janvier 2023
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis « ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ? » Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire « tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose. » La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression « être de parole », tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-2
Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
12 janvier 2023-2
manege_convention_vaugirar_paris Peu enclin à parler de résolutions en début d’année, il est tout de même nécessaire de mettre à plat tous les projets, ou embryons de projets, qui s’accumulent ces derniers temps. Ces derniers temps avant la fin des temps. Drôle. En peinture, il y a toutes ces expositions qui mènent déjà le travail jusqu’à 2024. Il ne reste qu’à continuer sur cette lancée et voir les thèmes surgir peu à peu, au fil du travail. Mais déjà, le rapprochement avec l’écriture devient plus clair. Disons que les possibles s’amenuisent tout à coup, en raison de l’autorité de certaines obsessions qui désormais durent plus longtemps qu’à l’ordinaire. La notion de milieu. La relation entre l’être humain et le milieu. La langue avec le milieu. La langue, l’écriture, comme bateau pour naviguer entre différents milieux. Prendre appui sur les films de Nurith Aviv, par exemple, ou sur les écrits d’Augustin Berque. Et dommage que je ne lise pas le japonais, sinon Tetsuro Watsuji serait à lire aussi, dans ces domaines. Mais pas de traduction, à part Fûdo : le milieu humain, traduit par Berque. J’avais pensé reprendre une symbolique, mais en revisitant les livres de Chagall et, récemment, les tableaux de Garouste, le risque d’être parlé plus que parlant m’effraie. Il convient donc de repartir à zéro, à chaque fois, en utilisant mon propre langage plastique, mon propre langage tout court. Cela exige encore d’aller creuser dans les profondeurs. Bref, travailler sans être dérangé, sans me déranger moi-même. Pas de dispersion inutile. Ce n’est pas inventer une symbolique, c’est surtout en témoigner telle que je la comprends intimement. Mais est-ce que je la comprends ou la connais ? Voilà une bonne question à se poser régulièrement. Ne pas avoir peur de dire : je ne sais pas ou tiens, il y a aussi ça et ça que je n’avais pas vu. La peinture est une expression de tout ce que je traverse, de ce dont je suis imbibé, du matin au soir. Donc, normalement (drôle), je n’ai même pas à y réfléchir. Juste peindre, et les choses se mettront en place à leur façon, comme d’habitude. Concernant l’écriture, là aussi, il y a un fourmillement d’idées. Mais je m’en méfie, car souvent cette agitation masque un vide, une crainte, une angoisse. Le fourmillement n’est qu’un pansement. En tous cas, continuer à écrire sur le blog reste une discipline à poursuivre. Cette année, j’ai appris de nouvelles choses sur la publication. Notamment un certain détachement, surtout quant à la réception potentielle des textes. Je m’en suis presque complètement détaché. Presque : cela empêche de se mentir trop, bien sûr. Le fait que ce blog devienne de plus en plus un carnet ouvert me permet d’aller encore plus loin dans un creusement personnel. De faire sauter des entraves, de dynamiter des gênes, une fausse pudeur (y en a-t-il de vraies ?). De parler ma langue. Et, étrangement, d’être au premier rang pour la lire. D’ailleurs, l’important n’est-ce pas cela pour un apprenti, un étudiant : apprendre à se relire pour mieux se familiariser avec ses fautes, ses écarts vis-à-vis d’une norme, d’une doxa ? Et, par là même, s’en écartant, créer la sienne. (J’exagère ? Non.) Pour commenter cette langue, texte après texte. Que faire de tout cela ensuite ? Cette ritournelle n’a pas d’importance. Un carnet, comme un blog, reste un carnet et un blog. Ce n’est pas une œuvre littéraire. (Et c’est sans doute parce que ce n’en est pas une que c’en est une.) Mais ces moments où je m’écris sont devenus une nécessité. Et au moment où l’on doit se passer de tant de choses nécessaires, être tenu par une nécessité qui ne nous assomme pas mais, au contraire, nous tient en éveil, est plutôt de l’ordre de l’aubaine. Sur un plan plus sombre, la notion de bateau pourrait aussi être celle de la boîte, du cercueil, d’une autre navigation. Une navigation qui se tient toujours là, en parallèle, et qui parfois me rassure. En tous cas, elle relativise agréablement tout ce que je pourrais prendre trop au sérieux. Il faut la conserver, même si parfois elle me fait passer de foutus quarts d’heure, des caps Horn à la chaîne. Mais j’ai l’impression que l’humour en ressort toujours plus fort, plus fin, moins méchant. Il faudrait étudier aussi cet étrange phénomène d’inertie, qui naît souvent à contre-courant de toute situation dite normale ou obligée. Une inertie qui va parfois contre mon propre désir, surtout quand ce désir n’est pas si propre que cela. Quand il s’agit d’un désir emprunté, à fort taux d’intérêt, à l’instar des prêts bancaires ou prêts à la consommation. Ce genre de désir qui mène à l’endettement ou à l’asservissement. L’inertie y met un holà, un bon tamis pour chercher l’or de la rivière. Donc, rien n’est encore fini, comme je le pensais hier ou il y a deux jours, dans un creux. C’est fini et, en même temps, ça ne cesse de recommencer. Drôle, aussi.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
21 janvier 2023-2
Ta résistance à l'engouement actuel envers le développement personnel, comment te l'expliques-tu, sinon par cette apparente facilité due à des formules, des mantras à ressasser, les œillères grâce auxquelles il serait indispensable de se réfugier dans une pensée positive, ce qui te paraît aussitôt erroné sans que tu n'en comprennes au début la raison ? Sans doute pour avoir toi aussi traversé ces formations, étudié les rouages, les trucs, les combines, tout un artisanat de la manipulation à des fins décevantes. Vouloir être heureux, notamment, tu te demandes encore ce que cela signifie, sinon imaginer toujours un ailleurs pour ne pas regarder en face une réalité bien plus complexe que seulement basée sur la joie, le bonheur ou la tristesse, la désespérance. Une réalité amputée, une réalité réduite à une binarité insupportable. Cela demande un effort incroyable, quand tu y repenses aujourd'hui, de parvenir à s'extraire de cette binarité. L'effort nécessaire pour voir ces deux aspects confondus et être soudain, grâce justement à ce mélange, cette confusion, ce chaos apparent, être en mesure d'en extraire une fréquence, une couleur, un son. Aussi, quand tu tombes sur cette vidéo de Luc Bodin, attiré par la miniature qui représente ce vieux symbole lémurien, tu hésites. Tu te dis quelle soupe va-t-il donc servir en prenant appui sur l'imaginaire, quelle manipulation encore derrière les apparences. Tu visionnes la vidéo qui ne t'explique pas grand-chose que tu ne saches déjà. Puis tu passes sur une toile que tu as apprêtée quelques jours avant. Tu fermes les yeux, tu vides toutes tes pensées et tu laisses venir ce qui doit venir. Quelques heures plus tard, tu reçois un mail étrange, une vidéo qui évoque le parcours d'un kiné non-voyant avec, en pièce jointe, son livre « Être, Énergie, Fréquences ». Il s'agit de Jean-Claude Biraud que tu ne connais pas. Il te faut à peine deux heures pour avaler le livre. Surprise de constater les mêmes émotions éprouvées autrefois qu'à la lecture de Castaneda. Mais présentées cette fois d'une façon scientifique, raisonnable, argumentée avec preuves à l'appui. Ce qui te scotche n'est pas tant le contenu de ce livre cependant. Par intuition, le seul fait que tu comprennes tout immédiatement est déjà étonnant en soi, mais ce n'est pas cela l'information que tu en retireras. C'est la ténacité de l'homme poussé par sa curiosité, son désir de comprendre, par une attention à certaines choses dont nul à part lui n'est en mesure d'établir des passerelles, des liens et de les présenter ainsi surtout. Et aussi une grande leçon d'humilité car il n'hésite à aucun moment à s'adresser aux autres, à des personnes travaillant chacune dans une spécialité, au risque de se faire traiter d'hurluberlu, ce qui n'arrive en fait jamais. C'est exactement cette partie manquante que tu relèves soudain dans ton parcours : le fait de ne jamais oser t'adresser aux autres, de persister quelles que soient les difficultés nombreuses rencontrées à rester seul, à creuser dans cette solitude qui t'a toujours paru essentielle, incontournable. Bien sûr, tu as lu des milliers de livres, bien sûr tu as rencontré des milliers de personnes, mais tu n'as jamais osé parler de tes recherches, tu n'as jamais cherché à les confronter, à les valider ou invalider. Tu regardes ton tableau ce matin, tu peux y retrouver la croix lémurienne, mais déformée par des forces étranges, comme par une volonté encore vivace de fabriquer tes propres symboles tels que tes filtres les adaptent à partir d'une réalité établie, une réalité qu'on ne saurait impunément remettre en question. Puis le soir, lecture des derniers cahiers de Kafka, cette histoire de bûcherons joyeux qui reste en suspens, des paragraphes qui soudain s'achèvent par un « parce que ». Et pour parachever l'ensemble, la lecture de deux ou trois witz de Biro, quelques velléités d'identification avec le personnage du bouffon que tu laisses tomber car le sommeil t'emporte.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
21 janvier 2023
Ils te demandèrent d'être attentif, se plaignirent que tu ne le serais jamais assez ; que ton attention ne se dirigerait jamais assez sur ce qu'ils auraient désiré, aimé, voulu ; mais malgré toute ton incompréhension, puis ta bonne volonté et enfin la peur d'être battu, tu n'y pouvais rien, ton attention résistait de toutes ses forces — si l'on peut accorder à celle-ci une volonté, un désir d'autonomie. Et c'est devenu une norme pour toi pendant longtemps, des années, que celle d'être moqué, rabroué, puni, puis de te culpabiliser à cause de cette carence, cette faute d'attention à cette sphère de préoccupations considérée comme essentielle pour eux. On te traita de nombreux noms, on crut à un handicap, à une tare causée par une défaillance génétique, et la seule thérapie à leur disposition fut la brimade, l'humiliation, les stations prolongées dans des placards à balai, dans l'obscurité de la cave sous la maison, des privations de toutes sortes et qui, au lieu de te remettre dans le droit chemin, provoquèrent tout le contraire. Un cercle vicieux qui dura longtemps, bien après que tu sois parti de la maison, un schéma que tu transportas avec toi et que progressivement tu te mis à examiner puisqu'il parut être, à certains moments de ton existence, ton seul bagage. Ce prisme logé quelque part sur ta zone frontale, et qui arbitre encore aujourd'hui les élans de ton attention vers ce que peu de personnes ne regardent jamais, ce dont ils déclarent ne pas voir, ne pas être intéressés de voir. Le réseau invisible à la plupart, d'un ensemble de coïncidences, susceptible de provoquer des émotions troublantes, un déséquilibre, celui-là même dont naissent des pensées inédites, étonnantes, voire loufoques, à la manière d'un contre-poids. Lorsque tu tombes sur les ouvrages de Carlos Castaneda, quelle surprise de constater qu'il existait des gens qui s'étaient intéressés à ce prisme de l'attention ! Tu n'étais donc pas tout seul et ce fut un soulagement véritable. La notion de point d'assemblage que Don Juan enseigne au chercheur, au savant imbu de sa science, de son cartésianisme, autant dire victime d'une ignorance totale de ce réseau d'informations précité, t'a entraîné sur la voie chamanique dont tu ne t'es plus jamais écarté. C'est-à-dire en résumé, accepter ta différence en tout premier lieu, accepter que ton attention se dirige vers ce vers quoi nul ne la dirige jamais, accepter la solitude infinie qui découle d'une telle acceptation, puis avaler de petites pierres, des petits cailloux, jour après jour pour t'habituer à la souffrance que ces corps étrangers provoquent en pénétrant ton gosier, ton intérieur, jusqu'à ce qu'ils finissent par en faire partie totalement, devenir ton intimité et celle-ci en retour, en échange, devenir la leur.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Dans le fond, tu n'es pas différent de Madame Verlaine ; elle dit qu'il pue de la gueule, ce type-là, ce Rimbaud, en plus d'avoir des puces, et pour être poète, elle veut bien, mais c'est quand même louche. C'est affaire de congruence comme on le dit aujourd'hui. Être poète et puer de la gueule, il y a quelque chose qui ne va pas. Et toi, tu le penses aussi, bien sûr. Comment peut-on écrire des merveilles et en même temps être si sale ? Ça ne t'aura jamais échappé, pas besoin d'attendre la vidéo qui t'inspire ce texte tout à coup. Déjà gamin, la saleté te paraissait le préambule obligé à toute merveille à venir. Il fut un temps, très lointain, où tu vénérais la saleté car elle possédait une fonction initiatique. Que s'est-il passé depuis ? Quand es-tu tombé dans l'obsession partagée d'apparaître propre ? De devenir une Madame Verlaine toi aussi ? Eh bien, tu as traversé le temps, mon cher, tu as découvert la douche, le savon, le mariage et surtout, tu sais désormais que tu n'es pas Rimbaud, que tu ne l'as jamais été, tu ne le seras jamais.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Mais non, ce n'est pas une question d'organisation ; ça, tu vas l'entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t'apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n'en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps. Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t'emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n'en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d'attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l'explosion d'émotions quand tu l'as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d'un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ? Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l'as bien compris, ton temps à toi n'est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : 'je n'ai pas le temps' parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l'instant d'être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos... L'inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l'organisation, de l'emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n'arrives pas à t'ôter de l'esprit qu'il s'agit de s'occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu'il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s'opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire. Le désir de réaliser, le but, l'objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n'y a que l'écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d'importance, ta propre idée d'importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l'urgence d'écrire pour se tenir prêt à toute fin. La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l'écriture seule te permet d'étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l'amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d'un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d'étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre. Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l'exercice, à l'étude ? N'est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d'œuvre, à une idée d'achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l'étudier, c'est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l'oubli sans plus y penser. Mais l'écriture t'attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c'est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c'est-à-dire pour toi un prétexte ? S'enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c'est elle encore qui produit ce que tu penses n'être qu'une agitation, c'est-à-dire le simple fait ou la sensation d'être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu'à la fin de ta vie. Le fait de l'écrire change-t-il quelque chose ? Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l'eau. Sur la berge, des personnes t'appellent que tu n'écoutes plus. En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t'obstines à vouloir penser l'impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu'un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t'en souviens même plus tant elle est profonde. On meurt seul, même entouré, c'est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l'illusion que l'on s'invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C'est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d'un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ? La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu'une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu'est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s'oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d'être raisonnable ? La peur d'un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d'orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."|couper{180}
Carnets | janvier 2023
19 janvier 2023-2
On ouvre un pot pour goûter la confiture, ça résiste. Merde, c'est de la pâte de fruit. Du coup, la recette n'était peut-être pas fausse, c'est juste qu'on aura trop fait cuire. Encore une poignée de grains à moudre, tiens. Ce n'est pas si mauvais que ça en plus. Oui, mais ce n'était pas le but. On ne peut pas l'étaler sur les biscottes.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
19 janvier 2023-3
Ce que tu trouves étrange et que nul autre ne semble voir. Ou n'en parle. Le fait de vivre est en soi tellement étrange. Ensuite, partager cette sensation permanente d'étrangeté est-il utile, intéressant ? Est-ce encore une façon de dire quelque chose sur soi, d'attirer l'attention quand on estime être dans une carence ? Autant de questions sans réponse définitive. Le doute lui aussi devient étrange après toutes ces années, presque comme n'importe quelle certitude. Le doute quant à toute cette fameuse perte de temps que l'on ne cesse de te seriner depuis toujours, quand tu devrais te concentrer sur des choses qui rapportent. Comme si les choses étaient des chiennes ou des chiens. Certains chiens peuvent éprouver une fatigue envers leurs maîtres, et parfois refuser de rapporter, voire ils peuvent mordre tant on les aura désespérés, maltraités. Et là, l'étrangeté se métamorphosera en délit, en crime, mots-valises pour enfermer, en appuyant bien dessus, l'incompréhension, ou l'incompréhensible.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
19 janvier 2023-2
Giacometti, bien sûr : ce qui reste après l'effort, la ténacité, la volonté, l'effacement du superflu, de la fioriture, du trouble qui brouille la vue, et de tant d'autres raisons bien plus obscures encore. De celles nécessaires, indispensables pour éliminer. Ce n'est pas facile d'éliminer. Boire des litres d'eau ne suffit pas. Courir autour d'un stade, en forêt, sur la plaine peut aider, à condition que l'on s'y tienne régulièrement, car il n'y a guère d'autre mot que celui-ci qui vaille. Prendre l'habitude d'éliminer, facile selon les dires : à peine un mois, une trentaine de jours pour que ça devienne comme une drogue dont on ne peut plus se passer. Mais est-ce vraiment suffisant ? Physiquement sans doute, mais pour écrire, une autre paire de manches. Un véritable parcours de combattant. Ce qui, bien sûr, te fait songer à ces tueurs à gages dans les polars, ceux qui ont pour charge d'éliminer, ceux à qui l'on confie un contrat, et qui le remplissent sans ciller, sans émotion. Tout ce que tu as tant de difficultés à accepter. Le crois-tu vraiment ?|couper{180}
Carnets | janvier 2023
19 janvier 2023
Autobiographie par les objets, comment on les convoque, comment on parle de ces objets, quelle relation on s'invente ainsi avec eux. J'ai relu le texte si émouvant de François et j'allais lui emprunter le pas quand, soudain, dans le dernier paragraphe – et j'étais passé à côté à la toute première lecture – ce déclic, cette découverte : il semble biffer en quelques mots tout le déroulé dans lequel il m'aura entraîné. S'abstraire de l'injonction à faire mémoire est ce qui nous aura permis d'avancer. C'est la seconde fois en une heure à peine ce matin que je me heurte au même obstacle. Je voulais réécrire ma bio, refaire une page web regroupant, pour les lieux d'exposition, qui je suis, ce que je fais, pourquoi je le fais et quelques photographies de mon travail. J'ai commencé à écrire cette bio et, presque aussitôt, j'ai vu surgir dans ces quelques lignes commencées moult détails, jusqu'à la couleur du tapis, rouge, de l'escalier menant jadis à ce tout premier logement, chez mes grands-parents paternels. Au bout de 600 mots, j'ai stoppé net. Quelque chose coinçait. Je me suis dit : 'Pourquoi fais-tu ça, qui cela va-t-il intéresser ?' puisque le but est de ne donner que quelques éléments biographiques succincts mais essentiels pour saisir un parcours. Cette injonction à faire mémoire, bien sûr, ne peut plus m'échapper ce matin. Je comprends confusément qu'elle est un désir d'autant plus bizarre que dans ma vie réelle, si je peux dire, j'ai justement fait l'impasse sur le souvenir, la mémoire, et que c'est bien ainsi que j'ai pu avancer sur tant de chemins divers, découvrir tant de territoires inexplorés. Donc, encore une fois, un vacillement dans le cadre de l'écriture entre la forme et le fond. Désormais, il s'agit de ruser, d'être beaucoup plus malin. Tu sais que de toute façon, sitôt que tu écris, même une liste de courses sur un simple bout de papier, si tu décris une pièce, un objet, tu ne sais que parler de toi, toujours, que de toute façon tu es enfermé là-dedans. Est-ce une malédiction ? Pour le lecteur certainement, si tu ne te renouvelles pas. Ensuite, tu peux aussi continuer à te dire que tu te fous du lecteur, mais tu es aussi le lecteur, donc dès que tu peines à te relire, prends ça comme un indice, jette-toi dessus, ne te contente plus sentimentalement d'un à-peu-près. Éberlué aussi de constater un cheminement parallèle dans la peinture, le retour à un enseignement quasi académique désormais dans les cours que je dispense. Pourquoi ? Ce n'est pas parce que ce que j'offrais était mauvais mais sans doute trop philosophique, trop intellectuel, bien que présenté d'une façon ludique. Non, ce n'est pas cela, c'est juste que l'on ne met pas la charrue avant les bœufs, que la technique, si fastidieuse apparaisse-t-elle a priori, doit être apprise en premier lieu afin de pouvoir s'en libérer ensuite. Il y a aussi une possibilité d'effacement de soi, de ce personnage parfois si encombrant pour soi et les autres, grâce à ce cheminement dans lequel on se concentrerait sur des fondamentaux. D'ailleurs, aux dernières nouvelles d'hier soir, si les élèves sont surpris par ce changement de cap de ce second trimestre, et bien que je les aie avertis par avance au terme du premier, ils râlent pour la forme mais ils sont soulagés, presque contents. Et aussi, après ces quelques considérations, que vas-tu peindre, écrire maintenant ? Sous tes pieds, un grand vide vient tout juste de se créer. Est-ce que l'on peut peindre, écrire cela ? Par l'usage de subterfuges alors, d'une contrainte, ce que nous ont enseigné Perec et François, mais cette nécessité t'est plus claire en peinture, tu la connais déjà depuis longtemps. Donc faire confiance à la porosité des échanges, aux vases communicants. Sans confiance on n'est rien, sans optimisme non plus. Et quand bien même on ne serait rien, l'optimisme et l'humour, eux, sont quelque chose.« Ce texte relève clairement de la catégorie »Carnets". Il s'agit d'une réflexion méthodologique sur l'écriture autobiographique et la création artistique, mêlant considérations sur l'enseignement et questionnements sur la mémoire. La thématique principale est la tension entre le désir de mémoire et la nécessité d'avancer, entre technique et création libre.|couper{180}