12 février 2022

Je ne raffole pas des descriptions littéraires. Et cela m’ennuie d’être ennuyé par si peu.

Mais il est vrai que sitôt que l’on commence à me décrire un personnage, un lieu, un bouquet de fleurs, et même une scène de cul, je baille désormais.

Le bâillement est une chose formidable dont on ne parle presque jamais de la bonne façon, c’est-à-dire pour en constater et en relever les vertus.

Plus je vais vers la fin, plus je fais attention à mes bâillements. Plus je m’y fie. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est un phénomène digestif, je vous en prie, pas d’enfantillage. D’ailleurs, même si ce n’était que cela, et puisque désormais l’intestin est considéré comme notre véritable cerveau, tout bâillement devrait appartenir à la sémantique du colon, à son vocabulaire, et à sa syntaxe.

Je trouve que flanquer des descriptions dans une histoire, c’est tricher et se moquer des lecteurs. C’est les prendre par la main en disant : viens voir par là, je vais t’en narrer une bonne que tu vas en rester bouche bée durant 300 pages, alors qu’en vrai, 50 auraient largement suffi pour énoncer cette somme de stupidités.

Sans compter évidemment ce désastre écologique dû à la description : toutes ces forêts dévorées par des bavardages débiles si souvent.

Je me demande si, quelque part, on ne pourrait pas parler de masturbation collective qui s’effectuerait ainsi en douce et à la barbe de l’Église via la littérature descriptive.

Il faut être deux pour danser le tango, bien sûr : l’auteur et sa lectrice, l’autrice et sa lectrice, les auteurs et leurs lecteurs.

Mais on a déjà la télévision pour cela, me semble-t-il. Je veux dire, pour sombrer dans l’onanisme en fin de journée en avalant des chips et des cacahuètes. Faut-il vraiment en rajouter ?

Pour continuer

Carnets | février 2022

21 février 2022

— Tu es terrible, tu n’appelles jamais un tel, une telle. On dirait que tu t’en fiches complètement. Tu ne sais pas entretenir les relations, me confie mon épouse pour la énième fois à propos de tel ou tel événement où je devrais convier des personnes, ce que je ne fais pas la plupart du temps. L’autre jour aussi, on me laisse un message sur mon répondeur. Je l’écoute et puis je passe à autre chose. J’oublie de répondre. — Comment ? Mais tu n’as pas répondu ? Et tu attends quoi pour le faire ? Suis-je aussitôt repris dès que j’en parle entre la poire et le fromage, c’est-à-dire comme la plupart du temps, lorsque les choses me traversent. — Mais c’est pour ça exactement que tu n’as pas d’ami, tu ne sais pas t’en occuper, tu ne fais rien, on dirait que tu attends que ça te tombe tout cuit dans le bec ! Quelqu’un m’avait déjà dit cela, il y a très longtemps. J’étais enfant à l’époque, et l’essentiel de ma vie se déroulait dans mon imaginaire. Je ne pense pas que les choses aient vraiment changé depuis tout ce temps. J’ai des amis qui appartiennent plus à mon imaginaire qu’au monde réel. Cette prise de conscience est venue tardivement, je dirais aux alentours de la cinquantaine. Ce fut un vrai choc de le découvrir, une sorte de deuil, si l’on veut. Mais on se fait à tout. Vivre, c’est en grande partie cela : traverser toutes ces choses sur cette passerelle étroite qui relie le monde dit réel à celui dit imaginaire. Un étonnant va-et-vient. Si bien qu’en plein milieu de cette passerelle, on se demande bien ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. On devient le fameux chat de Schrödinger, ou Hamlet, ou Snoopy sur sa niche. Je veux dire qu’il y a de quoi avoir des doutes et, forcément, un brin d’humour. Mais une chose est sûre, la plupart du temps, lorsque soudain un ami se retrouve en face de moi, je reprends la conversation exactement là où nous l’avons laissée. Une abolition de la durée et des vicissitudes du temps immédiate s’opère, et j’ai l’impression de partager une sorte d’éternité. Très peu de personnes, de celles qu’on a l’habitude de désigner comme « amies », peuvent comprendre et accepter cet état de fait. C’est faire la nique au temps. Faire fi de toute obsolescence, de toute entropie. Et si ça ne fonctionne pas toujours, je dirais que c’est très rare, ça ne vient pas de moi. À la vérité, ça n’a pas fonctionné une seule fois, de toute ma vie. C’est le jour où j’ai retrouvé mon ami d’enfance à la foire de Sancoins, au marché des Grivelles précisément. Il y avait une chance sur un million pour que je tombe sur lui, et sans doute est-ce pour cela qu’au début ma joie fut forte. Mais très vite, en voyant son visage bouffi par l’alcool, ses mains rouges et gonflées de maçon, en écoutant ses borborygmes gênés face au citadin que j’étais devenu, un certain malaise s’est installé. Un malaise partagé immédiatement. La rencontre a duré très peu de temps, et c’était déjà très long, je m’en souviens encore. La prise de conscience d’un tas de choses, comme le simple fait que nous n’avions plus jamais eu le moindre lien depuis mon départ de l’Allier à l’âge de neuf ans. Et parallèlement, le souvenir de ces beaux moments partagés ensemble à jouer dans les arbres, à courir en forêt et dans les blés, à vivre cette enfance tout simplement. C’était mon « meilleur ami ». Voyez-vous comment l’imagination peut nous jouer des tours ? C’est surtout ce que je me disais à cet instant précis, dans la cacophonie des beuglements et mugissements de toutes ces bêtes agglutinées là pour parader à la foire. Il m’a regardé, et moi ses yeux. Je ne l’ai pas reconnu. Il n’y avait plus cet enfant dans le regard de l’homme, juste un voile derrière lequel j’ai subitement eu peur de ne rencontrer que du vide. La conversation n’a pas pu reprendre comme avant, à propos de l’excellent goût des cerises et des petites filles après lesquelles nous courions ensemble. Au lieu de ça, ce silence gêné d’être devenus autres. Une expérience comme celle-ci laisse des marques indélébiles. On se met à douter de tout, forcément, et surtout de soi-même et de notre façon d’envisager le monde et ses habitants. Suivit une longue période, à partir de cette date, où je considérais alors que je devais quasiment tout à ma seule imagination. Je me mis à étudier celle-ci avec la plus grande circonspection, et ma vie alors se resserra. Je devins d’une sécheresse telle que je ne me reconnus plus, moi non plus, en me rasant. J’étais devenu pareil à ce « meilleur ami » délaissé, en quelque sorte. Et lorsque je me toisais dans le reflet des vitres ou des miroirs, je n’avais guère d’empathie pour ce que je pouvais y découvrir. J’étais devenu Bucéphale, je détalais devant ma propre ombre, non pas par peur, mais par nausée. Ce furent souvent les femmes qui jouèrent le rôle d’Alexandre. Qui, me prenant par le colback et me retournant dans le bon sens vis-à-vis des soleils et de leurs aveuglements, me permirent peu à peu de reconquérir un semblant d’estime de moi-même, ou alors un dégoût tel qu’il menait, telle une carte au trésor, vers le grotesque, l’exagération, la caricature. Mais ce n’était encore que le pur jeu de mon imagination, évidemment. Une interprétation des rôles, celui de la victime, comme ceux des héroïnes ou des traîtresses. Cette histoire parallèle ne cesse de remanier nos propres clichés à l’infini, jusqu’à ce que l’on découvre finalement qu’ils ne sont que des choses tristes et terriblement banales. L’amitié est donc une histoire que l’on se raconte, la plupart du temps, tout seul. Avec, de temps à autre, une intersection dans une autre histoire tout aussi solitaire. Le fait alors de reprendre le fil de la conversation est exactement comme reprendre un livre de chevet avant de s’endormir. Il faut un quart de tour pour se souvenir de tous les personnages, les lieux, les événements, chausser ses loupes et repartir dans le fil des pages. Et c’est à peu près tout, de tout ce que j’en aurais retenu de vraiment tangible, j’en ai bien peur.|couper{180}

Carnets | février 2022

20 février 2022

Sans une bonne organisation, on perd vite le fil. Ensuite, une fois le retard pris, cela demande des efforts pour le rattraper ou le récupérer, peu importe le verbe que l’on posera là-dessus, tout le monde comprend ce dont je parle. Je veux aussi parler d’une certaine fidélité à tenir en laisse, ou par les rênes, sans qu’elle n’ait cette manie de vous tirer en avant et ne pose, comme une crotte, le dilemme de savoir qui, entre le maître et la bestiole, conduit le bal, nom de Dieu. La lassitude, chez moi, conduit régulièrement le bal. Une lassitude non attribuée, une lassitude abonnée à l’annuaire des absents. Une lassitude issue de l’absence tout entière, la mienne évidemment. Une absence mâchée lentement, puis remâchée encore, et enfin digérée. Avec parfois cette sorte de bonus : être las et absent à sa propre lassitude d’absent. On peut parler d’éveil, évidemment. Pas trop fort non plus, pour ne gêner personne. Perdre le fil… Au début, on se culpabilise forcément. Puis suit une période blanche où ce n’est pas vraiment que l’on se désintéresse, mais on n’arrive tout simplement plus à fixer son intérêt suffisamment longtemps pour qu’il germe, qu’il produise des ramifications, des feuilles, des bourgeons ou des fruits. Ce genre de conneries que tout le monde sait, à un moment ou à un autre, considérer pour ce qu’elles sont : de beaux prétextes, un genre usuel de divertissement. Ce qui fait qu’on se doit tout de même un peu d’honnêteté à soi-même sur cette fameuse angoisse de « perdre le fil ». Je veux dire que c’est tout bonnement une autre figure du désir, inédite cette fois, et qui, comme à chaque fois que l’inédit pointe son nez, flanque la pétoche et fait pédaler le hamster dans la cambuse. Bon Dieu, mais comment cela se fait-il que je sois si con, si ceci ou tellement cela ? Comment se peut-il que je prenne un tel panard à perdre le fil, en gros ? Par orgueil, comme toujours, évidemment. Y a-t-il quoi que ce soit d’autre dans la vie que l’orgueil, je veux dire, comme responsable de tout égarement ? Je disais hier : « C’est beau, on dirait que ça sort de la bouche d’un maître soufi… » Non mais quel con ! Des fois, je te jure, je ferais mieux de la boucler plutôt que de m’emmêler les pieds dans les nœuds que je noue tout seul. À moins que tout ne soit prévu dans ce plan depuis longtemps. À moins que l’égarement soit balisé, que perdre le fil ne soit qu’une façon, parmi toutes les façons possibles et imaginables, de trouver la voie invisible, justement et tout bonnement. La seule voie humainement possible, je veux dire, celle qui existe sous mes propres pieds, et aucune autre rêvée, imaginée, fantasmée. Ce qui, au bout du compte, inverserait toutes les opinions, et subitement s’il vous plaît, ces opinions que l’on ne cesse de chérir sur l’orientation en général et les quatre points cardinaux en particulier. Perdre le fil serait un levier encore plus puissant que celui d’Archimède. Pas pour soulever le monde, bien sûr que non, quelle ineptie, mais simplement pour soulever son cul du canapé. Une très bonne chose en soi. Et m’est avis, tout à coup, que ça sonne juste à ce moment où je l’écris : qu’il faut juste oser pour voir.|couper{180}

Carnets | février 2022

19 février 2022

peinture d'une de mes petites élèves C’est comme lorsqu’on tourne la dernière page d’un roman qui nous a plu, comme lorsqu’on voit un ami disparaître au coin de la rue, lorsqu’on comprend que la passion s’achève une fois sa tâche accomplie. Ou lorsqu’on se réveille soudain après l’orgasme, peu importe qu’il provienne de la chair ou de l’œuvre achevée. Un manque de gratitude total, semble nous murmurer encore et encore, alors que le fantôme de l’extase s’est à peine revêtu de son suaire et qu’il se tire au-delà. C’est rigolo, grotesque, burlesque, finalement, et je crois qu’il vaut mieux en rire, ou mieux : en sourire. Car c’est la tristesse qui nous est forcément échue en tant que consommateur. Dans ce personnage étriqué que l’on nous demande, sans toujours nous le demander tout haut, de pénétrer, comme on essaie de chausser des souliers trop petits. L’orgasme, devenu réflexe pavlovien, sitôt achevé, délaisse ce qui l’aura créé pour s’en détourner et se jeter presque immédiatement sur « autre chose ». Que ce soit une autre femme, un autre homme, une autre toile, peu importe ce sur quoi l’on jettera alors son dévolu pour réitérer l’expérience de l’orgasme. Au bout du compte, cela devient une dépendance. On ne peut aimer vraiment dans un tel but, ni peindre. On se rend compte tôt ou tard de cette supercherie. Et c’est là le moment important, d’ailleurs. Une fois qu’elle est vue, ferme-t-on les yeux, ou bien aiguisons-nous notre acuité ? That is the question. Ce n’est pas to be or not to be l’importance. C’est plutôt : suis-je un branleur, une branleuse, ou pas… ? Il n’y a pas vraiment de moralité au bout de cette réflexion. Plutôt un étrange soulagement, comme lorsqu’on rompt avec des personnes « chères », si chères qu’on leur a laissé la peau et les os la plupart du temps, avant d’oser prendre la poudre d’escampette sous peine de disparaître tout entier. D’ailleurs, ce sont souvent les mêmes personnes qui vous brandissent cette impérieuse nécessité d’orgasme à répétition, qui se servent de vous en tant que « chose », justement. Puis qui passent à tout autre chose sans même vous prévenir que vous êtes devenu « hors d’usage ». Ce qui pousse à considérer la toile différemment une fois la vanité de cette notion d’orgasme découverte. S’agit-il seulement d’évacuer une humeur, une pulsion, souiller les draps de coton ou de lin ? Ou bien de tout autre chose qui ne soit pas l’offrande d’excréments que les petits enfants s’enjouent à offrir à leurs mamans ? La maman bat des mains avec un sourire benoît en disant « encore, encore », et tout alors se passe très bien. La répétition proviendra du cœur, du ventre, ou du bas-ventre ainsi gagné. La maman fait une bouche en accent circonflexe en disant : — Tu ferais mieux de faire tes devoirs et de ranger ta chambre. Et on se retrouve alors rangé dans la catégorie des médiocres pour longtemps, avant de prendre du galon à l’envers, de devenir mercenaire, tueur à gages, curé. Ou peintre du dimanche.|couper{180}