’est parti. Tout est différent. Le monde. Toi.

Alors tu t’arrêtes. Tu détournes les yeux. Parce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi — qu’il n’y a pas de « avant ». Le « avant », c’est juste le « derrière » avec un autre visage.

Dans ce silence-là, même le temps s’arrête. Et tu le vois pour ce qu’il est — juste une idée. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu’à ce qu’on n’y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais.


compression Chaque convulsion de perte détache un fragment de l’univers connu. Disparaître n’efface pas seulement ce qui était là. Cela désarticule le visible… Le choc n’est pas passager : il devient le sol. Nous vivons désormais dans cette stupeur figée, préférée à l’écoulement Et quand on se retourne, c’est déjà trop tard : tout a changé. Le temps cesse. Il était fiction. La stupeur révèle. Et tu sais

Carnets | mai 2025

31 mai 2025

Mai s'achève sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. L'équation ne tient pas. Ce qui frappe, c'est cette solitude technique. Personne à qui demander. Alors on cherche, on bricole, on plante, on recommence. Peut-être que l'argent n'explique pas tout. Peut-être que j'aime buter contre les choses, m'y cogner le crâne jusqu'à l'éclatement. Ça vaut pour tout : le bricolage du dimanche, l'administratif qui colle aux doigts comme une mélasse hostile, les recettes ratées, le développement qui résiste, les cartes routières qui mentent, les livres qui refusent l'ordre qu'on voudrait leur imposer. Et derrière cette résistance du monde, cette inertie des choses, plane toujours le fantasme du définitif. Le résultat final, immuable, parfait. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, instable, perpétuellement. Cette instabilité ne m'effraie plus vraiment. Je crois y avoir toujours baigné, comme dans un liquide amniotique qui n'aurait jamais voulu se rompre. Ni joie ni plainte. Juste cet état de fait. Mes rêves de grandeur ? Évaporés ou presque. Grand peintre, grand écrivain, grand photographe, grand quelque chose – tout ça s'est dilué. Pourtant, il suffit parfois de s'illusionner suffisamment pour le devenir, grand. Ça demande une naïveté d'enfant, du premier degré pur. Puis vient l'autre naïveté, celle du second degré, qui surgit après les années de lucidité supposée. C'est elle qui me pousse à écrire exactement ce que je viens d'écrire. May ends on a lopsided assessment. Too much code, not enough words. Even fewer colors on canvas. The equation doesn't hold. What strikes me is this technical solitude. No one to ask. So you search, you tinker, you crash, you start over. Maybe money doesn't explain everything. Maybe I like bumping against things, banging my skull against them until it cracks. This applies to everything : Sunday DIY projects, administrative tasks that stick to your fingers like hostile molasses, failed recipes, resistant development, lying road maps, books that refuse the order you'd like to impose on them. And behind this resistance of the world, this inertia of things, always looms the fantasy of the definitive. The final result, immutable, perfect. Except only death keeps its promises. Everything else floats, unstable, perpetually. This instability doesn't really frighten me anymore. I think I've always bathed in it, like in amniotic fluid that never wanted to break. Neither joy nor complaint. Just this state of fact. My dreams of greatness ? Evaporated or almost. Great painter, great writer, great photographer, great something – all of that has dissolved. Yet sometimes it's enough to delude yourself sufficiently to become it, great. It requires a child's naïveté, pure first degree. Then comes the other naïveté, that of the second degree, which emerges after years of supposed lucidity. It's the one that pushes me to write exactly what I just wrote.|couper{180}

Autofiction et Introspection Technologies et Postmodernité

Carnets | mai 2025

30 mai 2025

Installer une IA locale. Pourquoi pas. Elle trierait, classerait, rangerait mes dossiers dans un ordre plus logique que celui que j’ai jamais eu. Elle serait discrète, rapide, et sourde au reste du monde. Un petit employé modèle, dans mon HP Pavilion 23 qui fatigue. J’y ai cru. Un peu. J’ai fini par installer Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un modèle plus léger, plus bête aussi. Presque analphabète. PHY, peut-être. Il fallait Docker. Il fallait WebUI. Il fallait de la place. J’en manquais. J’ai forcé. Évidemment, ça n’a pas marché comme prévu. Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m’expliquer ce qu’ils faisaient là, trouver un fil, des liens, une cohérence. J’aurais dû me méfier. Chaque outil exigeait un autre outil, comme si tout s’appelait en cascade. Python, GPU, base vectorielle, boucles d’espoir. Je me complique la vie. C’est une habitude. Ou une manière d’organiser ma déception. Elle arrive toujours vite, elle connaît le chemin. Chez moi, elle n’a même pas besoin de frapper. Le pompon : le RAG local. Rien qu’un nom comme ça, déjà, ça sent le problème. Pour faire tourner un script, il fallait une cargaison de dépendances. J’ai tout installé. J’ai tout supprimé. Plus de place. Ce temps que j’y passe, je ne sais pas. C’est beaucoup. C’est sans doute de l’évitement. Mais éviter quoi ? Réussir quelque chose ? Finir ? Ce serait fâcheux. Finir, c’est enterrer. On appelle ça un aboutissement. On met une nappe blanche, un plat chaud, on dit quelques mots, et voilà. Je m’entraîne. C’est un exercice. Une répétition. Pour la suite. Pour ce qui ne se répète pas. La fatigue est là, le reste aussi. Et pourtant, ça continue. Avec moi. Sans moi. Installing a local AI. Why not. It would sort things out, put files in order, make sense of the mess. Quiet, efficient, blind to the world. A small clerk in my old HP Pavilion, wheezing. I believed it. A little. Mistral, 4.1 GB, via Ollama. Before that, a smaller model. Illiterate, almost. PHY, I think. Needed Docker. Needed WebUI. Needed space. I didn’t have it. I forced it. It failed, of course. The idea was simple. Reopen all Obsidian notes. Ask them to explain themselves. Find threads. Patterns. Meaning. Foolish. Every tool needed another tool. Python, GPU, vector base, the whole lot. Hope called hope, called hope again. I must enjoy this. Making it hard. Or just the rhythm : hope, then fall. Fall faster. I know the way. Disappointment does too. She lives here. RAG. Local. Just a script, they said. Before the script, dependencies. Before dependencies, more. Installed. Deleted. No more room. The time I spend. Absurd. I know. A diversion. From what ? Still no clue. From doing something ? From finishing ? That would be worse. Finishing means flowers. Means speeches. A plate of food. The end. So I train. I rehearse. For what won’t rehearse. Fatigue, yes. Disgust too. Still, it goes on. With me. Without me.|couper{180}

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Carnets | mai 2025

29 mai 2025

Tais-toi, me dit-elle — non comme un reproche, mais comme si mon silence lui-même bavardait, et ce bavardage ne naissait pas du silence qui est nécessaire. Bien que, ce qui est nécessaire, peut-être, c'est que rien ne soit nécessaire du tout. Puis elle entra. Dans ses bras, des gerbes de fleurs. Des glaïeuls, peut-être. Cela aurait pu être trop — trop éclatant, trop cruel. Tais-toi encore. Écoute — comme il n'y a rien à dire. Et je la désirais en cet instant exactement comme elle était — simple, absolument simple. Si simple que toutes mes complexités superposées, toujours construites pour ne pas la voir, s'effondrèrent. Je la vis. Je m'étais assis sur le lit. Elle trouva un vase quelque part parmi le bric-à-brac et commença à arranger les fleurs. La tâche semblait exiger toute son attention — à tel point que je me demandai : était-elle venue ici par erreur ? Cette visite était-elle faite dans la distraction ? C'était un test, encore — comment dépasser cette possibilité. Qu'elle puisse être si distraite qu'il me faudrait mobiliser toutes les fibres de mon attention seulement pour la suivre, pour la retrouver à nouveau. La lumière s'infiltrait dans la pièce, lentement. Et avec elle, les contours des choses commencèrent à se dissoudre. Ce qui nous entourait ne portait plus de définition — ce n'était ni plaisant ni déplaisant. C'était. Un silence d'un autre ordre — au-delà de ce que j'appelais autrefois silence, qui, je le vois maintenant, n'était que du bruit. Maintenant les fleurs se dressaient dans le vase, le vase sur la table, et c'était tout ce que je pouvais voir dans la pièce. Elle, même elle, avait disparu. Par la fenêtre ouverte montaient et entraient les bruits de la rue. Ils semblaient les seules choses vivantes. Tout ce qui avait été, et tout ce qui viendrait, n'était que silence — un espace blanc entre deux mots. Facing the Simple Be silent, she said to me—not as a reprimand, but as if my silence itself were chattering, and that chatter not born of the silence that is needed. Although, what is needed, perhaps, is that nothing be needed at all. Then she entered. In her arms, sprays of flowers. Gladiolus, perhaps. It could have been too much—too bright, too cruel. Be silent still. Listen— to how there is nothing to say. And I desired her in that moment exactly as she was—simple, utterly simple. So simple that all my layered complexities, always built to unsee her, collapsed. I saw her. I had sat down on the bed. She found a vase somewhere among the bric-a-brac and began to arrange the flowers. The task seemed to demand her full attention—so much so that I wondered : had she come here by mistake ? Was this a visit made in distraction ? It was a test, again—how to surpass that possibility. That she might be so distracted I would need to summon all the fibres of my attention only to follow her, to meet her again. Light seeped into the room, slowly. And with it, the outlines of things began to dissolve. What surrounded us no longer bore definition—it was neither pleasant nor unpleasant. It was. A silence of another order—beyond what I once called silence, which, I now see, was only noise. Now the flowers stood in the vase, the vase upon the table, and that was all I could see in the room. She, even she, had vanished. From the open window the street sounds rose and entered. They seemed the only living things. Everything that had been, and all that would come, was only silence—a white space between two words.|couper{180}

Autofiction et Introspection