Il semble que je me sois éloigné à des années-lumière de l’atelier d’écriture de F. en pénétrant dans ce long texte sur la fatigue. Étrangeté de cette impression de distance. Cela paraît à la fois très proche et très lointain. Une immobilité. Déjà plus de deux ans que j’ai publié mon premier billet sur la plateforme du T.L. J’ai beaucoup de mal à y revenir. C’est presque intolérable de relire ces premiers textes. Et pourtant, j’ai l’impression d’y voir un peu plus clair. Encore que cette lucidité soit intermittente, comme ces moments d’éveil dont on sait déjà par avance qu’on ne peut y résider longtemps, que le but n’est pas de résider dans la lucidité ou l’éveil. Mais plutôt de retourner sans cesse dans la boue, dans la merde. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas faire autrement afin de se pardonner à soi-même et de pardonner au monde dans sa totalité. Comme si le passage obligé était l’égout. Aller le plus loin possible dans le dégoût, jusqu’à atteindre les limites humaines de l’épuisement. C’est placer la barre haut, c’est orgueilleux, peut-être. C’est se battre – y compris contre des moulins à vent – même si l’on sait que tout est déjà perdu d’avance. Et n’est-ce pas parce que l’on est profondément déçu de naissance qu’on veut imaginer l’espérance ? Une volonté qui prend son origine dans un non-vouloir, si paradoxal que cela puisse paraître.

En fait, je ne me suis peut-être pas tant éloigné que je le pense. J’ai utilisé le document formaté envoyé pour réunir ces textes écrits, cet essai sur la fatigue. Évidemment, la première chose qui me saute aux yeux, c’est l’ordre dans lequel ils apparaissent. Ainsi, je me fie à un ordre chronologique. Il suffit pour cela d’effectuer une recherche dans le back-office du site, de rechercher l’étiquette « essai sur la fatigue » et de voir la liste. Ce qui fait que j’ai totalement fait l’impasse sur les vingt-neuf textes écrits dans le cadre de l’atelier d’écriture. À la place, je me retrouve avec des textes écrits « en creux ». Pourtant, il y a certainement un lien entre ces deux mouvements, sauf que je ne parviens pas encore à comprendre lequel. En attendant, le temps file, je suis toujours en dehors du groupe, je ne participe plus – ou plutôt je participe d’une façon différente de ce qui est attendu, si toutefois quelque chose est véritablement attendu, ce qui aussitôt écrit est sujet à caution. Cette idée qu’on attende quelque chose de ma part n’est-elle pas récurrente depuis toujours ? Et aussi ma révolte en m’opposant systématiquement à toute attente. Selon l’expression consacrée, je suis toujours là où l’on ne m’attend pas. S. résume bien les choses par un « tu n’es jamais là » lorsqu’elle estime que la limite est atteinte. Le sous-entendu « quand on a besoin de toi » n’est-il pas assez clair ? Dans ce cas, la locution surgit complète : « tu n’es jamais là quand on a besoin de toi ». Et bien sûr, la culpabilité, la honte, la fatigue s’ensuivent instantanément. Une résistance très forte à la demande, s’y contraindre pour pouvoir éprouver toute la mécanique de la fatigue, l’examiner encore et encore à la loupe. L’érosion du couple tient autant à l’idée de durée qu’à celle de la distance. Le « pour toujours », si intenable qu’il soit rationnellement, on s’y accroche justement parce qu’on sait, on sent qu’il est intenable. De même que le fantasme d’unité, de fusion abolissant toute singularité ou différence, tient un rôle semblable. Le couple est aussi le lieu par excellence de l’irrespect d’autrui comme de soi. Tellement nous sommes pollués par l’utile, l’indispensable, l’essentiel, les règles, les preuves, les faits, les usages, en fin de compte un cadre tentant comme il le peut de cerner un vide. Parfois, je pense que ce n’est pas l’affection qui maintient le couple, mais nos lâchetés. Et nous passons là-dessus en nous souvenant que nous avons trop pris l’habitude de voir les choses en noir. On refuse d’y croire, on se trouve des projets, des occupations, on donne le change. Alors que ce serait tellement plus simple d’accepter le fait que même en couple nous sommes irrémédiablement seuls. Et, à partir de ce constat, une autre forme de respect, qui ne soit pas uniquement de convention, petite-bourgeoise, pourrait alors prendre le relais. On se voit tant et tout le temps qu’on ne se voit plus. Fantasme encore d’une abolition du temps et des distances, une éternité d’immobilité que l’on brise de temps à autre en créant artificiellement l’événement. La fatigue du couple tient au fait que celui-ci manque régulièrement sa cible. On croit se connaître, on s’invente. De là les drames et les tragédies quand la réalité ne colle plus aux rêves.

N’en est-il pas de même avec toute association humaine ? S’agréger à un atelier d’écriture, de peinture, dans quel but, pour quelles raisons, quels espoirs et quelles craintes ? La déception étant la chose la plus habituelle que nous risquons de rencontrer, on s’y prépare déjà en amont, bien avant d’y avoir pénétré. C’est la fatigue liée à tous les reliquats d’espoirs qui cherche une issue dans la déception. Sauf que la déception ne résout rien. On est déçu, la belle affaire, rien de plus. Cette binarité, quand elle parvient à la conscience, provoque une secousse, un séisme. On n’est pas loin de se traiter d’andouille en se frappant le front. Et vite ensuite de se réfugier n’importe où, dans n’importe quoi, afin d’oublier l’éclair aveuglant dont on vient d’être la victime. Peut-être que la lecture, l’écriture ne sont que cela finalement, des palliatifs, une nuit pour oublier l’ardeur du soleil.