
Sitôt que l’on parvient à Istanbul par la route, et surtout si l’on y arrive de nuit, rien ne semble distinguer la ville de n’importe quelle autre grande métropole européenne. Les néons, les autoroutes, le mouvement incessant des voitures : tout cela est familier. Mais le lendemain matin, en sortant d’un hôtel modeste du quartier de Beyazit pour aller boire un café, quelque chose commence à changer. Ce premier contact avec le marc dans la bouche, le goût épais du café turc, révèle un indice d’une singularité qui nous avait échappé dans l’obscurité de la nuit. La ville, peu à peu, s’impose à nos sens.
Si, dès ce premier jour, on marche dans la vieille ville européenne en direction du Bosphore, et qu’on trouve le moyen de traverser le pont vers la partie asiatique, alors tout vacille. Les odeurs, les bruits, l’atmosphère : tout ébranle l’être. Ce vacillement est d’abord olfactif, un souffle d’épices et de vent marin qui s’entremêlent, mais il est aussi temporel. Sous les pas du visiteur s’ouvre une béance : celle du temps. On cherche des repères, des souvenirs scolaires, des images sorties des manuels d’histoire. On s’accroche à des clichés poussiéreux pour expliquer, pour justifier cette sensation étrange d’être arraché à son époque et projeté dans une vision d’un Moyen-Âge bigarré, presque caricatural.
Mais ce Moyen-Âge n’existe pas. C’est une invention, un prisme occidental, une projection de l’esprit moderne. Je le savais déjà, mais c’est en regardant ce matin les visages des jeunes pendus en Iran, sur Twitter, que cette idée m’est revenue avec une violence particulière. Ces jeunes gens – pendus par le régime en place – avaient mon âge à une autre époque. Je revois les visages de mes amis d’autrefois. Ces visages de jeunes Iraniens que j’avais croisés lors de mes voyages, à une époque où leur pays avait encore un goût de modernité. Ceux-là même qui m’avaient accueilli dans leur maison en échange d’un simple geste : leur faire écouter quelques chansons dans le bus qui quittait la gare routière d’Istanbul.
Et je repense au Moyen-Âge que j’imaginais alors, en traversant la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde et la Chine. Ces pays que je taguais naïvement avec mon regard occidental comme "archaïques", "barbares". J’ignorais alors – ou refusais de voir – combien ces civilisations avaient été florissantes, ouvertes, lumineuses. Elles avaient connu des âges d’or bien avant que l’Europe n’émerge de son propre Moyen-Âge. Mais ce prisme déformant, cette idée de "Moyen-Âge" que je trimballais, qu’étais-je allé y chercher ? Était-ce une forme de condescendance ? Ou le besoin de me rassurer sur ma propre modernité, ma propre appartenance à un monde que je pensais "éclairé" ?
Aujourd’hui, en relisant ces souvenirs, je comprends que ce que je voyais alors comme une barbarie étrangère n’était rien d’autre que mon ignorance. Les éléments comparatifs sur lesquels je m’appuyais pour juger ces cultures me font aujourd’hui défaut. Non parce que ces cultures ont changé, mais parce que moi, je doute désormais de tout. La barbarie, la bêtise, l’ignorance : elles ne sont pas là-bas. Elles sont partout, elles ont contaminé ce à quoi je croyais. Les valeurs en lesquelles je me réfugiais semblent s’évanouir. Et ce qui reste, c’est une sensation de solitude. Une solitude au cœur d’un Moyen-Âge inédit.
Ce Moyen-Âge moderne n’a pas de châteaux ni de chevaliers. Mais il a des pendaisons, des injustices, et des valeurs qui vacillent comme une flamme de chandelle, prête à s’éteindre. Et cette flamme, j’ai peur qu’elle disparaisse si, par mégarde, je détourne les yeux.