janvier 2023
Carnets | janvier 2023
16 janvier 2023-4
Je lis Kafka. Depuis que j'ai dû me procurer à nouveau le Journal sur Recyclivre, je ne le lâche plus. Si j'osais, je dirais très facilement, sur le ton d'une conversation normale, que je suis Kafka. Si cela n'était pas totalement ridicule. C'est parce que chaque phrase que je lis, j'ai cette impression étrange de l'avoir écrite moi-même. Et si on me parle de Kafka, j'ai aussi, bien sûr, la même impression qu'on est en train de parler de moi. Cela me fait penser soudain à ce mot tristement à la mode : intégrisme. Quelle chance d'avoir de si bons réflexes ! C'est-à-dire que l'on peut lire un livre, religieux ou pas d'ailleurs, et y déposer tellement de désirs troubles, toute une intimité, que l'on finit soi-même par devenir ce livre, jusqu'à vouloir même s'approprier l'auteur qui l'a écrit. Encore que, lorsqu'il s'agit de Kafka, possible de prendre ça avec humour. Mais que penser des intégristes de la Bible, du Coran, du Petit Livre rouge, et de Freud ? C'est sans doute que la fonction d'un tel engouement est de remplir un vide, puis de se l'expliquer ensuite, très sommairement d'ailleurs. Mais suffisante pour générer le mouvement perpétuel d'une boucle. Généralement une explication qui n'explique rien du tout, de préférence.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
16 janvier 2023-3
En exergue au Voyage au bout de la nuit, cette petite phrase comme un aveu : « C'est de la faute à l'imagination » ou « Tout n'est de la faute qu'à l'imagination ». Flemme d'aller regarder dans ce livre que je n'ai plus ouvert depuis des années. Peur, probablement, de me faire happer par lui une fois encore. De subir encore une fois la même dépression qu'il causa lorsque je tombai dessus à la sortie de l'adolescence. J'ai toujours eu cette facilité à m'imbiber comme un buvard du ton, de l'esprit de tels auteurs. Et, forcément, si cela se produit, c'est qu'il y a, en amont, un terreau propice. Je me suis toujours demandé comment je parvenais à comprendre ce que je lisais dans un livre. J'imagine qu'on le porte tout autant en soi que son auteur et que de le lire nous fait soudain le découvrir. D'où ensuite cette ambiguïté concernant la notion de propriété du texte, assez risible lorsque j'y repense. Cela peut d'ailleurs aller chez moi jusqu'à imiter le ton, le style de certains auteurs que j'affectionne particulièrement parce que, naïvement, emprunter la musique me procure l'illusion de pouvoir y poser mes propres paroles. Encore que « propres paroles » soit un terme ronflant. Disons que la musique aide à exprimer l'imagination sur des thèmes communs en espérant trouver une mélodie personnelle. Ce qui n'est pas complètement idiot car les Chinois, dans le domaine de la peinture, n'ont toujours pratiqué qu'ainsi, en copiant, recopiant les maîtres jusqu'à ce qu'à un moment, un écart se produise par inadvertance chez l'élève et qui sera nommé « style d'un tel, style d'un autre ». Il y a donc, dans la copie, une réalité vers laquelle on s'efforce de se rapprocher, et ce sera souvent l'impossibilité de s'en rapprocher totalement, cet écart, dans lequel il faudra puiser sa propre manière, sa propre voix, son propre ton. Est-ce que cet écart peut être nommé imagination ? Peut-être. Mais à mon avis, le désir ou l'obligation de copie, pour apprendre, appartient déjà à l'imaginaire. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une histoire que l'on se raconte de génération en génération. Une histoire qui a fait ses preuves, pour ainsi dire, suffisamment pour qu'on la nomme réalité. Paradoxe dont je m'aperçois encore une fois de plus : j'ai toujours été un fervent défenseur de l'imagination en peinture. C'est ce que je ne cesse de seriner à mes élèves depuis des années : « Surtout ne prenez pas de modèle, ne copiez pas, allez plutôt puiser les informations dans votre mémoire, vos souvenirs, votre imagination. Lâchez-vous donc. » La raison d'une telle stratégie est que je n'ai affaire la plupart du temps qu'à des personnes ayant allègrement dépassé la cinquantaine, voire plus âgées ; j'ai très peu de jeunes. Donc trop fastidieux de commencer par les études académiques de pots, de bustes en plâtre, la reproduction de photographies des œuvres de grands maîtres. Je me dis que c'est tellement chiant, pour avoir traversé tout cela jadis moi-même, qu'il serait incongru de l'infliger à ces personnes, que sans doute elles s'enfuiraient, et que je me retrouverais alors gros-jean comme devant avec seulement une poignée de clients. Mais je me demande ce matin si ce n'est pas pure supputation de ma part, une interprétation de ma propre histoire, et de surcroît mal comprise, mal digérée. Comme si un aveuglement constitué de préjugés, d'a priori, était l'obstacle. En fait, de l'orgueil. De la vanité. Car ma vérité, elle aussi, n'appartient qu'au même domaine que tout le reste, elle n'est qu'une histoire que je me raconte à moi puis aux autres pour essayer de la valider. De m'en convaincre moi-même surtout. Et d'expérience, c'est si désagréable de poser le doigt dessus que cela procure l'amère sensation d'une très réelle réalité par conséquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
16 janvier 2023-2
Tout a un prix, y compris l'écriture. Et si on établit la liste des ressources, des sacrifices à faire pour se payer ce luxe, c'est au bout du compte un prix très élevé, sans doute aussi élevé que l'exigence qui pousse chaque jour à recommencer. Il semble que ces derniers mois, j'ai dû vendre au clou tout ce qui me restait d'entregent, de mondanité, de diplomatie et j'en passe, pour me jeter comme un désespéré dans l'acte d'écrire des choses que je jugerais moins mièvres ou désolantes à les relire. C'est un travail à la Giacometti que celui qui consiste à ôter petit à petit tous les actes, les habitudes dans lesquels on se réconforte en se disant : « On me lit — je peux donc en toute logique continuer ». Mais ce réconfort est trouble si on l'examine de près. Une satisfaction qui met encore le doigt sur un écart à combler. Écart qui sans doute, si on parvient à le combler - mais en est-on jamais certain ? - serait celui qui transforme une écriture de complaisance en quelque chose de plus substantiel. Et dans ce cas, substantiel signifierait quoi pour toi ? Tu penses aussitôt à la matière bien sûr, et surtout au vide insupportable quand elle s'absente, qu'elle n'existe pas. Matière et mère, bien entendu. Donc il n'est pas idiot à ce point de ton parcours d'imaginer que l'écriture est une invocation. Qu'elle s'adresse à ta propre mère serait si décevant, encore que cela vaudrait la peine de l'accepter. Cela t'ouvrirait en tout cas en grand les portes de la prison dans laquelle tu t'es enfermé. Et cet intérêt de plus en plus accru pour tout ce qui tourne autour de ton fantasme de judéité trouverait peut-être enfin un sens qui t'échappe terriblement en ce moment. Tu serais même prêt à t'inscrire et à payer pour effectuer des recherches sur ce site de généalogie célèbre. Remonter à l'histoire de tes ancêtres estoniens. Mais quand tu découvres au hasard d'un article que les premières pièces d'identité fournies aux ressortissants des colonies juives ne remontent qu'à 1863, sans oublier les ravages effectués par l'administration soviétique puis la Shoah, toute trace anéantie à jamais, le sol se dérobe sous tes pieds. Impossible d'obtenir des preuves administratives, de te fier à des documents authentifiés. Tout un pan de l'histoire de ta famille impossible à vérifier. Et pourtant, quand tu es devant ton écran, tu sens une foule qui ne cesse de te murmurer : « Continue, vas-y, tu y es presque, tu vas nous retrouver, tu vas nous racheter, grâce à toi nous n'aurons pas vécu en vain. » Ce qui certainement me fera frissonner de honte quand je me relirai.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
16 janvier 2023
Il va faire plus froid cette semaine. Cette pensée est déjà là dans l’atelier. Elle est en toi. Ce que ton père a fait en Algérie n’est pas différent de ce qu’ont fait tous les hommes depuis que la guerre existe. Qu’ils continueront à faire pour que la guerre subsiste. Que ta mère juive se jette soudain dans les bras d’un nazi, voilà ce qui peut résumer l'athmosphère glaciale. D’autant qu’elle ne s’y jette pas par amour -elle l’avouera plus tard-encore et encore. Elle voudra enfoncer le clou encore plus profondément. —Elle préfèrait -dit-elle- la sécurité qu’offrait alors ton père. Et tu peux alors l’imaginer dans mille circonstances de l’histoire tout à coup, et aussitôt la juger, dans ces moments si précaires où un choix s’imposerait pour conserver une intégrité une dignité. Ce mauvais choix qu’elle effectue et d’une façon tellement systématique que c’en devient troublant... Ce qui la pousse ainsi à choisir les camps du pire ; tu l’ignores bien sûr et cependant la juges . En d'autres temps elle n’eut été qu’une tondue parmi les autres. Une faiblesse. Une béance. Un vide affreux. aussi affreux que celui dans lequel tu t’es engouffré toi-même croyant pouvoir fuir ce vide. Et au bout du compte ces deux vides n’en font finalement qu’un, cette sensation de froideur infinie ne te fait pas fuir, au contraire. Tu te sens capable ce matin de la transformer en lave. Est-ce que tu n'as pas passé assez longtemps à vouloir racheter je ne sais quelle faute qui n'est pas la tienne ?|couper{180}
Carnets | janvier 2023
15 janvier 2023
Le rêve d’un deuxième cerveau. Déconnecté, mais là, toujours. On y plonge sans y penser, comme on tourne un robinet. Ce matin encore, tu t’es adressé à ChatGPT. Une page HTML à corriger, un doute technique. Tu aurais pu chercher, tâtonner, essayer. Mais non. Tu tapes ta requête. La réponse s’affiche : efficace, propre. Rien d’étonnant pourtant. Tu le sais bien, ce code, tu aurais pu l’écrire seul. Si seulement tu avais pris le temps. Le temps de l’essai, du raté, du détour. Ce temps où quelque chose surgit — un détail inattendu, une idée qui s’impose par accident. Mais l’intelligence artificielle ne connaît pas les accidents. Elle va droit au but, supprime le hasard. Et qu’est-ce que le hasard sinon la vie elle-même ? Le drame et la comédie, la poésie et le tragique ? Tout ce qui fait que nous avançons en trébuchant. Tu te rends compte que dans cette dépendance naissante à l’outil, c’est ton propre cerveau que tu oublies. Celui qui hésite, qui cherche, qui se perd pour mieux trouver. Ce matin encore, tu as choisi la facilité — ou peut-être était-ce la paresse ? Mais à chaque fois que tu fais ce choix, quelque chose se retire du monde. Une part de toi-même s’efface. L’outil est là pour aider, dis-tu. Mais il te vole aussi : le hasard des chemins non empruntés et cette lenteur où parfois naît une fulgurance. Alors tu te demandes : que reste-t-il quand tout devient rapide et sûr ? Où est passée cette part d’incertitude qui faisait de chaque geste une aventure ?|couper{180}
Carnets | janvier 2023
14 janvier 2023-2
On commence par là, ce qui bute. Toujours. Ce qui empêche. Le doute, comme une pierre dans la chaussure, sur cette voix qu’on a quand on parle et celle qu’on a quand on écrit. Deux voix, deux corps, deux rythmes. Et la question qui revient, lancinante : laquelle est la vraie ? Est-ce qu’on s’entend parler comme les autres nous écoutent ? Est-ce qu’on se lit soi-même comme les autres nous lisent ? Ou bien tout ça n’est qu’un jeu d’échos mal accordés ? Quand tu parles, tu n’es jamais seul. Toujours un autre en face, ou à côté, ou même au-dessus. Alors tu ajustes, tu tailles dans le vif de ta langue, tu fais simple pour que ça passe. Une langue de surface, fonctionnelle, avec ses silences entre les phrases courtes. Et ces mots qu’on répète sans même y penser : bonjour, bonsoir, bonne journée. Une hypnose sociale où chacun joue son rôle. Mais toi, dans ce jeu-là, tu t’effaces un peu plus à chaque fois. Et puis il y a l’écriture. Là où personne ne te regarde en direct. Là où tu ne sais rien du lecteur, et où pourtant tu ne perds pas de temps à l’imaginer. L’écriture n’a pas besoin de plaire ni de convaincre ; elle creuse son propre sillon. Elle dilate le temps ou le contracte selon son bon vouloir. Elle agrandit un instant jusqu’à l’infini ou condense des années en quelques lignes. C’est un espace à part, où le lieu et le moment deviennent malléables. Mais il faut remonter loin pour comprendre pourquoi cette fracture existe entre l’oral et l’écrit. L’enfance, toujours elle. Ce moment où tu as tenté d’utiliser ta propre voix et où personne ne t’a écouté. Ou pire : on s’en est moqué. Alors tu as appris à parler comme tout le monde, dans une langue réduite au strict nécessaire. Une langue qui protège mais qui ne dit rien des mystères auxquels tu te heurtais déjà. Et pourtant, avec le temps, une autre exigence est née : celle de la justesse. Dire ce qui est vrai, même si ça brusque. Ne plus tolérer la fausseté dans les échanges. Parfois au point de couper court, brutalement. Mais quelle énergie perdue à entrer dans ces jeux sociaux pour les refléter comme un miroir ! À quoi bon ? Alors écrire devient une manière de reprendre pied. Pas une solution simple ou définitive — non, écrire pose d’autres problèmes — mais une tentative d’intégrité face aux compromis imposés par la parole. Écrire pour chercher cette voix unique qui vacille entre deux mondes. Et peut-être que c’est ça finalement : accepter que cette tension entre l’oral et l’écrit ne disparaisse jamais vraiment. Parce que c’est là que tout se joue : dans ce frottement entre ce qu’on montre et ce qu’on est vraiment.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Travaux en cours
Un peu moins disponible en fin de semaine, mais avancée tout de même sur deux des 6 toiles en cours. Acheté deux grandes toiles 137x97 cm pas encore préparées. Si je parviens à 4 achevées ce mois ci je serai bien content. huile sur toile 60x80 huile sur toile 100x80|couper{180}
Carnets | janvier 2023
14 janvier 2023
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme « alimentaires » par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat. Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte. Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’« à peu près ». Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant. Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie. Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un « entubeur ». Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ? Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait « complètement con ». Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste. Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
L’excitation
Le cru ne t'excite que par ce qu'il suggère, autant dire qu'il ne t'excite pas sans cela. Que c'est la suggestion la cible. Dis-moi des mots crus mais si ceux-ci tombent d'une bouche ouvrière, d'une bouche qui peine à gagner son pain, d'une absence d'éducation, d'une grossièreté , d'une tendre maladresse - ce qui n'arrive jamais dans la réalité, mais plutôt de personnes distinguées où plutôt qui s'évertuent à le paraître ,mais que tu soupçonnes être d'une vulgarité crasse, alors tu te réjouis aussitôt, tu t'excites d'apercevoir une terre promise, celle où enfin la fausseté tombe le masque, est à nue dans sa sauvagerie sa fragilité, sa vulnérabilité. Serait-elle ainsi enfin acceptable voire aimable ? Cette guerre contre la fausseté qui t'occupa une vie entière semblable à toutes les guerres. Aussi inutile, puéril qu'elles le furent, le sont, le seront toujours. Dis- moi bite chatte suce lèche encore enfonce plus fort plus loin encore défonce moi et aussi cul queue salope salaud chienne chien couilles — vide donc ton putain de sac que l'on puisse enfin respirer et baiser comme des bêtes -en éloignant de nous toute cette confiture de sentiments factices hypocrites. Évidemment que ça ne se fait pas, que ce sera toujours mal pris sauf si... sauf si quoi au fond le sais-tu toi-même ? l'amphibologie de la baise et du baiser ne t'auras jamais échappée, sauf que tu ne l'as jamais résolue vraiment que tu te tiens toujours dans l'entre-deux. Tu commentes des commentaires de commentaires. Et si tu as souvent pensé depuis cet entre-deux pouvoir te glisser au travers de la décision, l'éviter, tu t'es sûrement ainsi complètement égaré. Et donc ton problème avec le choix n'est rien d'autre qu'un reflet de l'excitation que crée cet entre-deux. l'excitation et le doute. Puis le manque d'étonnement au fil des années de constater la dépression causé par la moindre certitude. D'ailleurs en peinture ce qui t'excite c'est de ne pas savoir ce qui va arriver, tu tâtonnes, tu essaies d'attraper ton désir qui se défile aussitôt que tu penses le saisir, le résultat ne t'importe qu'à la façon d'une ejaculation et cette tristesse cette solitude qui l'accompagnent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
traduire
L'erreur est peut-être celle qui consiste à penser que pour traduire un texte d'une langue étrangère, tu dois d'abord pénétrer profondément dominer, maîtriser cette langue. C'est cette pensée qui t'obsède depuis des années. La plupart des écrivains que tu admires, avec lesquels se nouent des affinités silencieuses, sont pratiquement tous passés par la traduction pour vivre. Et toi que faisais-tu dans ta jeunesse pour gagner ta vie. Des jobs pénibles de ceux que l'on se plaît longtemps à nommer alimentaires. Non que tu n'y aies pas songé plusieurs fois en t'interrogeant sur Saint Jérôme de Stridon, Kafka, Borges, Sir Richard Burton, Vian, et tout récemment Francois Bon, mais tu les places évidemment sur un piédestal, ils sont des savants, des génies pour que toi tu te complaises dans ce personnage de pauvre type, de juif errant incapable de prendre racine en quoique ce soit. Et tu ne peux pas dire que les langues étrangères ne t'intéressent pas, à chaque fois tu fus aimanté par celles-ci. Mais le préjugé, le présupposé de départ fut souvent l'évocation d'une impossibilité chronique à en tirer profit autrement que pour essayer de communiquer avec les autres s'exprimant dans ces divers langages. Mais aussi en latin, et en allemand le problème de la déclinaison. Le même blocage qu'avec les mathématiques. Comme si la sensation d'être un idiot profond trouvait sa plénitude dans le surgissement d'un accusatif, d'un datif, d'une simple équation. Ensuite bien sûr l'effort à fournir, peser le pour et contre pour fournir cet effort d'aller étudier chaque mot comme autant de continent, de pays. Parce qu'évident que tu ne peux te contenter de l'à peu près comme excuse. Ce qui n'est pas la vérité. Tu t'es toujours contenté exactement de cet à peu près justement comme pour te tenir à bonne distance d'une précision dont tu rêves si exagérément qu'elle doit toujours être dans ta pensée inatteignable , inaccessible comme tes fantasmes envers certaines femmes ou hommes jadis, l'inaccessible étoile de Don Quichotte, et donc au bout du bout une répulsion viscérale envers la sodomie. Ce point de vue bien que loufoque quand il arrive ainsi, dans cette page d'écriture matinale ne l'est sûrement pas tant que ça. Sans doute est-ce justement là que pour toi la frontière de l'intime s'arrête nette. Et même si plusieurs fois on te pria, que tu t'exécutas, tu n'en éprouvas jamais aucun plaisir réel autre que celui d'une troublante culpabilité. La réserve dans laquelle tu te tiens toujours face au risque d'enfreindre une part sacrée de l'autre ou de toi, fut toujours plus forte que ce que considères comme un comportement animal Encore que ce n'est qu'une pure supputation, un cliché car tu ne vis jamais deux animaux en train d'effectuer cet acte. Il en résulte l'observation désagréable d'une délicatesse, d'une préciosité à la fois anachronique et en tous cas douteuse. Car le mot entuber surgit presque dans la foulée quand tu évites de prononcer l'autre, enculer. Donc une forme d'hypocrisie. Car tu fus un entubeur, tu ne peux le nier même si tu te réfugies encore dans le hasard, la providence ou l'inconscience. Et l'es encore certainement malgré l'absence totale de passage à l'acte désormais. Tu t'empêches d'entuber. Et peut-être qu'en allant ainsi contre ta nature si l'on veut beaucoup de blocages s'expliquent. Que ta cruauté finalement ne soit qu'une simple erreur de traduction. Le vrai terme est sans doute « complètement con ». Et cet aveu que tu te fais à toi-même te soulage en même temps qu'il te rapproche du genre d'une façon inédite, bizarre mais juste, et là c'est indéniable, tu le sens. La plénitude soudaine de la sensation. Et qui t'expulse de toi-même. Ce qui implique que tu n'es pas humain, tu es seulement un escargot, ou un Baphomet. Tu peux encore réduire ta vie à ce simple choix. Ou devenir berger et voir si tu t'entends mieux sur la question avec les chèvres qu'avec n'importe qui d'autre sur cette terre. Ou curé car sur ce plan on frise le pléonasme.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-4
vue du Bosphore dans les années 80 Sitôt que l’on parvient à Istanbul par la route, et surtout si l’on y arrive de nuit, rien ne semble distinguer la ville de n’importe quelle autre grande métropole européenne. Les néons, les autoroutes, le mouvement incessant des voitures : tout cela est familier. Mais le lendemain matin, en sortant d’un hôtel modeste du quartier de Beyazit pour aller boire un café, quelque chose commence à changer. Ce premier contact avec le marc dans la bouche, le goût épais du café turc, révèle un indice d’une singularité qui nous avait échappé dans l’obscurité de la nuit. La ville, peu à peu, s’impose à nos sens. Si, dès ce premier jour, on marche dans la vieille ville européenne en direction du Bosphore, et qu’on trouve le moyen de traverser le pont vers la partie asiatique, alors tout vacille. Les odeurs, les bruits, l’atmosphère : tout ébranle l’être. Ce vacillement est d’abord olfactif, un souffle d’épices et de vent marin qui s’entremêlent, mais il est aussi temporel. Sous les pas du visiteur s’ouvre une béance : celle du temps. On cherche des repères, des souvenirs scolaires, des images sorties des manuels d’histoire. On s’accroche à des clichés poussiéreux pour expliquer, pour justifier cette sensation étrange d’être arraché à son époque et projeté dans une vision d’un Moyen-Âge bigarré, presque caricatural. Mais ce Moyen-Âge n’existe pas. C’est une invention, un prisme occidental, une projection de l’esprit moderne. Je le savais déjà, mais c’est en regardant ce matin les visages des jeunes pendus en Iran, sur Twitter, que cette idée m’est revenue avec une violence particulière. Ces jeunes gens – pendus par le régime en place – avaient mon âge à une autre époque. Je revois les visages de mes amis d’autrefois. Ces visages de jeunes Iraniens que j’avais croisés lors de mes voyages, à une époque où leur pays avait encore un goût de modernité. Ceux-là même qui m’avaient accueilli dans leur maison en échange d’un simple geste : leur faire écouter quelques chansons dans le bus qui quittait la gare routière d’Istanbul. Et je repense au Moyen-Âge que j’imaginais alors, en traversant la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde et la Chine. Ces pays que je taguais naïvement avec mon regard occidental comme « archaïques », « barbares ». J’ignorais alors – ou refusais de voir – combien ces civilisations avaient été florissantes, ouvertes, lumineuses. Elles avaient connu des âges d’or bien avant que l’Europe n’émerge de son propre Moyen-Âge. Mais ce prisme déformant, cette idée de « Moyen-Âge » que je trimballais, qu’étais-je allé y chercher ? Était-ce une forme de condescendance ? Ou le besoin de me rassurer sur ma propre modernité, ma propre appartenance à un monde que je pensais « éclairé » ? Aujourd’hui, en relisant ces souvenirs, je comprends que ce que je voyais alors comme une barbarie étrangère n’était rien d’autre que mon ignorance. Les éléments comparatifs sur lesquels je m’appuyais pour juger ces cultures me font aujourd’hui défaut. Non parce que ces cultures ont changé, mais parce que moi, je doute désormais de tout. La barbarie, la bêtise, l’ignorance : elles ne sont pas là-bas. Elles sont partout, elles ont contaminé ce à quoi je croyais. Les valeurs en lesquelles je me réfugiais semblent s’évanouir. Et ce qui reste, c’est une sensation de solitude. Une solitude au cœur d’un Moyen-Âge inédit. Ce Moyen-Âge moderne n’a pas de châteaux ni de chevaliers. Mais il a des pendaisons, des injustices, et des valeurs qui vacillent comme une flamme de chandelle, prête à s’éteindre. Et cette flamme, j’ai peur qu’elle disparaisse si, par mégarde, je détourne les yeux.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-3
maison en Calabre A tutto ciò che la sfortuna è buona. À toute chose, malheur est bon. Le vieil homme édenté ressasse cette phrase à voix haute, comme un mantra. Sec comme une figue sans jus ni chair, il reste assis là presque toute la journée, dans la pénombre d’un recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer les saisons depuis toujours. De temps en temps, il ajoute, en haussant les épaules : « Non sappiamo più cosa pensare. On ne sait plus quoi penser. » Puis il rit, et son regard s’illumine d’une jeunesse incongrue, un regard d’enfant perdu au milieu d’un océan de rides. Ce coin reculé de la Calabre semblait hors du temps, et sa sagesse ironique, un peu intemporelle. Nous venions d’arriver, mon épouse et moi, dans une petite bicoque louée grâce à une annonce parue dans un journal local de Lyon. Les photographies prometteuses, le désir d’explorer un endroit inconnu pour les vacances, et surtout le prix modique avaient suffi à nous lancer dans un périple autoroutier de plusieurs milliers de kilomètres. La Mégane, fatiguée mais fidèle, avait tenu bon malgré les longues heures de route. Nous avions pris notre temps, flâné de ville en ville, traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud. Avant la Calabre, une halte marquante : Naples et la baie d’Amalfi. Je voulais retrouver certains lieux magiques de mon adolescence, des endroits où j’avais découvert, le temps d’un été, à la fois le goût incomparable de la pizza et les premiers émois provoqués par le grain doux des peaux mates et les regards sombres des ragazze. Mon épouse, toujours curieuse de remonter aux sources de mes récits, n’y voyait pas d’inconvénient. Nous nous lançâmes donc à la recherche du vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’Arencetto, et de cette fameuse pizzeria. Contre toute attente, nous retrouvâmes l’hôtel. Il était fermé. Quant à la pizzeria, après un labyrinthe de ruelles écrasées de lumière et d’ombre, elle apparut enfin. Aussitôt, je ressentis une sensation étrange et désagréable : le lieu semblait rétréci, rapetissé par les années. Les couches de souvenirs, de fantasmes, de rêves patiemment accumulées s’évanouirent d’un coup, laissant place à un squelette desséché. Ce fut une confrontation brutale avec la réalité. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un goût de carton. Nous en rîmes en quittant Sorrente, le plein fait à une station-service. Nous étions bel et bien en vacances. Le temps était splendide, et nous avions ce luxe précieux : du temps infini devant nous. Puis vint la petite maison calabraise. Là encore, la réalité déçut. Tout était vieillot, délabré. Ce qui, sur les photographies, paraissait charmant et pittoresque s’avéra triste et poussiéreux. En faisant le tour des pièces, mon épouse laissa éclater sa colère : « Tu trouves toujours des excuses à tout le monde, mais là, tu vas quand même reconnaître qu’on s’est fait avoir, non ? » Pour une fois, je dus lui donner raison. Nous avions nourri tant d’attentes autour de ce voyage, espérant échapper au marasme ambiant, que cette déception paraissait encore plus cruelle. C’est alors que me revint à l’esprit le livre que j’avais lu quelques semaines avant notre départ : Une maison en Calabre de Georges Haldas. J’avais été stupéfié par la manière dont son narrateur décrivait, avec un mélange de désillusion et de tendresse, une expérience semblable à la nôtre. Comme lui, nous avions été attirés par l’idée d’un refuge parfait, et comme lui, nous nous retrouvions face à une réalité bancale, loin de nos attentes. J’aurais voulu partager cette coïncidence avec mon épouse, lui dire que nous étions en train de vivre presque exactement la même chose que dans ce livre. Mais la mine sombre qu’elle affichait me dissuada d’en parler sur le moment. Face à cette impasse, nous décidâmes de nous baigner. À deux pas, un petit chemin bordé de figuiers menait à une plage extraordinaire, absolument déserte. Pas une âme, comme si les habitants du village ignoraient jusqu’à son existence. Au loin, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la Calabre de la Sicile, l’Etna domine l’horizon. Grosse masse d’un bleu sombre, il exhalait ce jour là de grandes volutes blanches. Le spectacle était saisissant. Ce moment suspendu face à la puissance brute de la nature chassa tout ressentiment. Le lendemain, nous quittâmes la Calabre de bonne heure, embarquant sur un bac pour rejoindre la Sicile. En Calabre, il nous avait été impossible d’accuser qui que ce soit de notre déception. Pas la propriétaire, une petite dame cordiale qui nous avait reçus dans sa maison proprette près de Lyon. Pas la maison elle-même, qui n’était rien d’autre que ce qu’elle était. Pas même notre naïveté. La Calabre nous avait confrontés au fameux principe de réalité, celui qui, tôt ou tard, vous casse les dents. Nous avions fui, comme on échappe à une leçon trop dure à entendre, préférant nous réfugier dans l’illusion d’un rêve. En Sicile, les souvenirs revinrent. Une sortie d’autoroute réveilla des images d’un village de pêcheurs, Sferra di Cavello. Je revis un camping où je passais mes journées à transpirer sous une tente Trigano, regardant de loin un hôtel cinq étoiles surplombant la mer. Cette fois, la crise économique avait laissé l’hôtel vide, et nous trouvâmes une chambre lumineuse à un prix modique. Là encore, je ne savais pas trop quoi en penser. Était-ce un hasard ou un clin d’œil du destin ? Peut-être qu’effectivement, comme le disait le vieil homme en Calabre, à toute chose, malheur est bon.|couper{180}