août 2024

Carnets | août 2024

31 août 2024

Toutes ces émotions m’ont creusé. Il le dit, il répète la phrase en boucle plusieurs fois, essaie d’en rire, mais ça ne passe pas. Le rire reste bloqué quelque part entre l’intention et la gorge. Comme si on pouvait s’imposer l’intention de rire ; alors, il en serait là encore, à tout vouloir contrôler, y compris ses rires. Il dit que les émotions l’ont creusé, et bien sûr, si vous le regardez, il vous convaincra : ce ne sera qu’un trou, une béance, et ce trou risque bien de vous aspirer totalement, sans rire. On dirait qu’il a une tête de donut. Est-ce qu’on a envie d’envoyer une beigne à un donut, même pour rire, même pour qu’il nous fiche la paix, même pour le jeu de mots ? Je n’en sais rien, c’est drôle cette question, je ne m’y attendais pas, je suis même surpris de constater que quelque chose, encore, peut se poser ce genre de question. Cela ressemble à de la distraction, n’est-ce pas, un petit loisir que l’on prend en douce, pas vu, pas pris ? Et quand il parle d’émotions qui l’ont creusé, de quoi parle-t-il vraiment ? On se le demande, vous n’êtes pas d’accord que c’est difficile à saisir ? Ce qu’on nomme les émotions, c’est toujours une façon de botter en touche, de répondre à côté, comme ces femmes qui demandent encore « À quoi penses-tu ? » alors qu’elles savent que les hommes ne répondent pas à ce genre de question. Et s’ils n’y répondent pas, ce n’est pas toujours en raison de l’intrusion que représente cette question, c’est tout simplement parce qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. « Toutes ces émotions m’ont creusé », c’est ce que l’on dit quand on a faim ; ils disent ça dans les familles, après les mariages, les enterrements. Il faut vraiment un événement particulier pour voir à quel point une émotion est une dépense d’énergie, souvent en pure perte. Pour rien, on se met soudain à rire, à pleurer, à danser, à courir, ou encore à se vautrer sur un canapé, à s’écrouler sur un lit. Si ce n’était le fait qu’il faut remplir le ventre tout de suite après, toutes ces émotions ne serviraient à rien, comme vivre ne sert à rien au bout du compte si vous calculez bien, si vous n’omettez aucune virgule, si vous n’oubliez pas les retenues : la vie ne sert à rien, sauf à la vie elle-même. Et donc ces tablées sont aussi là pour s’en remettre, pour s’empiffrer, s’en foutre plein la lampe. Écoutez-les comme ils en parlent, il faut qu’ils usent même d’un certain mode pour en parler, ce laisser-aller à s’en faire péter la sous-ventrière, ils disent. Ils le répètent même plusieurs fois entre eux, comme pour se rassurer qu’ils sont tout à fait dans leur bon droit. « Toutes ces émotions nous ont creusés, il faut qu’on baffre pour se retaper, ne pas se laisser aller tout en se laissant aller. » Allez donc y comprendre quelque chose, surtout quand partout autour de vous, vous ne voyez que des donuts, des bouches grandes ouvertes à la façon de ces créatures marines abyssales, biofluorescentes, toujours affamées, et qu’on ne trouve que dans la pleine obscurité des fosses océaniques d’on ne sait quelle lucidité ou bêtise. À cette profondeur, j’y pensais tout en l’explorant régulièrement : tout ne se vaut-il pas ? Tout n’est-il pas identique vraiment ? Et n’est-ce pas de là que vient l’effroi quand on revient à la surface des mots, qu’on désire les nommer ? On peut se le demander. Et quand on n’arrive pas encore à poser des mots, on sent ce trou, ce donut qui nous aspire. Et ce serait puéril de ne penser à ce symbole uniquement comme américain, colonialiste, impérialiste. Ce serait ridicule, étriqué. Ça parle de tout autre chose, de bien plus affolant, des gens comme vous et moi, j’allais dire. Et pire encore, ça parle de moi, ça ne parle peut-être que de moi. Pas question de les faire douter du bien-fondé de leur appétit, ce ne serait pas loyal. Après tout, ils n’ont souvent que ça pour tenir. Perdre l’appétit serait pour eux le pire de tout. Ils le disent entre eux à mi-voix, elle ou lui ne va pas bien, il ou elle a perdu l’appétit, c’est l’un des premiers signes avant-coureurs d’une fin qui dame le pion à la faim. On n’éduque pas les gens sur la faim, pas vraiment, ou si peu. Au contraire, on leur demande de consommer autant qu’ils le peuvent, avec cette hypocrisie à hurler, quand on y pense, les jours de promotion pour soi-disant lutter contre la vie chère. Il faut les voir, et je me mets bien sûr dans le lot, je ne suis pas exempt, je fais bien partie de cette entourloupette magistrale, celle des caddies à remplir, des caisses enregistreuses, de la profusion apparente de marchandises qui déborde de partout. Et ce n’est pas tout. Regardez ces emballages, c’est incompréhensible. C’est stupéfiant. L’emballage plastique transparent des biscottes par exemple, indéchirable avec les mains, essayez donc les dents, c’est un risque, avec le temps on repère le tiroir où sont rangés les ciseaux, il faut des outils pour s’en sortir, surtout quand on prend de l’âge. Il a dit qu’il voulait perdre du poids, je me souviens très bien que c’était en plein milieu de l’été, ça ne s’oublie pas des choses pareilles, ce sont des choses qu’on dit surtout l’été je crois ; quand il s’agit d’aller à la plage, d’ôter sa chemise, son pantalon, de se mettre presque à nu au milieu des foules, juste pour se préparer à aller se baigner, à rentrer dans le bain. Pourtant, on ne peut pas dire que les regards se portent sur lui, on serait même tenté de penser que tout le monde s’en fout qu’il soit gras ou maigre, et surtout vieux, mal fichu, chauve, d’une vulnérabilité agaçante après avoir mené le monde où nous en sommes, à cette débâcle, à ce naufrage. Plus aucune tenue, le voyez-vous, mais regardez-le, c’est exactement ça que l’on éprouve à le voir se débarrasser de ses vêtements, à apercevoir ses bourrelets, son gras, son terrible laisser-aller de baby boomer. On est pris entre deux feux, l’hypnose, la sidération ou la fuite. Mais c’est encore lui qui pense à ces choses-là, autour de lui tout le monde s’en fout, tout le monde a bien autre chose à penser, et si possible à ne pas penser. Si lui est distrait par le moindre geste, force est de constater avec un peu d’honnêteté qu’il est vraiment le seul à être ainsi distrait. Peut-être que c’est la goutte qui fait déborder le vase, qui lui fait prendre conscience de sa tronche de donut, il est gros mais de vide, c’est évident désormais, comme son père, et son père avant lui, le vide autour des reins comme un rempart, et les femmes ne sont pas loin d’être leurs semblables, elles semblent composées d’un même vide, même s’il semble plus inoffensif, plus enveloppant, plus maternel, et que ce vide est un peu mieux réparti sur l’ensemble de la silhouette, qu’il rappelle des figures tutélaires de l’abondance, des moissons, des récoltes, d’une opulence fantasmée. On pourrait si facilement oublier tout ce vide dont ces pensées, ces émotions sont composées. Quand Marcel Proust décide de devenir ascète, ce n’est pas une lubie, c’est qu’il ne peut pas faire autrement. Peut-être qu’il en arrive là par fatigue, par dégoût, par toute une série de termes tellement spontanés, si faciles à poser sur ce mystère ; on pose toujours des mots pour évacuer quelque chose, pour tenter surtout de l’évacuer. Il n’y a qu’à entrer dans une bibliothèque, se rendre au rayon P, et constater à quel point et avec quelle quantité, beaucoup ont essayé d’expliquer ce mystère. Et voyez-vous comme c’est drôle, étrange surtout, drôle dans ce sens-là, que plus il y en a, moins on y comprend quelque chose, plus on s’y perd au final. Cette abondance, au final, est un signe de pauvreté crasse, exactement le même que l’abondance des supermarchés. Donc il y a des leçons à tirer de ces observations ; ce n’était pas l’intention de départ, mais ça arrive avec le fait d’examiner toutes ces choses, de leur prêter une attention accrue, de se distraire de tout le reste si l’on veut. C’est l’un des avantages de cette fatigue que de pouvoir se concentrer en un seul point en évacuant tout le reste. Avec toute la pression, toute la culpabilité, la honte qu’on en éprouve. Ensuite, tout est dans l’objet de cette concentration, entre dévoration et adoration, une navigation c’est certain, et la découverte de l’intérieur et de l’extérieur se confondant eux aussi dans un point le plus infime possible. C’est sans doute cette image d’un point qui diminue de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’en approche qui fait perdre l’appétit, qui rend vaine la sensation de satiété, solution trop facile, on le sait désormais, pour stopper l’impression de vide, de faim, de désir, de concupiscence, toute cette violence inutile.|couper{180}

Carnets | août 2024

30 août 2024

Retour au gribouillis L’intelligence lui faisant défaut, ou exigeant de sa part un trop grand effort, ou les deux, il tourne à vide. Il lui faut une occupation, l’oisiveté étant la mère de tous les vices. Dessiner et écrire sont les premiers mots qui lui viennent quand il s’agit de s’occuper. Sauf qu’il ne sait pas vraiment comment s’y prendre. On lui a dit qu’il dessinait mal quand à l’écriture il vaudrait mieux que tu évites, tu n’y connais rien, et puis il faut une certaine maturité pour écrire, plus tard quand tu seras grand, peut-être, si tu ne changes pas d’avis d’ici là. Fâché par la situation, il a prit une feuille de papier et il gribouille, parce que le gribouillis c’est l’enfance de l’art se dit-il. Il est épuisé, il refuse tout en bloc, il ne veut plus rien entendre. Il gribouille. Ici est le lieu de l’origine, celui du dessin comme de l’écriture. Imaginaire de la lecture On l’a fait s’asseoir, assis-toi ici et ne bouge plus. Il a du mal, surtout au niveau des jambes. C’est nerveux. Calme-toi. Maintenant parle moi de ton envie de lire, parce que nous voyons bien qu’il y a un problème. Tu n’arrètes pas de dire que tu veux lire, mais tu passes ton temps à regarder des vidéos idiotes. Tu t’en rends compte j’espère. C’est comme si tu voulais gravir une montagne et que tu creusais un trou pour t’enfouir dedans, tu espères quoi trouver la mer au fond du trou , la Chine ? Tout ça est effectivement du chinois, ou de l’hébreu pour moi. La montagne et la mer ne sont que des mots, ils ne veulent rien dire que ce qu’on m’impose de vouloir en dire. Laissez-moi tranquille ! je préfère gribouiller. Au moins dans mon désordre la montagne et la mer ont un sens, et peu importe que ce soit le même que soleil et terre. Origine du refus Tu as le diable dans la peau. c’est ce qu’on ne cesse de lui dire de lui rappeler. Il est effrayé par cette remarque. Il s’enferme dans les toilettes. Ici sans doute peu de chance que le diable vienne le déranger. En même temps qu’il essaie de se rassurer il sent que son raisonnement n’est pas très solide, il doute, le diable peut-il lui tomber dessus ici aussi ? il n’en est plus du tout certain, l’insécurité envahit le monde entier. Puis il réfléchit encore plus loin, si le diable est partout, que veut dire la phrase tu as le diable dans la peau, qui signifie qu’il serait le seul à vivre cet inconvénient. Depuis il a décidé de tout refuser en bloc de ce que les adultes lui disent. Il n’en croit plus un seul mot. Pour occuper la place vide à l’intérieur de lui désormais, cette place que tous cherchent à remplir avec choses qui lui paraissent stupides ou inutiles, il prend une feuille de papier, un crayon et il gribouille. Suite logique Même dans ce lieu dit d’aisance tout est susceptible de mal tourner. On peut se retrouver constipé ou au contraire être victime de colliques, de diarhées. Mais malgré tout on y retourne, c’est une nécessité biologique. Donc ce sera un second chez lui en quelque sorte, en attendant que ça vienne, que le diable lui tombe réellement dessus ou que Dieu le sauve, il va dessiner et écrire comme ça lui chante et tant pis si ça ne veut rien dire, si ça ne représente rien, si ça ne ressemble à rien. Il s’enfuit dans la non représentation des choses volontairement peu à peu. Un trésor caché dans la merde Plus tard quelqu’un a dit que la merde était chaude, qu’elle était confortable, qu’on pouvait être une autruche et s’en sentir tout à fait bien. C’est ne pas tenir compte de la logique. On ne se met pas dans la merde par plaisir ou par goût. C’est qu’on ne peut pas faire autrement, c’est le seul endroit qu’il nous reste. On n’arrive pas à imaginer surtout un autre lieu que celui-là. Avec le temps ce n’est pas que l’on s’habitue à la douleur, pas plus qu’à l’odeur, mais comme on n’ a rien d’autre à faire qu’à explorer ce lieu, on y découvre forcément des choses. Peut-être que dans cet isolement on trouve une sorte d’issue aux grands problèmes de la société, peut-être qu’on parvient à envisager celle-ci sous un autre angle. Un lieu propre si l’on veut en apparence et qui peut même faire envie de s’y rendre, comme on se rend après une défaite, un combat sans espoir. Peut-être qu’une forme de compassion peut aussi advenir d’un tel constat. Ils sont dans la merde mais ils ne le savent pas.( Sans doute qu’il faut aussi dépasser la vanité de penser à ce genre d’imbécilité) . La société n’est pas une sinécure c’est la vérité mais c’est tout même un espace plus vaste qu’un cabinet de toilettes, de plus ça ne sent pas toujours mauvais, il ne faut pas tout voir en noir.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

29 août 2024

Espace carré, temps circulaire. Un mur semble absent formé de rien de vide de nuit et d’air « Cette quatrième surface est en quelque sorte pratiquée dans l’air, elle permet aux paroles de se faire entendre, aux corps de se laisser regarder, on l’oublie par conséquent aisément, et là est sans doute l’illusion ou l’erreur. En effet, ce qu’on prend ainsi trop facilement pour l’ouverture d’une scène n’en est pas moins un panneau déformant, un invisible et impalpable voile opaque qui joue vers les trois autres côtés la fonction d’un miroir ou d’un réflecteur et vers l’extérieur (c’est-à-dire vers le spectateur possible mais par conséquent toujours repoussé, multiple) le rôle d’un révélateur négatif où les inscriptions produites simultanément sur les autres plans apparaissent là inversées, redressées, fixes. » Nombres P. Sollers. Parvenu là dans la pièce, il s’asseoit encore une fois à sa table ronde, il a prit soin auparavant d’ouvrir la fenêtre. Parvenu ici dans la chambre, il ouvre la fenêtre en grand puis s’asseoit à la table rectangulaire pour écrire sur un cahier d’écolier. Il referme soigneusement la porte de la chambre, se dirige vers le mur nord, ouvre la fenêtre qui donne sur un mur aveugle, puis il s’asseoit à sa table, ouvre son cahier d’écolier, la main qui tient le crayon en suspens. Il relève la tête, son regard se dirige vers la fenêtre. Au delà de celle-ci, au-dessus du mur aveugle, un rectangle de ciel bleu. « D’après un passage des Rites de Tsheou, le magistrat chargé de la surintendance de la divination avait dans ses attributions la surveillance des règles posées par les trois livres appelés Yi, ou des Changements. Le premier de ces trois livres était intitulé Lien shan, Chaîne des montagnes, c’est-à-dire succession ininterrompue de montagnes. Ce titre provenait de la classification adoptée des hexagrammes, dont le premier figurait « la montagne sur la montagne » ; le symbole adopté était les nuages émanant des montagnes. Le second était intitulé Kouei mang, Retour et Concèlement, parce qu’il n’était aucune question qui ne pût y être ramenée et que toutes s’y trouvaient cachées et contenues. Le dernier avait pour titre Tsheou [1] yi, Changements dans la révolution circulaire, ce qui exprimait que la doctrine du livre des changements s’étend à tout et embrasse toutes choses dans son orbe. Cette explication des titres de ces trois ouvrages est personnelle à son auteur et n’est appuyée sur aucun texte faisant autorité ; elle n’est plus admise par personne ; je la crois cependant plus près de la vérité que les autres, qui vont suivre. » Yi King P.- L.- F. PHILASTRE (1881) Alternance du récit et du commentaire. Trois pans à l’imparfait et un bloc au présent en italique, à la façon d’une note de bas de page directement incluse dans le fil du récit. Si on dispose de blocs supplémentaire autre que par convention quatre, on sort alors du carré, d’un espace à quatre dimensions – on sort de quelque chose de connu. En Chine les nombres ont plus un pouvoir descriptif servant à situer plus qu’à compter. D’ailleurs à l’origine quand on place des cailloux dans un sac dans la méthode dite terme à terme, on réalise moins un calcul qu’une situation. Il se trouve que dix moutons sont remplacés par des cailloux, l’affaire est dans le sac. Le chiffre cinq marque un passage chez les mayas, après l’inscription de points on parvient à une ligne d’horizon. Ensuite tout ce qui se situe au-dessus de l’horizon, six sept huit neuf traite d’une aventure génétique. C’est à dire d’une évolution, jusqu’à la décimale, le neuf étant l’ultime étape de la série- quelque chose se renouvelant. L’effort de faire des petits paquets de dix pour s’aventurer dans l’inconnu que représente l’innombrable. Et aussi ces carrés- calqués sur ceux de la page de ce cahier d’écolier- que l’on dessine, dont on renforce les contours, enfant , en ajoutant des diagonales et croix à l’intérieur. Dans un carré un flocon de neige. Sauf qu’on ne dépasse pas le huit- l’infini- ainsi. La méthodologie du carré barré est mieux adaptée pour parvenir à l’horizon d’un évènement ( cinq). Je compte sur mes dix doigts pour arriver à deux mains ( demain) mais difficile d’être carré, je tourne en rond. Cela vient-il du fait que je suis plus constitué de temps que d’espace ? La notion d’empan- la largeur de la main, la largeur de l’esprit, directement reliée aux nombres. Ce blocage vis à vis des mathématiques, des chiffres et des nombres, provient- c’est l’histoire qu’il s’inventa- d’un passage intempestif de l’arithmétique à l’algèbre. Mais peut-être que c’est faux, qu’au delà de cette invention, il cherche à réutiliser les chiffres comme le font les chinois, les anciennes civilisations. Non pour calculer des sommes, des profits, mais pour simultanément situer l’existence des choses et des êtres qui l’entourent et lui-même vis à vis de ces choses et de ces êtres. Pour tenter d’élucider la quadrature du cercle. Le cercle du temps inscrit dans le carré de l’espace et vice versa. Peut-être se disait-il : le hasard n’est qu’un synonyme de ce que représente les lois de la génétique. Dans le mot génétique, le génie, l’esprit, les eaux. Et cette réminiscence soudaine, à quel point les lois terrestres changent alors que la loi maritime ne change pas. L’idée que la mer est reposante en cela que les lois dans son espace restent immuables. Le fait que le profit s’empare du vocabulaire de l’eau. La banque dérivé de bank- berge, rive, canalise le flow, le flux, le contrôle. La délivrance d’une femme qui accouche et delivery la livraison d’un produit, le certificat de livraison et de naissance. Ainsi on passe d’une préoccupation de situer les choses dans le monde à leur comptabilité, à leur accumulation, à la propriété, au pouvoir. Et tout l’ésotérisme lié aux termes de droit et de comptabilité. Encore une fois les initiés et les ignorants. Les ignorants étant aussitôts exploités par les sachants. S’enfermer entre quatre murs pour écrire. La page blanche, un espace rectangulaire aussi, mais peut-être que celui qui écrit se confond avec l’un des côtés de ce rectangle, celui le plus proche du clavier, le côté bas de l’écran. Et cette image de F. qui dans une vidéo nous montre l’acquisition d’ un nouvel écran ( vertical ) supplémentaire. On peut donc imaginer qu’il y a bien un soucis de situation avant toute chose, avant toute réflexion. Le fait de ne pas réussir à s’installer- même temporairement- dans une situation crée une fatigue, une érosion, une usure. Avoir de la suite dans les idées, expression en relation avec ce mot de situation. Où est-ce que je me situe dans la suite de ces idées, dans le déploiement d’une seule de ces idées ? Si je n’arrive pas à le savoir, la fatigue me tombe dessus, une confusion s’installe, je baisse les bras d’avoir trop essayé de résoudre cette énigme sans disposer d’un savoir nécessaire à cette fin. C’est pour cette raison que le 1 est en début de série, le B A – BA. 1 engendre 2 qui ensemble engendrent le 3 etc. La mise à mort de la représentation doit se laisser représenter ; le refus du récit passe obligatoirement par le récit ( pileface.com) Encore une fois me voici perdu à la fin de cette séance d’écriture. Prise de conscience d’une surchage cognitive dans le texte qui est le reflet de celle présente dans ma caboche. Ce qui fait qu’au bout du compte suis crevé en imaginant la somme de travail encore à produire pour clarifier ces textes. En cela il ne s’agit que d’un gigantesque brouillon, un salmigondis. Cela n’apporte au monde qu’un peu plus de confusion dont il n’a pas besoin. Mais finalement si ce blogue, ce journal ne servent qu’à parvenir à cette prise de conscience ce ne serait pas si tragique. A ce moment là une source possible de la fatigue vient de cette surcharge déposée par l’écriture dans l’écriture. Peut-être qu’une période de calme, de silence est la suite logique de ce mouvement. Jusqu’à ce que l’écriture reprenne, débarrassée d’un trop plein, du fantasme de l’infini, proche d’une toute puissance, laissant place à un espoir de clarté.|couper{180}

Essai sur la fatigue Murs

Carnets | août 2024

28 août 2024

Le jour existe encore dans mon souvenir où toute la fragilité du monde est ma seule force, ma révolte. Plus la nuit avance, plus je perçois au loin sa lueur qui peu à peu disparaît. Comme si j’avais laissé tomber. Comme si la bête devait avoir le dessus au final. La défaite étant inscrite dès l’origine, quand Noon à son zénith attribue à chaque heure une partie du corps d’Osiris pour qu’Horus s’en repaisse. L’après-midi, afternoon, voilà les ombres qui s’agrandissent, on se rejoue à nouveau le spectacle de l’angoisse et du désir. Puis vient enfin le soir, la nuit, et tout sombre dans le sombre. (Ces envolées poétiques, si agaçantes soient-elles, parergon de je ne sais quel ergon). Et si le parergon ne servait qu’à témoigner de la présence de l’œuvre sans qu’on ne voie jamais celle-ci, quel fou rire. On se tiendrait les côtes, et l’on dirait comme je les ai tous bien eus. eux étant soi comme toujours. Et cette immense tristesse de sortir de la ville vide, d’une ville fantôme, devenu moi fantôme. Parfois, je m’en prends encore à de vieux espoirs, ces vieillards si agaçants qu’on a envie de les battre. Tout ça est de ta faute, je te le dis à toi, à toi aussi, et encore à toi. Enfantillages. Le cœur est encore lourd d’un écho, d’un poids qu’on croit avoir porté, comme soudain il serait vide sans une telle résonnace, et comme on craint à l’avance la légèreté d’une telle décision. S’en détacher, s’en foutre. Personne ne naît jamais nulle part, tout le monde est engendré, nous l’avons oublié. L’oxygène nous manque, et nos mains ne savent plus compter sur nos 10 doigts – ni dire deux mains, demain. L’aleph marche en tête en tirant sa lourde charge – toutes les lettres mortes – comme un bœuf sa charrue sur un sol stérile. Le geste auguste du semeur n’est plus qu’une peinture écaillée. La lassitude rend triste à en mourir. Les eaux d’en haut, les eaux d’en bas, la porte par laquelle passer pour te rejoindre- gaité- les bras m’en tombent esprit, feu follet. Avec raison ils diront bien ce qu’ils voudront, bons chevaux avancez droit dans vos sillons. Les regarde désormais s’éloigner au loin, la musique s’amenuise et les mots qui sortent de ma bouche gèlent en plein été.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

27 août 2024

Enfin osé recopier tous les textes écrits durant l’atelier pour les coller dans le modèle offert par F. Cependant, les ai ajoutés à la suite de cet essai sur la fatigue. Au total, un bien long document de 310 pages, divisé en 49 chapitres. Qu’en faire maintenant ? Je ne vais certainement pas envoyer ça. Plusieurs idées me viennent pour utiliser cette matière. D’abord, j’ai pensé relire l’ensemble pour élaguer un peu les passages trop personnels, supprimer les redites, corriger à nouveau l’orthographe, la grammaire, la ponctuation, essayer au maximum de rester au présent de l’indicatif. À partir de là, créer un PDF et publier ce document sur Amazon tel quel, de façon à obtenir un ISBN. Je crois qu’ensuite, on peut modifier le manuscrit et le rééditer autant de fois qu’on le veut à condition de ne pas changer le titre, voire la couverture (à vérifier). Cela me fera un livre que je pourrai ensuite commander pour moi seul, et à partir de cet objet à portée de main, si je peux dire, le feuilleter autant que je le veux pour en extraire des passages – ce serait donc ça le vrai livre ensuite, quelque chose de réduit, d’épuré. Je me rends compte que les titres des chapitres ne fonctionnent pas du tout. Réfléchir à cette table des matières est un véritable travail, car cela demande de relire et relire encore jusqu’à trouver une cohérence, une logique interne des différents fragments qui m’échappe encore. Je ne peux m’appuyer pour l’instant que sur cette idée vague, la thématique de la fatigue. Laisser reposer peut aussi être une option. Laisser ce texte tel quel et passer à autre chose. Trouver un autre terme que la fatigue, qui, à force de me le ressasser, finit par tout envahir. Or, la rentrée arrive, il me faut revenir à la préparation des cours et des ateliers. La retraite n’étant pas encore validée, il faut toujours penser à l’argent, aux factures, etc. L’art de me mettre tout seul des bâtons dans les roues, il faut creuser ça. Cela fait deux ans que je retarde le moment de prendre cette retraite, que je me trouve un tas de mauvaises raisons pour traîner, reporter, rater la rédaction notamment de ce fameux dossier. En fait, que peut-il bien y avoir après la retraite ? Pas grand-chose, me serine une voix intérieure. Les jeux sont faits, plus qu’à préparer la fin. Ce qui est grotesque, évidemment. Mais si grotesque cela soit, ça continue à se dire en tâche de fond : la retraite puis la mort, point final. Comme si je n’allais plus rien faire une fois que j’aurais mis le doigt dedans. L’engrenage, une image de moulin écrabouillant du grain ou des olives. Ne subsiste qu’une idée d’essence, cette affreuse notion de l’essentiel comme toujours. Un essentiel qui viendrait de la vie en absence de toute volonté de ma part. J’écris mal, la concentration n’est déjà plus la même, sensation de fatigue accompagnée de négligence, et, en même temps, sans savoir si c’est bien ou mal, une absence de pudeur, de précaution.Un laisser aller ? -Peut-être une forme encore larvée de cette urgence qui n’a jamais cessée depuis mes tout premiers jours et contre quoi je ne dispose que de l’inertie et de cette étrange forme de paresse pour y résister. Dans cinq jours, un cycle complet, 365 jours durant lesquels – chaque jour – un texte aura été publié sur ce site. Cinq jours, le temps de rédiger sans doute une conclusion et de pénétrer vraiment dans le travail. Il faut que j’arrive à mieux m’organiser, à trouver une place pour continuer le journal si j’estime encore en avoir besoin, et parallèlement m’enfoncer dans plus de discrétion, plus de silence pour vraiment écrire cet essai sur la fatigue, aller peut-être au bout du bout de cette fatigue qui me conduit déjà, je le sens, à un autre degré de solitude. lecture de cet article sur Diacritik : Parfois, je veux juste toucher – Chroniques, 2024 (14)Lecture d’un article de G.B sur le site « diacritik » juste après avoir écrit ce texte. Ce qui me donne immédiatement envie de me rendre à la salle de bain et de me tirer la langue. Dernier voyage à I. pour remettre la clef. Reconnaitre les visages, un effort, et plus encore de placer un nom dessus. Attéré par la vitesse à laquelle l’oubli progresse. Ou alors autre hypothèse il se passe tant de choses à la seconde dans ma caboche que pas la possibilité de conserver la mémoire, ou encore plus rien du tout ne m’intéresse vraiment, je ne retiens plus rien. Prisonnier en soi-même. Comme le génie de la lampe d’Aladin. Mon père était ainsi, refusant de voir les gens, il les jaugeait en moins de cinq secondes, puis leur tournait le dos. Il m’avait jaugé ainsi depuis belle lurette. Aujourd’hui ne peux rien faire d’autre que lui donner raison. Génie et génétique, ou encore selon l’expression habituelle là où il y a de la gène etc. De plus en plus de mal en tous cas à faire semblant, à faire comme si tout était normal. A partir de ce constat deux solutions, tourner les talons dès que je sens l’agacement monter ou bien -si vraiment je ne peux faire autrement – montrer que je suis l’individu le plus ridicule que je connaisse pour qu’eux tournent les talons.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

26 août 2024

Il faut compter une heure et trente minutes depuis chez nous pour arriver à Mars, en Ardèche, par la route. S. nous a réservé des places rien que pour nous deux, M. et moi. L. étant à Lyon avec sa marraine. Je remarque clairement la satisfaction de M. qui, pour la toute première fois, est autorisé à s’asseoir à l’avant de la Dacia. Je ne me souviens pas de ce grand événement me concernant, comme je perds la mémoire, c’est fou. Mais la solution existe : il faut que j’arrive à trouver de l’essence de romarin. Un sniff le matin, un sniff le soir et hop — paraît-il — la mémoire revient comme par miracle. Une histoire de neurotransmission. Épatant, si ça marche — encore que si je me pose la question vraiment, je ne suis pas certain de vouloir recouvrer la mémoire. En tout cas, j’imagine qu’on ne peut pas choisir ce dont on veut se souvenir ou pas. Tout reviendrait en bloc, ça me flanquerait au sol pendant je ne sais combien de jours. Bref. Finalement, pas une si bonne idée cette affaire de romarin. Gardons ça seulement comme condiment pour la cuisine. La soirée fait partie du programme établi depuis je ne sais combien de semaines. Bref, nous sommes partis bien en avance et arrivés de même, ce qui fait qu’il nous reste une bonne heure pour aller marcher autour de l’observatoire. Cependant, le ciel se charge de nuages, c’est râpé pour l’observation des étoiles. Il y a une salle communale juxtant le bâtiment surmonté d’une coupole. Un anniversaire, beaucoup de monde, des enfants en pagaille. M. n’hésite pas longtemps pour se faire des copains. Je le regarde courir, s’amuser, se rouler par terre, rire à gorge déployée, s’égosiller, et je m’assois un peu à l’écart pour reprendre la lecture de Portrait d’un inconnu de Sarraute. Cette fois, comme cela m’arrive presque toujours quand c’est allé un peu trop loin, j’ai eu l’impression d’avoir « touché le fond » — c’est une expression dont je me sers assez souvent, j’en ai ainsi un certain nombre, des points de repère comme en ont probablement tous ceux qui errent comme moi, craintifs, dans la pénombre de ce qu’on nomme poétiquement « le paysage intérieur ». « J’ai touché le fond », cela m’apaise toujours un peu sur le moment, me force à me redresser, il me semble toujours, quand je me suis dit cela, que maintenant je repousse des deux pieds ce fond avec ce qui me reste de forces et remonte… Cela me rappelle comment j’utilise encore beaucoup l’expression « dans le fond » à la moindre occasion. Et aussi comment, prenant conscience de ces clichés, de ces lieux communs très tôt, je m’en étais méfié, puis les avais ensuite collectionnés, en filigrane toujours cette interrogation sur le langage familier, que l’on considère comme familier. Lieu commun comme transport en commun, ce qui n’empêche pas la solitude, la tête appuyée contre la vitre à voir défiler le paysage. Écrire au présent, je m’y efforce, cependant parfois le passé ressurgit sans que j’y prenne garde. Dès que je veux raconter une histoire, l’imparfait, le passé, de façon scolaire, ressurgissent. Cette soirée n’est agréable au bout du compte que parce que nous sommes tous les deux, l’enfant et le vieux. Les explications techniques sur le télescope n’ont pas du tout fasciné M. Il s’assoit par terre et, bien sûr, de temps à autre, jette un coup d’œil à son portable. Bien qu’il vienne d’avoir 11 ans, pas grand-chose ne l’intéresse hormis ses jeux vidéo. La couche nuageuse persistant, l’astronome nous invite à contempler le ciel sur un écran de télévision. Une femme est venue avec sa petite fille et se plaint : « Mais si, regardez, quand on a ouvert les panneaux de la coupole, on voit deux ou trois étoiles… Avec tous les virages qu’on s’est tapé, ce serait dommage de ne pas braquer l’engin dessus. » Le type s’excuse platement pour le contretemps, ajoutant que l’astronomie est dépendante du climat, que ce n’est pas de sa faute. Il explique qu’en parallèle, il lui faudrait trois quarts d’heure pour mettre en route son biniou, avec le risque que les nuages cachent à nouveau… On passe au plan B. En même temps, cela nous permet de nous asseoir, car nous avons subi les explications techniques durant un peu plus d’une heure debout. Au retour, la pluie nous accompagne, il y a beaucoup de virages, le GPS bugue, et nous arrivons à 1h30 du matin. S. nous attendait, elle était inquiète malgré le SMS que j’avais envoyé en quittant l’observatoire. Ce matin, je regarde mon carnet, j’ai pris la précaution d’écrire le nom du logiciel dont se sert l’astronome pour regarder les étoiles. Il y a une version de « Stellarium » pour Linux. Surprise d’entendre le mot paréidolie prononcé. En effet, ces constellations prenant la forme d’une ourse, d’un dragon, d’un bélier doivent tout à cette capacité de notre cerveau à vouloir toujours voir quelque chose, que ce soit sur un vieux mur, dans les nuages, ou dans les étoiles. Nouvel itinéraire de promenade, à partir des canoés, le premier parking après le pont. On peut longer la rivière pendant presque une demie-heure puis emprunter une passerelle pour revenir par l’autre rive. Nous testons avec les enfants dimanche en fin d’après-midi. Trouvé des buissons de romarin, en avons coeuilli quelques brins que l’on plantera dans des pots.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

25 août 2024

L’idée que toute violence puisse être nommée, qualifiée comme une maladie ou un mal-être, cette volonté de précision dans les termes, de distinction, avec une échelle d’intensité ou de notation — en un mot, cet effort perpétuel de classement en bien ou en mal — quelle fatigue. Le classement n’a jamais rien résolu de la violence, qu’elle soit spécifique ou générale. De même, les hiérarchies sont fabriquées pour et par le pouvoir. Quand le pouvoir change, la hiérarchie change aussi, mais la violence demeure. Nous pensons être toujours les mêmes à l’intérieur de ce corps, ce vaisseau, et nous disons « mon corps, ma tête, mes pieds, mes yeux », même si nous ne le formulons pas toujours à voix haute. Nous le pensons, nous le croyons, nous l’espérons. Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas tout à fait exact. Hier, dans le rétroviseur, le regard de L. n’était pas son regard habituel. C’est comme si, fortuitement, j’avais surpris en elle une présence hostile qui transforma ses ricanements en quelque chose d’insupportable. À ce moment-là, j’avais envie de me garer sur le bas-côté, de sortir du véhicule, de prendre une grande respiration et de dire : « Sors de là, va-t’en, fiche-nous la paix », ou quelque chose dans ce genre. Et, tandis que le véhicule continuait évidemment tout droit sur la nationale 7, je voyais clairement cette seconde scène dans le rétroviseur, au-delà du regard maléfique de L., puis de la vitre arrière, comme un effet de dissociation du réel ou de la fiction. Ce déploiement de plusieurs possibles au même moment n’est pas exceptionnel, mais il l’est de l’écrire. C’est surtout cela qui importe : le fait que cela s’écrive au moment où je m’y attends le moins. C’est un effet de cette lassitude, de cette persistance, cette continuité de vouloir encore maintenir en soi cet aspect rationnel, normal. À cet instant, quelque chose s’insinue en moi, dans ce corps, et me fait voir d’autres versions de cette prétendue réalité. Me voici spectateur impuissant, horrifié par toutes les sensations, les sentiments, et toutes les possibilités d’effectuer des actes effroyables. Comme si cette part maléfique profitait de la fatigue d’une autre (bénéfique ?) pour prendre le pouvoir sur les pensées, sur le corps, sans toutefois aller jusqu’à passer à l’acte. Encore que cela soit mal exprimé, mal dit, pas assez creusé — car pas suffisamment clair. Trop binaire. Plus audacieux, plus foutraque, serait de dire que plusieurs personnages, chacun avec toute une galaxie de nuances, tentent à cet instant de prendre la parole, la pensée, le pouvoir — un chaos, une confusion s’installe, et ce que je nomme la raison profite de cette confusion pour neutraliser l’ensemble. Ce que je nomme la raison, il lui suffit de reculer, d’effectuer quelques pas en arrière par rapport à cette scène, de la voir dans son ensemble, de s’en détacher, de ne pas rester lié à elle, d’estimer que cette scène appartient à l’imagination seulement et ainsi de la renvoyer à celle-ci. Puis tout ce raisonnement s’écroule quand je tombe sur ce paradoxe : il y a toujours ce foutu « je », celui du narrateur. À ce moment-là, l’énergie vitale s’échappe, quelque chose se dégongle, un ballon de baudruche virevolte pour aller heurter le plafond du bureau et retombe, enveloppe fripée, sur le sol. Il faut alors de toute urgence recourir à une position horizontale, fermer les yeux, se concentrer sur le fait de respirer, tout oublier, s’évanouir, disparaître, s’anéantir. Il s’agit d’un paroxysme de la fatigue, et rien d’autre n’est possible que d’y céder. Exactement comme lorsque l’enfant est battu comme plâtre par le père, exactement comme quand la bête du Gévaudan s’amène sur des patins à roulettes pour dévorer chaque nuit le potentiel de fragilité, de naïveté qu’il cherche encore à retenir. Au bout de cet épuisement, l’idée d’une libération. En relisant ce passage, je réalise une maladresse : le manque de clarté concernant la manière dont la fatigue affaiblit peu à peu les barrières mentales ou émotionnelles, permettant ainsi à cette violence intérieure de prendre forme. C’est le premier point que je relève, me sentant fautif d’avoir laissé trop d’implicite dans cette description. Et aussitôt, je suis envahi par la conscience du travail colossal qu’il reste à accomplir pour rendre ce texte plus clair, plus compréhensible. À cet instant précis, je ressens une sorte de lassitude intense. Mais ce n’est pas tant l’effort à produire qui m’effraie ou m’épuise, c’est le doute qui surgit simultanément, ce doute profond sur l’utilité réelle de cet effort. Cette question lancinante : pourquoi s’efforcer de clarifier, d’améliorer, alors que le résultat final reste toujours incertain ? C’est un doute qui érode peu à peu la volonté, amplifié par la fatigue accumulée, et qui transforme chaque tentative d’avancer en un acte de résistance contre cette tendance naturelle à céder. Concernant le « je » du narrateur, il semble maintenir une unité de ton à travers tous les textes déjà écrits dans cet essai. Cependant, c’est le thème même de la fatigue qui produit ce « je ». Et plus la lassitude met en question la stabilité du narrateur, plus elle cherche à la désintégrer dans ce qu’elle contient de temporaire et d’anecdotique, et plus elle renforce paradoxalement sa présence et une certaine cohérence à travers tous les textes. Il est intéressant de constater que cette fatigue agit sur la construction narrative et identitaire de cet essai. Persiste cependant le manque à relire le tout premier paragraphe. Mais est-ce vraiment relire que de se replacer dans ce qui l’a fait naître, dans ce lieu où les mots sortent en désordre pour tenter d’accompagner non pas encore une pensée, mais des bribes de sensations ? Ce thème de la violence, ce qui crée la fatigue immédiate à l’évoquer, c’est bien plus tout le passé qui s’y associe, tout cet implicite qui devient une masse informe, l’incarnation même de l’épuisement d’avoir si souvent croisé cette violence sous d’autres noms. Je cherche le livre de Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, sans le retrouver. L’idée alors d’aller fouiller dans la mythologie à la recherche d’une incarnation divine de la fatigue, mais aucun dieu n’incarne jamais celle-ci, car elle est réservée aux hommes. Aux dieux l’infatigable, à l’humanité la lassitude. Puis une intuition me pousse à chercher aussi chez les présocratiques ces passages concernant la nuit, la nuit primordiale, présente avant toute chose et dans laquelle toute chose revient. Mais là encore, ne trouve rien. Je m’aperçois alors du grand désordre dans lequel j’ai laissé ma bibliothèque. Je m’assois face à elle, tentant d’estimer le temps qu’il faudrait pour en faire l’inventaire, la ranger. Une torpeur m’envahit aussitôt, m’accable. Pénétrer dans la parole, cette parole qui existe bien avant nous, voilà aussi une source de fatigue obligée. Traverser le tacite, l’implicite que cette parole contient, qui n’appartient à personne mais à tous. C’est cette présence de la parole qui attire et repousse tout à la fois, on ne peut que venir vers elle, s’en approcher, on ne peut désirer se l’accaparer qu’elle nous tient déjà avant même que ce désir soit conscient. Soudain, chercher la fatigue dans la peinture classique et ne rien trouver d’autre que le sommeil. A notre époque non plus, peu d’oeuvres traite de ce thème, alors que la fatigue est sans doute ce qui caractérisera le plus notre temps. Pour illustrer ce billet choisi une peinture de Ramón Casas|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

24 août 2024

Lecture cette nuit – ou plutôt survol, car même mon mode de lecture change – du premier volume de la biographie de Kafka, Le Temps des décisions de Reiner Stach aux éditions du Cherche Midi. Sur quoi se base-t-on pour dire qu’une vie est bien vécue, remplie, ou au contraire ratée ? Dans l’introduction, Reiner Stach réduit la vie de Kafka à des chiffres : 40 ans et 11 mois, 45 jours à l’étranger, 3 fois la mer, 3 fiançailles, 6 mois vécus avec une femme, et 350 pages d’écrits jugées dignes d’intérêt, contre 3400 pages de journaux et autres fragments littéraires, dont 3 romans inachevés. « Comment ça va ? » – toi à 64 ans, et que penses-tu de ta vie ? Le bilan ne te paraît-il pas encore plus accablant ? Tu n’as pas l’excuse de n’avoir pas eu assez de temps. Voici le sous-texte de ce survol, en gros. Et je serais bien en peine de réduire ma vie à des chiffres, même si m’y risquais. Le fait d’avoir déjà écrit bien plus que 3400 pages me procure déjà des sueurs froides, car je doute d’être capable d’en trier le bon grain de l’ivraie. L’échec serait donc le point commun, la sensation de l’échec, d’avoir vécu « pour rien », en vain. Toujours cette tendance à pénétrer dans cette drôle de compétition que représente l’élan vers le pire, toujours plus pire. Peut-être suis-je parvenu à ce point de fatigue où tout cela ne m’intéresse plus, où la notion de comparaison n’est plus qu’une sorte de passe-temps inoffensif. Ce qui n’empêche pas la méditation concernant les critères de réussite ou d’échec qui nous cernent sans relâche, surtout sur un plan inconscient. Et, sans transition, je me souviens enfant à quel point l’effroi me saisissait quand je plongeais dans la lecture – et là je lisais vraiment, de façon linéaire – dans les contes et légendes, ce que l’on résume par l’expression « contes de fées », puis « contes à dormir debout » une fois une certaine aigreur ou désabusement atteints. Cette idée que le merveilleux est une sorte de champignon, de moisissure, qui doit sa raison d’être aux rêves en putréfaction, elle est quasi immédiate dès les toutes premières pages tournées. Instinctivement, il est évident que quelque chose ne va pas, que le plaisir éprouvé provient de la perversion produite par le texte. Que la peur est un élément indispensable sans lequel le plaisir deviendrait fade. J’ai lu autrefois Bettelheim et Propp pour tenter de comprendre ce qui m’avait tant attiré dans cette littérature lorsque j’étais enfant. Peut-être que ces lectures m’aident à rebours plus de cinquante ans plus tard à m’interroger aujourd’hui une fois encore sur cet engouement. Ce fut une activité que l’on qualifie de compulsive désormais. Lire alors était une fonction liée à la fois à l’évasion et à une quête de sens, comme aussi à la traversée de ces plaisirs troubles. Avec le recul, la lecture de récits érotiques par la suite, durant l’adolescence, conserve cet intérêt pour l’évasion et la recherche du trouble, mais ce qui diffère, c’est le sous-texte, la manipulation n’a pas le même but. Si les contes de fées nous formatent dans un imaginaire commun de ce que peut être la vie, les récits érotiques nous formatent pareillement dans notre relation à l’imaginaire de l’autre, et plus spécifiquement celui du sexe opposé qui n’est jamais si différent qu’on le croit du nôtre. Ensuite vient l’imaginaire de ce que peut être ou pas la littérature. Cependant, le point commun est bien cette notion de fonction du récit. Tout texte publié possède une fonction, au même titre que les fonctions qu’utilise Vladimir Propp pour classifier les héros de contes de fées russes. Un autre point commun qui surgit presque aussitôt est une image d’emballage, aussi nette que tout ce qui emballe, confère une allure, du désir à un produit en rayon dans un supermarché. Toute l’industrie du livre à laquelle il est rare de penser au moment même où l’on s’enfonce dans une forêt en accompagnant le Petit Poucet, ou encore dans Madame Bovary, et même dans cette biographie de Kafka. Et sans doute la lecture conserve-t-elle sa vigueur de n’en rien savoir. Que l’intérêt, quel qu’il soit, la finalité de tout ça, est à la fois l’argent et la vanité. Voilà tout à fait l’ennui qui pointe et qui, la plupart du temps, abîme l’élan. Il en va désormais de la lecture comme de l’aspiration au merveilleux, qu’il tiennent de la magie ou de l’érotisme, une fatigue. Peut-être est-ce une fatigue généralisée, peut-être ne suis-je pas le seul à la ressentir, et ce n’est pas seulement une question d’âge mais de siècle, d’époque. Quand Svevo écrit Une vie en 1892, Eiffel dessine les plans de la tour Eiffel, on prépare la grande Exposition de 1900, l’euphorie capitaliste bat son plein avec la révolution industrielle. Aujourd’hui, les progrès de la médecine nous informent d’une longévité pouvant « normalement » atteindre 80 ans chez les hommes, un peu plus chez les femmes. Une vie réussie est déjà une vie vécue jusqu’à cette limite. Plus, et l’on en est ébloui, il ne se passe pas une semaine sans qu’on nous parle de la profusion de centenaires dans nos campagnes, dans nos villes désormais. Comme si le simple fait de vivre le plus longtemps possible était le principal critère de réussite d’une vie. Or, la plupart des écrivains qui comptent pour le même laps de temps – mettons depuis la fin du 19ᵉ siècle – sont morts jeunes. 40 ans, c’est jeune lorsqu’on se souvient qu’on a atteint 64 ans. Probable aussi qu’on n’est pas loin d’éprouver le syndrome du survivant. Si, dans notre imagination, on possède un statut d’écrivain forgé à partir de tout cet imaginaire que propose l’industrie de la culture, et plus spécifiquement de la littérature. Je me souviens que pour la peinture, c’est aussi la même chose. Inutile d’espérer une reconnaissance passée la cinquantaine, la plupart des collectionneurs estimant qu’on est déjà vieux, que l’investissement sera inutile. D’ailleurs, on estime qu’un peintre de talent qui meurt jeune ne peut produire qu’un nombre limité d’œuvres, ce qui rend chaque acquisition d’autant plus précieuse et rentable surtout, au contraire de ces vieux peintres dont l’œuvre déborde de tous côtés et qui généralement finit dans une brocante de quartier, dans des vide-greniers. Éprouver de l’amertume face à cette situation ne serait que se rallier à la vision que nous impose le marché en général, sa vision binaire de la réussite et de l’échec. Le fait est qu’on peut résister par tous les moyens qu’on invente, cette vision s’insinue en nous et nous mine. Le fait d’avoir acquis une certaine lucidité sur un tel état de fait, notamment depuis 2019 et l’effondrement produit par la pandémie, notamment l’impression de manipulation générale qui a suivi, l’apparition des termes complot, conspiration, n’est que la continuité d’une progression qui prend sa source à mon avis, en 2001. Ce basculement, je m’en souviens parfaitement. Je suis en Suisse, à Yverdon-les-Bains, je rentre du travail, c’est la fin d’une journée assez ensoleillée, la télévision est allumée dans le salon, et ma première impression est qu’il s’agit d’un film catastrophe. Il me faut un certain temps avant d’assimiler le fait que c’est de l’actualité, du réel. C’est à ce moment-là qu’un gouffre s’ouvre sous mes pieds, c’est ce que j’appelle ce basculement. Quand le réel, pour une raison ou une autre, rejoint la fiction, quand on n’est plus en mesure d’établir de frontière entre les deux. Ensuite, on peut rester traumatisé par la précision de ces images, par cette découverte qu’une frontière s’est écroulée, et ce ne sont pas ces images précisément qui sont importantes, mais surtout le fait que cette frontière s’est évanouie. Quand le Covid fait son apparition, on éprouve aussi le même vertige, mais l’habitude, si l’on peut dire, est prise de ne plus savoir faire la différence entre réel et fiction. Quelle sera la prochaine étape ? L’arrivée de vaisseaux extraterrestres ? Les cavaliers de l’apocalypse paradant dans le Quartier Latin ? Jésus-Christ ressuscité lévitant sur les Champs-Élysées ? L’Antéchrist ricanant de notre bêtise, de notre insignifiance ? La prise de pouvoir de l’IA ? Tout est possible. Et c’est cela qui crée ce malaise, car quand tout est possible, comme dans un conte de fées, on sent bien intuitivement que rien ne l’est. L’épuisement d’une civilisation entière surgit alors, de se rendre compte de ce tout et rien, qu’il n’y a plus aucune différence entre tout et rien.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

23 août 2024

Il fait plus frais, ce qui rend les promenades quotidiennes plus agréables. Hier, nous sommes retournés à Saint-Pierre-de-Boeuf avec les enfants. Nous avons relevé dix-huit degrés sur un baromètre accroché à une façade. Eux aussi sont inquiets de la rentrée qui approche. M. entre en sixième, et de plus, dans une nouvelle école à Melun, où il ne connaît encore personne, ce qui représente pour lui un grand changement, une angoisse dont il se défausse. Le ton exagérément fort et haut de sa désapprobation lorsque je lui demande s’il n’a pas un peu peur de cette rentrée en dit long. Pour L., pas de souci en apparence ; elle affiche un visage toujours aussi lisse face aux événements, le visage d’une petite fille de huit ans qui en dit déjà long sur la fabrication des masques. Mais quand ils jouent ensemble, se taquinent, chahutent, les masques tombent, et toute la candeur et la cruauté de l’enfance réapparaissent. Ainsi est la raison des saisons qui reviennent : ce qu’on n’a pas encore tout à fait perçu l’année dernière, on le percevra un peu mieux cette année. Le programme de la journée, de ce jeudi – il faut toujours un programme – est d’occuper M. en vidant quelques inutilités de la maison et de la remise, de les charger dans le véhicule et de les transporter à la déchèterie. J’ai réussi à repousser ce moment en fin de matinée. En attendant, les deux enfants dorment encore à poings fermés. Ensuite, les courses, la préparation du repas, puis le fameux temps mort en début d’après-midi, une vacance instaurée pour toute la maisonnée. Hier soir, je me suis empressé de survoler Penser librement d’Hannah Arendt pour m’engouffrer dans son Walter Benjamin, la version américaine traduite par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Allia Éditions, 2007. Mais il y a eu des parutions antérieures chez Gallimard, dans Vies politiques, en 1971. Le mot « fameux », son étymologie, provient de Fama, la réputation, la renommée. C’est ce tout premier mot, Fama, avec lequel commence le Walter Benjamin d’Arendt, et l’observation que la gloire posthume ne tient pas tant à un coup de dés qu’à la reconnaissance la plus haute de la part de leurs pairs pour un homme ou une femme de leur vivant. Chance donc pour Walter Benjamin d’avoir eu des amis tels que Gershom Scholem et Theodor Wiesengrund Adorno, responsables par la suite de l’édition posthume de ses œuvres et correspondances. J’écris « chance », mais la chance n’a peut-être rien à voir avec la qualité des amitiés, pas plus que la célébrité posthume avec le hasard. La chance ici est ce mot fourre-tout créé par le ressentiment de celui qui pense en être exclu. Sans doute parce qu’il est encore persuadé que l’amitié est due à la magie, au hasard, à la destinée. C’est sans doute un peu vrai, en partie, à l’étape cruciale de la rencontre. L’éblouissement de la rencontre, dont on regrette presque instantanément que son éclat diminue avec ce mauvais point de vue dû à la familiarité, à l’habitude, à la paresse, à un aveuglement finalement, dont on espère que l’éblouissement nous extraira. L’effet flash des œuvres qu’on ne supporte plus de voir au bout d’un jour ou deux accrochées à un mur. La fatigue, surtout celle subie par les fatigués de naissance, aspire à ce genre d’éblouissement, les crée au besoin, puis se hâte de les détruire comme pour mieux renforcer sa position dans la lassitude du monde. De là, tous ces livres, ces vidéos, ces formations, ces programmes coûteux ayant pour but une méthode infaillible pour « se faire » des amis. J’ai toujours méprisé ce genre d’information, à mon sens trop liée à l’idée d’une arnaque, à l’intérêt purement pécuniaire de leurs instigateurs, bougnats, fouchtras et tout leur charabia. Parfois, je me suis dit toutefois que j’exagérais, que je voyais tout en noir, que peut-être ce n’était pas si toxique que je pouvais le penser. N’est-il pas naturel, voire souhaitable, de gagner son pain en apportant aide et compétence aux autres ? Cependant, toujours je rebrousse chemin, je reviens à ma première impression, à cette notion d’abus, de tromperie. Il s’agit là essentiellement d’un rapport personnel à l’argent, j’en suis tout à fait conscient. Cette critique, au bout du compte, n’est qu’une projection à l’extérieur d’un conflit d’intérêt intérieur. L’habitude de penser qu’on doit être rémunéré pour tout, et que le monde étant fait à ma propre image, les autres pensent de même. Et qu’à partir du dépit, de l’agacement que provoque une telle prise de conscience, après la chasse aux responsables possibles d’un tel état de fait, je ne puisse encore que tomber sur moi seul comme source d’erreur, comme pêcheur. Et qu’ensuite l’ennui, la culpabilité, la honte, le remords, les regrets resserrent leur étau, me pressent comme un fruit mûr afin de faire jaillir la fatigue d’un tel apitoiement sur soi-même. Le fait d’avoir toujours bien voulu considérer l’amitié comme une grâce la dispense instantanément des critères habituels de la durée, comme d’un entretien à mes yeux toujours coûteux. Les efforts qu’il faut désormais produire pour entretenir les relations, faire signe notamment afin qu’on ne nous oublie pas, que l’on fasse comprendre à l’autre qu’on ne l’oublie pas non plus, ne rentrent pas dans l’image que je me suis toujours fabriquée des grâces et des affinités. Quelque chose d’impérieux me rappelle à chaque instant que la grâce est éphémère, qu’elle n’a pas vocation à durer, ni même à nous offrir une raison d’être. La grâce et la violence ont ceci en commun qu’elles sont sans raison. Elles surgissent, interviennent pour des raisons obscures qu’il ne sert à rien de vouloir disséquer, puis elles passent. L’erreur de tout un courant New Age est de vouloir s’accaparer l’idée d’une durée. Un éveil, une illumination, un nirvana sur lequel on pourrait enfin souffler, respirer tout son saoul, et ce pour une éternité, est à mon sens totalement ridicule, inepte. J’y vois un prolongement du profit hors de sa sphère habituelle. Le capitalisme étant une pieuvre s’emparant de tout, y compris de nos affects, des religions, de la spiritualité désormais. C’est une inversion de valeurs comme tant se propagent aujourd’hui. Et de voir qu’il suffit de bien placer quelques symboles, inversés eux aussi, de réinventer des histoires pour frapper de plein fouet le cerveau droit de l’opinion publique… L’acuité avec laquelle il m’arrive de repérer ces processus m’épuise ou me révolte, me révolte et m’épuise. 1940 : au moment le plus sombre de la guerre, la disparition de Walter Benjamin, première vraie perte qu’Hitler aura fait subir à la littérature allemande, dit Bertolt Brecht. La mort de ce qu’on nomme un génie par ceux qui ne se reconnaissent pas génétiquement du même bord. L’idée d’une déchéance personnelle éclairée parfois par les lueurs attribuées aux génies, aux Djinns, aux anges. Une autre sorte d’éblouissement dont on ne sort pas plus indemne que de l’autre, dû à l’affinité, à l’amour, à l’amitié. Une petite voix qui ne cesse plus de nous seriner intérieurement que nous n’en sommes pas dignes, que ce n’est pas pour nous déchus… Comment donc s’en sortir sinon par l’effondrement, par le retournement des valeurs, par une révolution ? Pas de société sans classe, sans classement, sans génies et dégénérés, sans élus et déchus. L’idée d’une race pure, d’une race originelle, que l’on attribue à Hitler, on ne s’en est pas débarrassé avec sa disparition. Il me semble que cette idée est là de tout temps et que de temps à autre, elle refait surface. Elle est à nouveau là, ici même, dans le pays aujourd’hui. Elle nous arrive de toutes parts, de l’étranger, de l’inconnu, elle fait de nous des inconnus et elle nous rend plus que jamais, par cette ignorance, malléables à volonté. Quelle fatigue d’y voir clair ainsi, aussi profondément parfois que, pour m’en débarrasser, il me faille sombrer dans l’idiotie crasse, régresser par réflexe dans l’ironie douloureuse, le calembour douteux, m’évader dans des fantasmes de dimensions parallèles, des trous de ver, dans des forêts peuplées de fées et de lutins au chapeau vert.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

22 août 2024

Il semble que je me sois éloigné à des années-lumière de l’atelier d’écriture de F. en pénétrant dans ce long texte sur la fatigue. Étrangeté de cette impression de distance. Cela paraît à la fois très proche et très lointain. Une immobilité. Déjà plus de deux ans que j’ai publié mon premier billet sur la plateforme du T.L. J’ai beaucoup de mal à y revenir. C’est presque intolérable de relire ces premiers textes. Et pourtant, j’ai l’impression d’y voir un peu plus clair. Encore que cette lucidité soit intermittente, comme ces moments d’éveil dont on sait déjà par avance qu’on ne peut y résider longtemps, que le but n’est pas de résider dans la lucidité ou l’éveil. Mais plutôt de retourner sans cesse dans la boue, dans la merde. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas faire autrement afin de se pardonner à soi-même et de pardonner au monde dans sa totalité. Comme si le passage obligé était l’égout. Aller le plus loin possible dans le dégoût, jusqu’à atteindre les limites humaines de l’épuisement. C’est placer la barre haut, c’est orgueilleux, peut-être. C’est se battre – y compris contre des moulins à vent – même si l’on sait que tout est déjà perdu d’avance. Et n’est-ce pas parce que l’on est profondément déçu de naissance qu’on veut imaginer l’espérance ? Une volonté qui prend son origine dans un non-vouloir, si paradoxal que cela puisse paraître. En fait, je ne me suis peut-être pas tant éloigné que je le pense. J’ai utilisé le document formaté envoyé pour réunir ces textes écrits, cet essai sur la fatigue. Évidemment, la première chose qui me saute aux yeux, c’est l’ordre dans lequel ils apparaissent. Ainsi, je me fie à un ordre chronologique. Il suffit pour cela d’effectuer une recherche dans le back-office du site, de rechercher l’étiquette « essai sur la fatigue » et de voir la liste. Ce qui fait que j’ai totalement fait l’impasse sur les vingt-neuf textes écrits dans le cadre de l’atelier d’écriture. À la place, je me retrouve avec des textes écrits « en creux ». Pourtant, il y a certainement un lien entre ces deux mouvements, sauf que je ne parviens pas encore à comprendre lequel. En attendant, le temps file, je suis toujours en dehors du groupe, je ne participe plus – ou plutôt je participe d’une façon différente de ce qui est attendu, si toutefois quelque chose est véritablement attendu, ce qui aussitôt écrit est sujet à caution. Cette idée qu’on attende quelque chose de ma part n’est-elle pas récurrente depuis toujours ? Et aussi ma révolte en m’opposant systématiquement à toute attente. Selon l’expression consacrée, je suis toujours là où l’on ne m’attend pas. S. résume bien les choses par un « tu n’es jamais là » lorsqu’elle estime que la limite est atteinte. Le sous-entendu « quand on a besoin de toi » n’est-il pas assez clair ? Dans ce cas, la locution surgit complète : « tu n’es jamais là quand on a besoin de toi ». Et bien sûr, la culpabilité, la honte, la fatigue s’ensuivent instantanément. Une résistance très forte à la demande, s’y contraindre pour pouvoir éprouver toute la mécanique de la fatigue, l’examiner encore et encore à la loupe. L’érosion du couple tient autant à l’idée de durée qu’à celle de la distance. Le « pour toujours », si intenable qu’il soit rationnellement, on s’y accroche justement parce qu’on sait, on sent qu’il est intenable. De même que le fantasme d’unité, de fusion abolissant toute singularité ou différence, tient un rôle semblable. Le couple est aussi le lieu par excellence de l’irrespect d’autrui comme de soi. Tellement nous sommes pollués par l’utile, l’indispensable, l’essentiel, les règles, les preuves, les faits, les usages, en fin de compte un cadre tentant comme il le peut de cerner un vide. Parfois, je pense que ce n’est pas l’affection qui maintient le couple, mais nos lâchetés. Et nous passons là-dessus en nous souvenant que nous avons trop pris l’habitude de voir les choses en noir. On refuse d’y croire, on se trouve des projets, des occupations, on donne le change. Alors que ce serait tellement plus simple d’accepter le fait que même en couple nous sommes irrémédiablement seuls. Et, à partir de ce constat, une autre forme de respect, qui ne soit pas uniquement de convention, petite-bourgeoise, pourrait alors prendre le relais. On se voit tant et tout le temps qu’on ne se voit plus. Fantasme encore d’une abolition du temps et des distances, une éternité d’immobilité que l’on brise de temps à autre en créant artificiellement l’événement. La fatigue du couple tient au fait que celui-ci manque régulièrement sa cible. On croit se connaître, on s’invente. De là les drames et les tragédies quand la réalité ne colle plus aux rêves. N’en est-il pas de même avec toute association humaine ? S’agréger à un atelier d’écriture, de peinture, dans quel but, pour quelles raisons, quels espoirs et quelles craintes ? La déception étant la chose la plus habituelle que nous risquons de rencontrer, on s’y prépare déjà en amont, bien avant d’y avoir pénétré. C’est la fatigue liée à tous les reliquats d’espoirs qui cherche une issue dans la déception. Sauf que la déception ne résout rien. On est déçu, la belle affaire, rien de plus. Cette binarité, quand elle parvient à la conscience, provoque une secousse, un séisme. On n’est pas loin de se traiter d’andouille en se frappant le front. Et vite ensuite de se réfugier n’importe où, dans n’importe quoi, afin d’oublier l’éclair aveuglant dont on vient d’être la victime. Peut-être que la lecture, l’écriture ne sont que cela finalement, des palliatifs, une nuit pour oublier l’ardeur du soleil.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

21 août 2024

Penser librement, confinements, paix au sein des catastrophes, creuser, action et contemplation, nettoyer son colon, le taureau ennui, une cause possible de la maladie d’Alhzeimer, travail et abondance Lecture de Penser librement d’Hannah Arendt cette nuit et matin, notamment l’essai sur Nathalie Sarraute et travail, l’oeuvre, l’action. Ce qui me ramène à la lecture très ancienne de Dostoievsky- notamment à partir d’un livre de René Girard ( peut-être critique dans un souterrain ) et bien sûr de Kafka, le Journal puis, sans enchaînement à 2019, à la pandémie de Covid. Le fait est que je commence vraiment à reprendre l’écriture quotidienne régulièrement à partir de ce moment-(octobre 2019 ?) Le résultat sera la publication de Propos sur la peinture, un ensemble de textes mis bout à bout rédigés sur peinture chamanique entre 2018 et 2019. Ouvrage mal fagoté, qu’il faudrait reprendre et améliorer ou bien complètement oublier. L’isolement social obligeant à « faire » absolument quelque chose de soi pour ne pas sombrer. Il y a aussi eu les vidéos sur la chaîne YouTube, plusieurs fois par semaine parfois. Une sorte de fébrilité, d’euphorie. Surtout lors du tout premier confinement. Dès le second, la lassitude, l’angoisse, notamment liée au fonctionnement de l’atelier, aux charges, me tombent dessus. Au troisième confinement, j’ai arrêté de publier des vidéos, me suis retiré des réseaux sociaux. Je ne me souviens pas de ce que je lisais durant ces divers confinements. Il faudrait revenir dans les textes de 2019, rechercher les divers auteurs auxquels je fais référence, je ne me souviens pas d’avoir cité Arendt, pas plus que Sarraute. Peut-être que j’avais aussi écarté toute lecture à certains moments. Volonté farouche, renforcée, de penser par soi-même, et c’est aussi à partir de là que s’est le mieux exprimée ma capacité à douter. Douter de toute vérité sur quoi s’appuyer afin de conserver à ses propres yeux une illusion d’importance notamment. La nuit, il m’arrive d’assister à des cataclysmes au cours desquels je suis emporté comme un fétu de paille. À ces instants, je n’offre pas vraiment de résistance, me laisse emporter et c’est presque un soulagement, une libération. La même importance qu’un brin d’herbe, l’éprouver physiquement, ou d’un cachalot, mammouth, fourmi, la même, comme c’est apaisant. Au centre de l’effroi, éprouver soudain cet apaisement est proche d’une grâce. Encore que je réinvente un peu en l’écrivant, il s’agit bien plus d’une sensation qu’on éprouve le matin au réveil. Celle de n’avoir pas plus ni moins d’importance que n’importe quelle créature ou chose. D’une certaine façon, découvrir ou sentir que l’on est tout à fait à sa place, qu’il ne peut y en avoir une autre, au sein même des catastrophes. La fatigue y est sûrement pour quelque chose. Avec celle-ci, l’examen de sa propre idée d’importance se relativise. On découvre qu’on n’est pas tenu de supporter ce poids, qu’on peut baisser la garde, atteindre une légèreté, comme une apesanteur. C’est une erreur cependant de penser qu’on peut résider longtemps dans cet état, de s’y réfugier, d’en faire une forteresse ou une sinécure. Rien ne dure que le changement d’état, le défilement des images, des pensées, des rêves ; l’infini tire son origine de ce changement. L’enfant le sait de manière naturelle, il ne sert pas la main quand on lui donne, il ne veut pas saisir, il n’en comprend pas l’utilité, la raison ; il n’exerce pas de pression, sa main glisse de l’autre main, d’une main à l’autre, sans réfléchir. Il en est de même du regard des nouveaux-nés et des animaux, à la fois candide et sage, il ne se fixe jamais bien longtemps dans un autre regard. F. parle souvent de creusement. Écrire et creuser, creuser et écrire. De mon point de vue, souvent l’impression de ne pas creuser suffisamment, de rester trop à la surface, dans une superficialité. Il en ressort des sensations désagréables, liées à toute une partie de ma scolarité, avec les notations en rouge dans la marge. Le fameux « peut mieux faire ». Ou encore « élève moyen, ne travaille pas suffisamment, dissipé ». Possible qu’à un moment, fatigué d’entendre ce jugement, je me sois mis à creuser sans le savoir, et surtout à creuser ce que nul ne désire qu’on creuse. Tous ces ressorts ignorés, ceux qu’on ne veut surtout pas voir : l’avidité, la concupiscence, l’ambition, la vanité, le pouvoir, la vulnérabilité des espoirs, l’orgueil lié à la désillusion. Ce que j’en ai fait, un trou immense, mais je ne me suis pas jeté complètement dedans, suis resté sur le côté à contempler le remblai, hypnotisé, sidéré par la tâche effectuée. La fatigue provient aussi de voir toute la capacité mal utilisée, ou qu’on n’utilise pas. La fatigue vient du fait de se heurter toujours au même mur, que l’on pourrait facilement confondre avec celui des Lamentations. Mais il me semble que j’ai dépassé le cap de me lamenter depuis un bon moment. Celui qui est derrière ce « je », il ne se lamente plus, ils liront cela et ils ne le comprendront pas bien sûr. Ils diront que la fatigue l’a terrassé, qu’il n’a pas su ou voulu remonter la pente, qu’il ne sait pas rebondir. Ils diront tout ce qu’ils disent dans ces cas-là bien sûr et qui les fonde. Et certainement je continue à creuser à ma façon sans trop les entendre, ils sont comme un bruit de fond nécessaire. L’épuisement mène probablement à une forme de contemplation. Peut-être que toute vie active trouve sa finalité dans la contemplation. Ce qui n’est évidemment pas toujours le cas. On peut vivre une vie active et en mourir tout simplement, comme on peut exercer des travaux subalternes, seulement alimentaires, et se mépriser soi-même de n’avoir rien produit d’autre pour la communauté qui la modifie voire l’améliore. Et ainsi passer loin de l’étape contemplative. Ou fausser cette contemplation en l’entâchant de ressentiment, ne plus contempler qu’un désastre personnel. Ce qui n’est pas loin de la définition de l’ennui selon Alberto Moravia : une relation figée avec le monde sans comprendre que le monde est ici soi-même. Dans l’autre sens il paraît impensable qu’on puisse vivre uniquement dans un état contemplatif. Ce serait contreproductif. Il semble intéressant de poser le concept de fatigue comme intermédiaire entre la vita activa et la vita contemplativa. La fatigue permet de gommer toute distinction de tâches, d’en réduire leur singularité, leur vilainie ou leur noblesse, peu à peu- et ce quelque soient leurs différences , leurs hiérarchies ou leurs formes- cette illusion qu’il peut y y avoir des activités plus nobles que d’autres, plus profitables, intéressantes etc. la fatigue le gomme. Par la fatigue du monde, du siècle on peut ainsi pénétrer dans une forme de dégoût proche de la contemplation, bien loin de l’ébaubissement. Le dégoût permet ce genre de considération au sens étymologique du terme. Voir le pot aux roses plus que l’ensemble des constellations. Et on peut parvenir à cette considération sans en être sidéré, tout dépend du degré de lassitude atteint, de ce qu’elle nous fait perdre d’égoïsme, d’égocentrisme, de vanité, d’illusion. Il faudrait encore de nombreux paragraphes pour tenter d’élucider- si tant est que ce soit à la fois possible sinon nécessaire, les diverses qualités de contemplation ; au même titre que les divers qualités de fatigue. Au final ce n’est que coup d’épée dans l’eau, ça ne sert pas à grand chose, c’est inutile, d’autres s’en sont probablement chargé et mieux que je ne peux le faire. La fatigue mène à la non préférence, à une forme de détachement qui n’est pas pour autant de l’indifférence véritable . La fatigue nous éjecte d’une fréquence, nous transporte vers une autre, rien d’exceptionnel vraiment de le savoir, c’est même parfaitement complètement inutile de disserter sur ce sujet, bien trop fatiguant. Encore une hypothèse. La paresse du côlon qui n’en peut plus de conserver les détritus d’une vie de bâton de chaise. On croit qu’on est tout esprit, on se trompe, les intestins ont aussi leur coup de mou. Ce que l’on absorbe et digère mal reste coincé dans les parois, diverticules et diverticulites ; pas étonnant que la merde nous monte au ciboulot à ce train-là, la merde et la fatigue évidemment. Un peu de gingembre dans un verre d’eau bouillante, touiller, ajouter un peu de citron (jaune ou vert, c’est sans importance) et boire le matin avant le café. En quelques jours, si la fatigue ne disparaît pas avec ce traitement, regardez votre bulletin de naissance, calculez votre âge ; la magie a aussi ses limites, ses lassitudes. 2h54. le 21 août. Les petits reviennent aujourd’hui. S va les chercher au train de 14h à Lyon Pardieu. Ils restent une semaine. Le programme est déjà fait pour les occuper, qu’ils ne s’ennuient pas trop. Cette peur de S. qu’ils s’ennuient n’est pas la mienne. Au contraire il faut s’ennuyer surtout enfant, c’est mon avis, prendre dès le plus jeune âge ce taureau par les cornes et apprendre à sauter par-dessus, à s’en amuser. Fatigue d’une certaine vision du travail, qui se présente souvent comme une forme de torture. Torture que l’on s’inglige à soi-même d’abord pour pouvoir subvenir à ses besoins essentiels. Il faut apprendre à gagner sa vie ainsi, si possible sans se singulariser du groupe, respecter autant qu’on le peut qu’on le supporte cet héritage constituer de mots d’ordre. Rentrer dans le rang, se faire discret, , que rien ne dépasse. Ne pas se faire remarquer. Rester modeste. Ce qui finit chez certaines natures à produire une rêverie négative. On fomente des projets que l’on reporte toujours à plus tard, quand ce sera le bon moment. Ensuite on reporte ce moment idéal en fin de carrière, quand on sera en retraite. Or souvent quand arrive cette fameuse retraite, on se rend compte de la véritable nature de ces rêves, ils ne sont présent qu’à l’état de ruines, d’une impossibilité ou impuissance mise à jour. On regrette de n’avoir pas été capable de plus, de s’être soumis à l’ordre des contingences sans rechigner autrement que classiquement, en ronchonnant mais en courbant l’échine ce faisant. Bien sûr si l’on construit un foyer, une famille, il est aussi dans l’ordre des choses de s’en trouver plus ou moins satisfait. D’y puiser la raison principale d’un tel oubli de soi. Espérer s’en contenter. Tout dépend aussi de ce que l’on a investi comme quantité de frustrations, d’espérances dans la perpétuation de l’espèce. La déception ici encore nous en apprend sur ces espérances, comme autant de gants retournés de notre propre paresse, impossibilité, impuissance. Beaucoup de vieillards aigris, voilà ce que produit cette société qui promet monts et merveilles via des réclames, des mondes virtuels, des jeux vidéos ou olympiques. La fatigue se mue en récrimination, en colère, voire en haine. La haine de l’autre n’est rien d’autre que de la haine de soi que produit le fait de s’être laissé berner depuis la communale jusqu’à l’EHPAD. Si l’on veut trouver un remède à la maladie d’Alzheimer, peut-être qu’il faut commencer par saisir ce mouvement imposé par toute une société et dont la seule issue est de se réfugier dans l’oubli. Constate que c’est un véritable roman-fleuve, sans doute ce flot provenant de l’euphorie d’avoir trouvé un sujet. Et ainsi je m’en prends à ce sujet comme un patron à son ouvrier, le pressant comme un citron. Honte à moi, une fois de plus. Et bien sûr fatigue en retour, une telle fatigue que je n’arrive pas à dormir. Pourtant, même si les trois quarts de ce qui s’écrit ne vaut pas grand chose au regard de la littérature- telle que je porte au nues, quelque chose me dit qu’il faut en passer par là, ne pas encore me réfugier derrière le prétexte que ce texte ne serait qu’un vulgaire brouillon sans intérêt, par exemple. Ce sont souvent des pensées récurrentes masquant de plus en plus mal désormais ce renoncement à obtenir confiance en soi. D’une certaine manière la confiance est déjà là- sinon je n’oserais rien publier sur ce blog. Et la confiance signifie surtout peu importe que ce soit bien ou mal, littéraire ou pas. La fatigue de se réfugier dans ce manque de confiance, dans ce sabotage permanent, est-elle là à l’origine ou est-elle un produit de ce mécanisme. Bien difficile de le discerner. Autant que de savoir qui en premier de la poule ou de l’oeuf. Ce que je creuse au bout du compte dans le texte d’aujourd’hui il me semble que c’ est aussi une idée toute faite de candeur, de naïveté- ces idées toutes faites qui, en général, font rebrousser chemin parce qu’elles ont tant l’air de clichés, de choses déjà vues et revues, du désagréable en fait. Hannah Arendt dans son essai le travail, l’oeuvre, l’action établit un distinguo entre travail et oeuvre. Le travail appartenant au lien intrinsèque homme-nature, nécessaire biologiquement, et dont le cadre se borne à la répétition, à l’aspect éminemment cyclique. « Le travail produit des biens de consommation et travailler et consommer ne sont que les deux stades du cycle éternel de la vie biologique. Ces deux stades du processus vital se suivent si étroitement qu’ils constituent en somme un seul et même mouvement : à peine terminé, il faut le recommencer du début. Le travail, contrairement à toutes les autres activités humaines, est placé sous le signe de la nécessité, la « nécessité de subsister » dont parlait Locke, ou « l’éternelle nécessité imposée par la nature » dont parlait Marx. En conséquence, le but réel de la révolution chez Marx n’est pas simplement l’émancipation des classes travailleuses ou laborieuses, c’est l’émancipation de l’homme du travail. Car « le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité […] ( Karl Marx, Capital, III, fragment : « En matière de conclusion », traduit par M. Jacob, M. Subel, S. Voute, in Œuvres, t. II : Économie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 1487.) Le fait de persister à écrire de si longs textes tient plus d’une forme d’euphorie lié à un imaginaire du travail plus qu’à un imaginaire de l’Oeuvre. L’abondance associée à cette idée de travail puise sa source directement dans l’abondance de la nature. La nature est généreuse par définition puisque qu’elle incarne le flot, le cours des choses dont on ne sait ni où il prend sa source ni où il s’achève. Le travail perçu de cette façon se rapproche d’un fleuve. Ce qui soudain vient se heurter à cette pensée est le mot « carrière », faire carrière. Il me paraît soudain saugrenu d’associer le mot carrière et le mot oeuvre. « L’œuvre de nos mains, distinguée du travail de notre corps, fabrique l’infinie variété de choses dont la somme totale constitue l’artifice humain, le monde dans lequel nous vivons. Ce ne sont pas des denrées destinées à la consommation, mais des objets dont l’usage ordinaire ne provoque pas la disparition. Ils donnent au monde la stabilité et la solidité sans lesquelles il ne serait pas assez fiable pour héberger cette créature instable et mortelle qu’est l’homme » écrit encore Arendt. Autrement dit, une paire de chaussures n’est pas une baguette de pain. Si je ne m’en sers pas, si je n’en fais pas usage, elle ne s’use pas. Le but se tient dans l’idée d’une durée. N’est-ce pas la même chose pour un texte, un livre, un tableau, une symphonie. De toute évidence la durée de l’oeuvre quelle qu’elle soit ne peut rivaliser avec l’infini, l’éternité. Mais une baguette de pain se fabrique pour être consommée le jour même, elle n’a pas même le temps d’entrer dans l’usage qu’elle n’existe déjà plus.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

20 août 2024

J’essaie d’avoir de la suite dans les idées, mais ce crâne, ce n’est pas le Ritz. Plutôt un taudis. Une piaule d’ado en bordel. Le fait est que c’est un désastre. Le fait est que la douleur de tomber de haut dépend de la hauteur où tu crois te situer. Le fait est que, toi, te tenant à la hauteur des pâquerettes, ça ne peut jamais faire bien mal. Sauf si tu es un insecte, un être insignifiant qui fait un faux pas et dégringole d’une feuille de laurier. Même quand ta carapace en prend un bon coup, se fêle ou éclate. Terre, voilà c’est le mot, te voici à terre, le choc de la réalité encore une fois. Combien de fois te retrouves-tu à terre sans jamais vouloir l’admettre, combien de fois encore le faudra-t-il ? C’est cette question, ce doute, qui t’aide à te relever. Tu ne connais pas la limite de la lassitude de choir. Peut-être que tu es un genre d’Auguste, ton rôle est de te casser la figure dans la sciure, comme pour dire quelque chose de tout à fait sérieux aux gens ici assis sur les gradins. Souriez. Nous sommes en enfer, c’est vrai, mais pas de quoi en faire tout un plat. Tombez, relevez-vous, recommencez. Vous verrez, ce n’est pas loin d’être un sport. Pas de jeux olympiques pour les clowns, pour les losers professionnels. Et ma foi, tant mieux, quelle horreur que ces jeux, insupportable. Mettons que je mette un bémol : c’est encore trop fort l’horreur, l’insupportable, bien trop exagéré… quelle fatigue ! Ça va mille fois mieux. La rentrée approche à pas de loup. Pas retrouvé mon uniforme de petit chaperon rouge. Ma chandelle est morte, plus de plume pour écrire un mot, il n’y a plus qu’un clavier et cette fatigue qui semble être en béton. Et bien sûr, l’illusion des rituels reprend racine : faire les courses, faire la bouffe, le ménage, recoudre un bouton, faire une machine, balayer l’atelier, récurer, ranger. Dans le fond, la même impossibilité se reforme comme une nuit, celle de ne pas avoir le temps comme on a la plus belle fille du lycée, pour en jouir ou on ne sait quoi, tout son temps pour écrire ou lire, pour tenter d’ élucider quelque chose. À chaque fois que l’on croit s’en approcher, jeu de l’oie, quatre cases en arrière, la force de l’ordinaire nous dégomme, l’abjection ici-bas règne en mère maquerelle. Toute résistance amplifie la difficulté, les épines des barbelés pénètrent d’autant plus loin dans les chairs, la lucidité devient la plus grande gêne. La banalité du mal est toujours là, à l’œuvre. Il n’y a qu’à regarder autour de soi et rester bras ballants souvent, impuissant. Ça ne sert à rien de gueuler, à rien de rien. Ça ne sert à rien de faire mille pages non plus sur le sujet. Ça n’intéresse personne. Les œillères collent aux pupilles via les affiches publicitaires. Mais rien que pour soi déjà, effectuer ce nettoyage en profondeur, retrouver tous ces sentiers, traquer les fumets de la fatigue, ça vaut sans doute le coup. Me revient le terme employé par Carlos Castaneda, appris d’un vieil Indien Hopi : récapituler pour dénouer les nœuds où se trouve bloquée l’énergie. Car il est possible qu’il s’agisse de décoincer quelque chose dans le temps, une lassitude qui s’accumule ainsi par strates année après année, une sorte d’hygiène. Revenir au premier contact avec la fatigue demande des efforts et pas sûr qu’ils proviennent de la mémoire. Plutôt tenter de ralentir le défilement des images peu à peu, replanter un décor, chercher des détails, dans le langage essentiellement, car il me semble que le premier sens qu’enfant je cultivais, développais, est celui de l’ouïe. L’horloge qui sonne dans une pièce de la maison ses cinq coups, puis le quart et la demie. Un coq qui s’égosille. Encore qu’ici une confusion s’installe, car pas de coq dans le 15e arrondissement de cette ville. À la place, des sons d’objets métalliques dans un plat métallique. Première opération chirurgicale, une histoire de testicules qui ne sortent pas comme il se doit. Même à la naissance, après l’empressement de sortir plus vite que tout le monde d’un ventre maternel, il faut qu’un obstacle soudain se dresse : pas de couilles, comme un cheval qui refuse l’obstacle et désarçonne son cavalier. La médecine remédie bien à ce genre de fainéantise. Ça y est, c’est un garçon. Déception de la mère qui voulait une fille. C’est pas faute d’avoir tenté, premier échec, on ne se souvient pas à quel point il est cuisant, ni si déjà après l’effort de naître, de survivre à l’engouement, à la hâte d’exister, tout ça ne m’a pas mis à plat derechef. Trop autobiographique, décidément, je ne sais toujours pas faire autrement. Même si en préambule j’essaie de dire que tout est de l’imagination, cette sensation d’impudeur persiste. Repense à ces spectacles, ces affiches, cérémonies d’ouverture, de fermeture des Jeux Olympiques. Quelle fatigue de voir à quel point la mise en scène d’une décadence programmée est évidente. Ridicule, toute cette symbolique satanique, et surtout aucun rapport avec ce qu’est censé être cet événement. Tout cela se réduit à du pain, des jeux, et du délire donc. Du cynisme. Du foutage de gueule. Symptôme d’un ennui profond, d’une fatigue à maintenir un cadre démocratique ou républicain, fantasme de monarchie toute-puissante, voire divinité insectoïde peinte en plaqué or pour évoquer l’ange déchu, le rebelle. En fait, ce petit homme et sa cour, obsédé par le faste de Versailles mais n’arrive pas encore à sa hauteur, n’a pas encore saigné suffisamment la France, les contribuables, résultat beaucoup moins chouette, et même pathétique vraiment. Il faut vraiment être lobotomisé pour ne pas sentir que ça pue la merde au royaume du Danemark. Il donne son opinion l’éreinté, comme c’est rare. Peut-être est-il temps de la donner un peu ton opinion. Peut-être que donner son opinion pose le bonhomme. Peut-être qu’on n’existe vraiment dans le monde qu’à partir de ce fait : donner son opinion. De là, ensuite, à se faire bombarder nuit et jour par des sondages d’opinion pour renforcer la farce. Mais là, ce n’est pas vraiment une opinion, c’est bien plus un cri de fatigue. La mort d’A.D., apprise hier, me laisse assez indifférent. À moins que ce ne soit plutôt tout le battage médiatique autour de la mort d’A.D. Ces charognards. Finalement, l’absence de pudeur des médias n’est pas si éloignée de ce que je pense être la mienne, seule différence : je ne gagne pas d’argent avec. Il est question déjà d’hommage national, on n’est plus à ça près. Le spectacle continue, show must go on. Mais comment en est-on arrivé là, à un tel point de lassitude, ne pas vouloir voir que tout ça n’est que du spectacle, que derrière les masques, les postures, il n’y a que du vide. La dictature est déjà là sous forme d’une démocratie illibérale. C’est-à-dire qu’on s’assoit sur le suffrage universel, les institutions, on ne s’appuie que sur des règles que l’on détourne selon le caprice du moment. Nouvelle panique en vue avec le monkeypox, la variole du singe- nouvelle peste bubonique à l’horizon-et déjà, sans que les médias l’évoquent, des mesures sont prises pour resserrer l’étau sanitaire en prévision d’une future pandémie. Comédie des campagnes de vaccination à prévoir. Mais on ne m’y reprendra pas deux fois, la dernière injection reçue m’a dézingué, j’ai mal aux pieds et aux jambes depuis. Fatigue de la servitude, volontaire ou pas. Peut-être qu’un sursaut parfois, comme se réveiller, rétablit les canaux, débloque l’énergie, redonne la pêche.|couper{180}

Essai sur la fatigue