février 2022
Carnets | février 2022
21 février 2022
— Tu es terrible, tu n’appelles jamais un tel, une telle. On dirait que tu t’en fiches complètement. Tu ne sais pas entretenir les relations, me confie mon épouse pour la énième fois à propos de tel ou tel événement où je devrais convier des personnes, ce que je ne fais pas la plupart du temps. L’autre jour aussi, on me laisse un message sur mon répondeur. Je l’écoute et puis je passe à autre chose. J’oublie de répondre. — Comment ? Mais tu n’as pas répondu ? Et tu attends quoi pour le faire ? Suis-je aussitôt repris dès que j’en parle entre la poire et le fromage, c’est-à-dire comme la plupart du temps, lorsque les choses me traversent. — Mais c’est pour ça exactement que tu n’as pas d’ami, tu ne sais pas t’en occuper, tu ne fais rien, on dirait que tu attends que ça te tombe tout cuit dans le bec ! Quelqu’un m’avait déjà dit cela, il y a très longtemps. J’étais enfant à l’époque, et l’essentiel de ma vie se déroulait dans mon imaginaire. Je ne pense pas que les choses aient vraiment changé depuis tout ce temps. J’ai des amis qui appartiennent plus à mon imaginaire qu’au monde réel. Cette prise de conscience est venue tardivement, je dirais aux alentours de la cinquantaine. Ce fut un vrai choc de le découvrir, une sorte de deuil, si l’on veut. Mais on se fait à tout. Vivre, c’est en grande partie cela : traverser toutes ces choses sur cette passerelle étroite qui relie le monde dit réel à celui dit imaginaire. Un étonnant va-et-vient. Si bien qu’en plein milieu de cette passerelle, on se demande bien ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. On devient le fameux chat de Schrödinger, ou Hamlet, ou Snoopy sur sa niche. Je veux dire qu’il y a de quoi avoir des doutes et, forcément, un brin d’humour. Mais une chose est sûre, la plupart du temps, lorsque soudain un ami se retrouve en face de moi, je reprends la conversation exactement là où nous l’avons laissée. Une abolition de la durée et des vicissitudes du temps immédiate s’opère, et j’ai l’impression de partager une sorte d’éternité. Très peu de personnes, de celles qu’on a l’habitude de désigner comme « amies », peuvent comprendre et accepter cet état de fait. C’est faire la nique au temps. Faire fi de toute obsolescence, de toute entropie. Et si ça ne fonctionne pas toujours, je dirais que c’est très rare, ça ne vient pas de moi. À la vérité, ça n’a pas fonctionné une seule fois, de toute ma vie. C’est le jour où j’ai retrouvé mon ami d’enfance à la foire de Sancoins, au marché des Grivelles précisément. Il y avait une chance sur un million pour que je tombe sur lui, et sans doute est-ce pour cela qu’au début ma joie fut forte. Mais très vite, en voyant son visage bouffi par l’alcool, ses mains rouges et gonflées de maçon, en écoutant ses borborygmes gênés face au citadin que j’étais devenu, un certain malaise s’est installé. Un malaise partagé immédiatement. La rencontre a duré très peu de temps, et c’était déjà très long, je m’en souviens encore. La prise de conscience d’un tas de choses, comme le simple fait que nous n’avions plus jamais eu le moindre lien depuis mon départ de l’Allier à l’âge de neuf ans. Et parallèlement, le souvenir de ces beaux moments partagés ensemble à jouer dans les arbres, à courir en forêt et dans les blés, à vivre cette enfance tout simplement. C’était mon « meilleur ami ». Voyez-vous comment l’imagination peut nous jouer des tours ? C’est surtout ce que je me disais à cet instant précis, dans la cacophonie des beuglements et mugissements de toutes ces bêtes agglutinées là pour parader à la foire. Il m’a regardé, et moi ses yeux. Je ne l’ai pas reconnu. Il n’y avait plus cet enfant dans le regard de l’homme, juste un voile derrière lequel j’ai subitement eu peur de ne rencontrer que du vide. La conversation n’a pas pu reprendre comme avant, à propos de l’excellent goût des cerises et des petites filles après lesquelles nous courions ensemble. Au lieu de ça, ce silence gêné d’être devenus autres. Une expérience comme celle-ci laisse des marques indélébiles. On se met à douter de tout, forcément, et surtout de soi-même et de notre façon d’envisager le monde et ses habitants. Suivit une longue période, à partir de cette date, où je considérais alors que je devais quasiment tout à ma seule imagination. Je me mis à étudier celle-ci avec la plus grande circonspection, et ma vie alors se resserra. Je devins d’une sécheresse telle que je ne me reconnus plus, moi non plus, en me rasant. J’étais devenu pareil à ce « meilleur ami » délaissé, en quelque sorte. Et lorsque je me toisais dans le reflet des vitres ou des miroirs, je n’avais guère d’empathie pour ce que je pouvais y découvrir. J’étais devenu Bucéphale, je détalais devant ma propre ombre, non pas par peur, mais par nausée. Ce furent souvent les femmes qui jouèrent le rôle d’Alexandre. Qui, me prenant par le colback et me retournant dans le bon sens vis-à-vis des soleils et de leurs aveuglements, me permirent peu à peu de reconquérir un semblant d’estime de moi-même, ou alors un dégoût tel qu’il menait, telle une carte au trésor, vers le grotesque, l’exagération, la caricature. Mais ce n’était encore que le pur jeu de mon imagination, évidemment. Une interprétation des rôles, celui de la victime, comme ceux des héroïnes ou des traîtresses. Cette histoire parallèle ne cesse de remanier nos propres clichés à l’infini, jusqu’à ce que l’on découvre finalement qu’ils ne sont que des choses tristes et terriblement banales. L’amitié est donc une histoire que l’on se raconte, la plupart du temps, tout seul. Avec, de temps à autre, une intersection dans une autre histoire tout aussi solitaire. Le fait alors de reprendre le fil de la conversation est exactement comme reprendre un livre de chevet avant de s’endormir. Il faut un quart de tour pour se souvenir de tous les personnages, les lieux, les événements, chausser ses loupes et repartir dans le fil des pages. Et c’est à peu près tout, de tout ce que j’en aurais retenu de vraiment tangible, j’en ai bien peur.|couper{180}
Carnets | février 2022
20 février 2022
Sans une bonne organisation, on perd vite le fil. Ensuite, une fois le retard pris, cela demande des efforts pour le rattraper ou le récupérer, peu importe le verbe que l’on posera là-dessus, tout le monde comprend ce dont je parle. Je veux aussi parler d’une certaine fidélité à tenir en laisse, ou par les rênes, sans qu’elle n’ait cette manie de vous tirer en avant et ne pose, comme une crotte, le dilemme de savoir qui, entre le maître et la bestiole, conduit le bal, nom de Dieu. La lassitude, chez moi, conduit régulièrement le bal. Une lassitude non attribuée, une lassitude abonnée à l’annuaire des absents. Une lassitude issue de l’absence tout entière, la mienne évidemment. Une absence mâchée lentement, puis remâchée encore, et enfin digérée. Avec parfois cette sorte de bonus : être las et absent à sa propre lassitude d’absent. On peut parler d’éveil, évidemment. Pas trop fort non plus, pour ne gêner personne. Perdre le fil… Au début, on se culpabilise forcément. Puis suit une période blanche où ce n’est pas vraiment que l’on se désintéresse, mais on n’arrive tout simplement plus à fixer son intérêt suffisamment longtemps pour qu’il germe, qu’il produise des ramifications, des feuilles, des bourgeons ou des fruits. Ce genre de conneries que tout le monde sait, à un moment ou à un autre, considérer pour ce qu’elles sont : de beaux prétextes, un genre usuel de divertissement. Ce qui fait qu’on se doit tout de même un peu d’honnêteté à soi-même sur cette fameuse angoisse de « perdre le fil ». Je veux dire que c’est tout bonnement une autre figure du désir, inédite cette fois, et qui, comme à chaque fois que l’inédit pointe son nez, flanque la pétoche et fait pédaler le hamster dans la cambuse. Bon Dieu, mais comment cela se fait-il que je sois si con, si ceci ou tellement cela ? Comment se peut-il que je prenne un tel panard à perdre le fil, en gros ? Par orgueil, comme toujours, évidemment. Y a-t-il quoi que ce soit d’autre dans la vie que l’orgueil, je veux dire, comme responsable de tout égarement ? Je disais hier : « C’est beau, on dirait que ça sort de la bouche d’un maître soufi… » Non mais quel con ! Des fois, je te jure, je ferais mieux de la boucler plutôt que de m’emmêler les pieds dans les nœuds que je noue tout seul. À moins que tout ne soit prévu dans ce plan depuis longtemps. À moins que l’égarement soit balisé, que perdre le fil ne soit qu’une façon, parmi toutes les façons possibles et imaginables, de trouver la voie invisible, justement et tout bonnement. La seule voie humainement possible, je veux dire, celle qui existe sous mes propres pieds, et aucune autre rêvée, imaginée, fantasmée. Ce qui, au bout du compte, inverserait toutes les opinions, et subitement s’il vous plaît, ces opinions que l’on ne cesse de chérir sur l’orientation en général et les quatre points cardinaux en particulier. Perdre le fil serait un levier encore plus puissant que celui d’Archimède. Pas pour soulever le monde, bien sûr que non, quelle ineptie, mais simplement pour soulever son cul du canapé. Une très bonne chose en soi. Et m’est avis, tout à coup, que ça sonne juste à ce moment où je l’écris : qu’il faut juste oser pour voir.|couper{180}
Carnets | février 2022
19 février 2022
peinture d'une de mes petites élèves C’est comme lorsqu’on tourne la dernière page d’un roman qui nous a plu, comme lorsqu’on voit un ami disparaître au coin de la rue, lorsqu’on comprend que la passion s’achève une fois sa tâche accomplie. Ou lorsqu’on se réveille soudain après l’orgasme, peu importe qu’il provienne de la chair ou de l’œuvre achevée. Un manque de gratitude total, semble nous murmurer encore et encore, alors que le fantôme de l’extase s’est à peine revêtu de son suaire et qu’il se tire au-delà. C’est rigolo, grotesque, burlesque, finalement, et je crois qu’il vaut mieux en rire, ou mieux : en sourire. Car c’est la tristesse qui nous est forcément échue en tant que consommateur. Dans ce personnage étriqué que l’on nous demande, sans toujours nous le demander tout haut, de pénétrer, comme on essaie de chausser des souliers trop petits. L’orgasme, devenu réflexe pavlovien, sitôt achevé, délaisse ce qui l’aura créé pour s’en détourner et se jeter presque immédiatement sur « autre chose ». Que ce soit une autre femme, un autre homme, une autre toile, peu importe ce sur quoi l’on jettera alors son dévolu pour réitérer l’expérience de l’orgasme. Au bout du compte, cela devient une dépendance. On ne peut aimer vraiment dans un tel but, ni peindre. On se rend compte tôt ou tard de cette supercherie. Et c’est là le moment important, d’ailleurs. Une fois qu’elle est vue, ferme-t-on les yeux, ou bien aiguisons-nous notre acuité ? That is the question. Ce n’est pas to be or not to be l’importance. C’est plutôt : suis-je un branleur, une branleuse, ou pas… ? Il n’y a pas vraiment de moralité au bout de cette réflexion. Plutôt un étrange soulagement, comme lorsqu’on rompt avec des personnes « chères », si chères qu’on leur a laissé la peau et les os la plupart du temps, avant d’oser prendre la poudre d’escampette sous peine de disparaître tout entier. D’ailleurs, ce sont souvent les mêmes personnes qui vous brandissent cette impérieuse nécessité d’orgasme à répétition, qui se servent de vous en tant que « chose », justement. Puis qui passent à tout autre chose sans même vous prévenir que vous êtes devenu « hors d’usage ». Ce qui pousse à considérer la toile différemment une fois la vanité de cette notion d’orgasme découverte. S’agit-il seulement d’évacuer une humeur, une pulsion, souiller les draps de coton ou de lin ? Ou bien de tout autre chose qui ne soit pas l’offrande d’excréments que les petits enfants s’enjouent à offrir à leurs mamans ? La maman bat des mains avec un sourire benoît en disant « encore, encore », et tout alors se passe très bien. La répétition proviendra du cœur, du ventre, ou du bas-ventre ainsi gagné. La maman fait une bouche en accent circonflexe en disant : — Tu ferais mieux de faire tes devoirs et de ranger ta chambre. Et on se retrouve alors rangé dans la catégorie des médiocres pour longtemps, avant de prendre du galon à l’envers, de devenir mercenaire, tueur à gages, curé. Ou peintre du dimanche.|couper{180}
Carnets | février 2022
18 février 2022
Je ne suis pas surfeur. J’aurais probablement adoré l’être si la providence m’avait conduit à habiter près d’un océan. Et je me vois très bien avec ma planche plantée dans le sable fin, à guetter l’horizon dans l’attente de la vague. Ce ne serait pas si différent, finalement, de ce que je vis tous les jours dans mon atelier, au Péage-de-Roussillon, commune d’Isère, un peu sinistrée par les complexes commerciaux installés à sa proche périphérie. Je ne compte plus le nombre de locaux commerciaux « à louer » ou « à céder »… C’est ainsi depuis que nous sommes venus nous installer ici, il y a huit ans. Pas grand-chose n’a évolué durant toutes ces années, et lorsqu’on croise les habitants pour échanger quelques mots sur le temps qu’il fait, le marasme ne tarde jamais trop longtemps à devenir le sujet principal de toutes les conversations. Ainsi, on peut habiter quelque part en France, loin de l’océan, loin de la mer, et être tout autant dans l’attente de la vague que ce surfeur imaginaire que j’évoque. On l’imagine, on l’espère, et en attendant, on laisse passer de nombreuses occasions de s’entraîner sur des vagues plus modestes. Je crois que vous comprenez bien ce dont je suis en train de parler, n’est-ce pas ? Parfois, il y a des gouttes qui tombent sur les crânes, de petites gouttes de rien du tout, qui ne nécessitent pas d’ouvrir un parapluie. On se dit toujours plus ou moins : ce n’est rien, ça va passer. Et puis il y a la goutte de trop, celle qui fait déborder le vase. Et c’est alors que l’on se réveille, que l’on se dit : « Ça suffit, je n’en peux plus de cette attente ! Je n’en peux plus de me plaindre sans arrêt de ne pas voir arriver enfin cette fameuse vague. » Que nous reste-t-il alors comme possibilité sinon d’agir, d’expérimenter des solutions ? Parfois, je crois qu’il faut apprendre à créer ses propres vagues tout seul. C’est ainsi que c’est venu, je veux dire cette idée de créer une page sur Patreon. C’est venu deux semaines environ après ma décision d’arrêter de mettre des likes et des commentaires sur les réseaux sociaux, de partager des posts que l’algorithme distille au compte-gouttes si je ne mets pas la main à la poche pour les propulser. C’est venu aussi d’un ras-le-bol des effets de manche, de ce bruit qui circule, disant que du jour au lendemain Facebook et Instagram pourraient fermer le robinet en Europe, laissant dans un état de délabrement total tous ces créateurs de contenu, de selfies, tous ces influenceurs et leurs abonnés. Je ne joue pas dans cette catégorie-là, évidemment. J’ai toujours préservé peu ou prou mon côté sauvage, quoiqu’on en pense ou dise. Peut-être que mes capacités d’analyse sont aussi émoussées par l’âge, par l’expérience. Et puis je me rappelle aussi d’un dicton populaire plein de bon sens qui nous dit que tout travail mérite salaire. Donc j’ai créé une vague, j’ai créé une page sur Patreon, une plateforme communautaire sur laquelle chaque créateur peut proposer un contenu à ses contributeurs selon différentes formules d’abonnement. En ce qui me concerne, je ne pense pas m’enrichir ce faisant. Mais cela me permettra de mieux échanger avec les personnes qui apprécient mon travail. Je veux dire celles qui sont prêtes à s’engager vraiment, pas seulement avec un like ou un commentaire dans l’espoir que je leur rende la pareille. Je crois que la formule de base est à 3 euros par mois pour soutenir le travail des créateurs de tout acabit. Ce n’est pas énorme, mais c’est un vrai geste. Que l’on en arrive là est regrettable. J’entends déjà les réflexions des anciens qui disent que le web qu’ils ont connu autrefois, ce rêve de gratuité illimitée, n’est hélas qu’un formidable fiasco. Moi-même, je le regrette aussi, évidemment, mais c’est aussi se faire une idée de l’humanité qui semble totalement irréaliste, un pur fantasme, une utopie. Il n’y a qu’à observer, le jour des soldes, la folie furieuse qui s’empare de n’importe quel quidam à l’entrée des grands magasins, ou vivre un incendie n’importe où sur la terre pour comprendre que tout le monde ou presque est prêt à marcher sur les autres pour survivre. L’instinct de conservation, additionné à l’appât du gain et de la sottise, fait un mélange détonnant. Là aussi, on attend la fameuse vague. On espère que ça va changer, que l’homme devienne enfin bon, ou je ne sais quoi. Mais l’homme reste l’homme et rien ne peut vraiment changer cela. Pas même une épidémie mondiale, si vous avez bien tout suivi. Donc attendre la vague à ce point des choses, c’est comme attendre l’inspiration pour un peintre : c’est de la connerie en barre, ni plus ni moins, selon ma modeste opinion. Maintenant, je dis ça parce que j’oscille sans arrêt, et depuis toujours, entre déprime et enthousiasme, parce que j’ai du sang slave dans les veines et que je ne rechigne jamais devant un petit verre ou deux de vodka. Voyez-vous, j’aurais pu dire des choses à la mode, utiliser un mot à la mode comme « bipolaire » ou je ne sais quoi d’autre. Mais je préfère dire que c’est tout simplement génétique, génétique comme une main que l’on obtient aux cartes, destinée ou fatalité, peu importe. Quand la déprime se retire soudain, sans prévenir, elle laisse une plaie fantôme qu’il faut savoir distinguer et surtout cautériser au plus vite pour profiter de la moindre seconde d’enthousiasme qui suivra inexorablement cette déprime. C’est ce qu’en langage commun on appelle les hauts et les bas. Depuis toujours, je cherche une formule qui me permette de les considérer égaux, ces hauts comme ces bas, d’y être indifférent. Mais je me trompais, évidemment. Il faut vivre ce que ces différences de relief nous offrent, les vivre pleinement. Puis prendre un peu de recul, évidemment, comme lorsqu’on vient de se jeter sur une toile et qu’on observe tout cela à tête reposée. Une chose aussi me vient ce matin comme une sorte d’illumination : l’idiotie contient autant d’intelligence que l’intelligence contient d’idiotie. Autant dire match nul sur le terrain de la pensée. On comprend mieux pourquoi les derviches, dont je fais indéniablement partie, prennent ce désir furieux de tourner en rond. Ils ne font jamais autre chose que de donner une figure concrète à cette pensée qui tourne sur elle-même. Ils ont saisi que c’est par la caricature, l’exagération, la danse et le mouvement que l’on pénètre dans la transe, ce couloir qui mène à l’extase, à l’ivresse, à l’orgasme, à la véritable libération. C’est ainsi que l’on fabrique aussi cette fameuse vague. Et au bout du compte, même la planche de surf est dérisoire une fois qu’on sait qu’on peut marcher sur l’eau comme devenir épave sous-marine échouée sur un banc de sable au fin fond des abysses. Pour le moment, il n’y a pas grand-chose sur cette page Patreon : juste une bafouille, une photo, et un lien vers une vidéo YouTube. Je ne mets donc pas le lien. Je verrai si demain, et les jours suivants, je suis toujours partant ou bien si l’« à quoi bon » frappe encore, en traître, comme d’habitude, en traître ou en ami. Car il n’y a pas de fumée sans feu, pas de tourbillon sans vent, et bien sûr, pas d’extase sans transe.|couper{180}
Carnets | février 2022
17 février 2022
Pour ne rien reprendre, ignorer les jugements, les autocritiques, j’enchaîne toile après toile. Des visages imaginaires qui surgissent, des femmes la plupart du temps. Les élèves me disent : « On te reconnaît tout de suite quand tu dessines un visage. » Ce qui est ambigu… Est-ce la manière qui leur sert à faire le lien, ou bien est-ce parce qu’on dessine toujours plus ou moins des autoportraits ?|couper{180}
Carnets | février 2022
16 février 2022
Il n’y a pas de petite exposition, même si parfois, suivant le temps, la température, la digestion ou l’abus de cigarettes, il m’arrive de l’oublier. J’avais déjà écrit un billet à ce propos que j’ai relu tout en réfléchissant à cette exposition qui vient de s’achever ce week-end dans le village où j’habite. C’est vrai qu’à priori, je n’accordais pas vraiment d’importance à cette exposition, qui ne nécessitait pas d’effort exagéré, et dont je pensais aussi qu’elle n’attirerait pas vraiment de public dans ce coin perdu de l’Isère. J’avais simplement fait une sélection des œuvres de Voyages Intérieurs, encore une fois, plus ramassée, car le local est de taille modeste. Il y avait aussi un impératif de luminosité interne des toiles que j’avais pris en compte en remarquant l’éclairage, car celui-ci était chiche, diffusé par des spots encastrés dans le faux plafond. J’ai donc choisi de prendre ou de rejeter en fonction de ces critères principalement. Sinon, la logistique est déjà en place : textes, blablas, CV, documents PDF divers et mon livre Propos sur la peinture, dont le stock s’écoule doucement, sans précipitation exagérée non plus. (Je mets un lien pour les curieux·ses, on ne sait jamais, ça ne mange pas de pain.) Bref, je suis encore d’accord avec moi-même sur le fait qu’il n’y a pas de « petite » exposition, car j’ai été agréablement surpris par la qualité des échanges avec les visiteurs lors des quelques permanences que mon emploi du temps chargé m’a permis d’assurer. Du côté de mon épouse, le bilan est assez positif, d’après ce qu’elle m’a remonté. Peut-être de nouvelles inscriptions aux cours, notamment. Des propositions d’expositions également dans d’autres lieux de la région. Et puis, tout de même, quelques toiles vendues, principalement de petits formats. J’avais même posé quelques vieux tableaux en solde, en indiquant avec une pancarte « vide atelier » à moindre prix, mais personne ne s’est rué dessus. Comme quoi, proposer des soldes est aussi un bon indicateur du type de public qui passe. Un ami m’a même dit que j’avais mis des prix tellement bas qu’il n’en avait pas acheté pour que je puisse ne pas m’en séparer et revenir sur ma position dans d’autres lieux à venir. Ce qui, évidemment, me fait revenir sur le problème du prix des œuvres. Enfin, problème qui n’en est plus un vraiment désormais. Car mes prix sont fixés sur l’indice de ma frustration à voir partir les toiles susdites. Pour certaines, j’ai tellement peu de frustration qu’il ne me reste juste la notion du temps passé et du matériel pour ne pas les donner. Gaston est venu et m’a encore parlé de ses maladies pendant un bon moment et de ses séances d’auto-hypnose, que j’appellerais plutôt une méthode Coué. Il m’a pris deux petites toiles, ce qui fera donc trois œuvres en tout puisque nous avons échangé l’une avec un de ses collages qui m’avait bien plu lors de sa dernière expo. Ces amis peintres, des localités voisines de la mienne, ne se prennent pas la tête. Ils sont en retraite pour la plupart, et ce n’est donc pas l’argent qui les fait courir les lieux d’expo. Ce que je trouve très sain à les fréquenter. Ils ne pratiquent pas des prix exorbitants, échangent entre eux de bons plans, donnent parfois des avis critiques des uns sur les autres, mais tout cela reste globalement bon enfant, pas méchant pour deux ronds. Depuis que j’ai lâché Facebook et Instagram, je me suis rapproché d’eux, je crois. Car le bon sens veut qu’il semble inutile de vouloir constituer un réseau virtuel lorsqu’on n’est même pas fichu d’en constituer un réel, authentique, avec de vrais gens. J’ai de moins en moins envie de fournir d’efforts pour faire des courbettes et des ronds de jambe. Du coup, je me rends rarement dans les manifestations autour de chez moi. Je reviens à l’état quasi sauvage. Je ne peux pas dire que je n’apprécie pas les gens, ce n’est pas cela. S’ils se taisent la plupart du temps, ça se passe très bien. D’ailleurs, moi-même vis-à-vis de moi-même, je remarque aussi cela : quand je ne me parle pas trop, ça va nettement mieux. Je ne sais pas si c’est conjoncturel ou bien si j’ai pris un nouveau tournant, réellement, celui de l’économie de paroles pour me diriger vers plus d’action, plus de faire dans mon atelier principalement. En tout cas, je tiens le siège. Je l’occupe toute la journée sans broncher. Parfois, je peins, d’autres fois je balaie. D’autres fois encore, j’effectue des recherches dans mes innombrables boîtes et cartons pour faire du tri surtout, encore que je ne jette jamais rien. Mais je les mets de côté, je fabrique des tas dans les tas, j’étudie ma frustration à les imaginer hors de l’atelier. Je place des prix à mon temps passé, que je considère souvent comme autant de temps perdu, certainement à tort, pour garder tout de même en moi une vraie douleur lorsque toutes les autres se seront dissipées et que je me croirai sage, tiré d’affaire ou sur mon lit de mort. La température semble remonter légèrement, ce qui me fait parfois penser au printemps, surtout le matin lorsque j’entends les premiers oiseaux chanter et le coq au loin. Des déchirures de temps soudaines me replongent dans une sorte de bain de jouvence, même si j’ai passé une nuit blanche. Le printemps, chaque année supplémentaire qui passe, renforce l’espoir d’y parvenir en pas trop mauvais état, d’en profiter encore éperdument.|couper{180}
Carnets | février 2022
15 février 2022
un second tableau peinture et fusain. Finalement j’aime bien le rendu et je ne pense pas peindre plus que ça sur ces tableaux. Encore une fois je me rends compte que l’on a toujours une petite gêne lorsqu’on obtient un résultat rapidement… on se dit oh non ce n’est pas assez il faudra en rajouter… Au bout de toutes ces années de peinture j’ai toujours cette difficulté à accepter que les choses soient justes du premier coup. Ce qui est d’autant plus étonnant que je n’arrête pas de faire référence à cette fameuse justesse…|couper{180}
Carnets | février 2022
13 février 2022
C’est un format 70×70 cm sur toile non montée encore sur châssis sur lequel j’ai préparé un fond au Gesso puis à l’acrylique. Ensuite un dessin préparatoire au fusain. Ce n’est pas un visage réaliste mais je crois qu’il dégage une expression intéressante… Reste à savoir si peindre par dessus ne détruira pas l’ensemble, c’est souvent le cas j’ai remarqué. Mais si on ne prend pas de risque quel intérêt ?|couper{180}
Carnets | février 2022
12 février 2022
Je ne raffole pas des descriptions littéraires. Et cela m’ennuie d’être ennuyé par si peu. Mais il est vrai que sitôt que l’on commence à me décrire un personnage, un lieu, un bouquet de fleurs, et même une scène de cul, je baille désormais. Le bâillement est une chose formidable dont on ne parle presque jamais de la bonne façon, c’est-à-dire pour en constater et en relever les vertus. Plus je vais vers la fin, plus je fais attention à mes bâillements. Plus je m’y fie. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est un phénomène digestif, je vous en prie, pas d’enfantillage. D’ailleurs, même si ce n’était que cela, et puisque désormais l’intestin est considéré comme notre véritable cerveau, tout bâillement devrait appartenir à la sémantique du colon, à son vocabulaire, et à sa syntaxe. Je trouve que flanquer des descriptions dans une histoire, c’est tricher et se moquer des lecteurs. C’est les prendre par la main en disant : viens voir par là, je vais t’en narrer une bonne que tu vas en rester bouche bée durant 300 pages, alors qu’en vrai, 50 auraient largement suffi pour énoncer cette somme de stupidités. Sans compter évidemment ce désastre écologique dû à la description : toutes ces forêts dévorées par des bavardages débiles si souvent. Je me demande si, quelque part, on ne pourrait pas parler de masturbation collective qui s’effectuerait ainsi en douce et à la barbe de l’Église via la littérature descriptive. Il faut être deux pour danser le tango, bien sûr : l’auteur et sa lectrice, l’autrice et sa lectrice, les auteurs et leurs lecteurs. Mais on a déjà la télévision pour cela, me semble-t-il. Je veux dire, pour sombrer dans l’onanisme en fin de journée en avalant des chips et des cacahuètes. Faut-il vraiment en rajouter ?|couper{180}
Carnets | février 2022
11 février 2022
Des gens s’avancent, mains tendues, tout sourire. À priori, on dirait bien de la gentillesse. Et puis vient soudain la pique qui s’insinue dans le cœur du cœur, la bévue, la maladresse des benêts ou l’habileté des âmes tortueuses. Je me suis souvent dit que ces gentillesses-là portent tellement de préjudice à mon vieux rêve de gentillesse qu’il vaut mieux y renoncer. Surtout si je me surprends moi-même dans un reflet, une vitre, une glace, main tendue, tout sourire, mais que le cœur n’y est pas. Donc, peut-être que croire à la gentillesse est révolu, et que pour s’en préserver il faille renouer avec un savoir-vivre presque oublié, quelque chose qu’autrefois on nommait la politesse. Ce qui mériterait sûrement encore qu’on se penche sur le sujet. Les gens polis excessivement m’emmerdent, évidemment, aussi. Ils me rappellent simplement mes inaptitudes chroniques à lire le moindre mode d’emploi. Car dans la vie de tous les jours, je suis souvent bien trop poli pour être honnête. Cependant, je ne dévalise personne, je cherche seulement à ne pas heurter, blesser, jusqu’à ce que cela me crève et que soudain j’explose en quelques bons vieux jurons de derrière les fagots. Du coup, cela m’énerve évidemment, et je finis par ne plus voir quiconque. Je me cloître afin de me donner tranquillement et sans vergogne tout un tas de petits noms d’oiseaux. Ma femme se moque, j’adore ça. Car c’est une réaction saine. Elle me désamorce comme ces démineurs de plages normandes, avec un timing d’une précision inouïe. Au millième de seconde, elle prévient tout bang et boum. Du coup, elle rit, je ris à mon tour, et nous revenons à nos moutons le plus aimablement du monde. À noter qu’être aimable n’a pas toujours grand-chose à voir avec la gentillesse ni, d’ailleurs, avec la politesse.|couper{180}
Carnets | février 2022
10 février 2022
Durant quelques jours, il s’absente. On le cherche partout, mais nul ne le trouve, et on finit par l’oublier. Car voyez-vous, la vie est faite ainsi : lorsqu’on ne trouve pas ce que l’on cherche, on finit par oublier ce que l’on cherchait. Il n’y a pas de raison particulière à cela, c’est une sorte de constante sans laquelle la vie elle-même ne parviendrait pas à s’y retrouver. Un matin, il baille et se lève du pied droit. Dehors, tout indique déjà l’arrivée du beau temps, peut-être même du printemps. Mais n’anticipons pas ! Restons là, au présent. Quelques jours s’écoulent comme de l’eau qui s’évapore. Le sol de l’atelier est sec. Froid et sec, idéal pour y marcher pieds nus et retrouver ainsi le contact avec la réalité. Récapitulons. Le personnage principal de cette histoire est un peintre qui raconte sa vie de peintre. Ne nous égarons pas au-delà de ce périmètre. Même si le peintre en question possède des velléités d’écrivain, ou de chanteur, de coureur à pied, de cuisinier, de collectionneur de mignonnettes, de porte-clés, de papillons, et qu’il pratique en douce l’art difficile de créer des herbiers, qu’il ne rechigne nullement à s’enfoncer des après-midi entiers dans des puzzles, à relire des dictionnaires, des encyclopédies, principalement médicales… Même si le peintre s’éparpille en confection de sauces, de ragoûts, dans la quête effrénée du meilleur tandoori ou bien des mille et une versions de la crêpe Suzette… soyons généreux et bons avec le lecteur. Ne l’égarons pas, retenons son attention de poisson rouge et repartons d’un bon pied — le droit, comme je le précise encore — et effectuons ce petit pas de côté. Dansons joue contre joue. Non, zut, désolé, c’est venu comme ça. Il suffit qu’on pose des limites pour que certaines personnes s’acharnent à ne pas les respecter. L’auteur notamment. Ou son personnage… Lequel des deux ? Mystère et esquimau. — Et donc, t’es mourus ou pas ? S’interroge le lecteur, qui se pince comme pour se demander s’il ne rêve pas. S’il est bien là, en ce moment même, en train d’assister à la renaissance d’un Phénix — et en direct, je vous prie. N’est-ce pas encore une tromperie, une trahison, un coup fourré ? Bref, quelque chose de totalement scandaleux de voir un mort se relever comme Lazare de Béthanie et se remettre en branle comme si de rien n’était ? — Où donc est Jésus, bordel, sans qui rien de ce genre ne peut exister ? La chatte roupille sur son coussin et lâche un pet dans son rêve de chatte. Jésus par Minou. Le peintre ouvre les yeux, il se tâte, les couilles évidemment — c’est la partie la plus centrale de l’homme. Tout est là, bien en place. Mystère et esquimau. Le peintre prend une nouvelle toile, essuie ses pinceaux, prépare de nouvelles couleurs sur sa palette. Le voici parcouru d’un léger frisson. Il a froid aux pieds. Alors il se dit qu’il faut bouger pour se réchauffer, peut-être même danser, sautiller, peindre vite, très vite entre deux pensées. L’auteur aussi sent soudain ses pieds se réchauffer. Et il écrit : sentir, mais pas que des pieds. Comme c’est bizarre tout cela, qu’il suffise de laisser s’exprimer son personnage pour en vivre les sensations. Car l’auteur, en général, évidemment, n’a pas du tout de sensation. Il s’adapte à tous les temps, à toutes les températures, à tous les climats. On ne sait même pas si l’auteur est un être vivant. On serait bien en peine de le dire. Donc, tout ce que l’on peut imaginer — car il ne reste que l’imagination —, c’est qu’il n’est pas mort non plus. Tout le monde sait pertinemment que les morts n’ont rien à dire. D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin, puisque les vivants, comme les personnages, sont exactement créés pour cela.|couper{180}