2022

Carnets | 2022

Le choix du thème

réécriture Choisir un thème, en peinture comme pour le reste, m’a toujours paru une question d’endurance. On croit sélectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Très vite, j’optais pour le court terme, comme on prend un ticket de métro pour une station. La mort là-dedans jouait son numéro, j’imagine : accélérer, grappiller, faire semblant d’aller plus vite que l’horloge. On choisit bref pour dérober une minute à la fin, ou à la vie, qui revient au même selon les jours. Un choix, idéalement, devrait m’appartenir. Éviter ceux, bien prêts, signés par d’autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plutôt manque d’argent. Les emplois que j’ai pris n’allaient pas trop avec ce qui m’importe, ce qui m’anime quand je n’y pense pas. La photographie, par endroits, avait l’air moins pénible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J’ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la première fois que j’ai essayé d’appuyer sur un « vrai » choix. Un ami m’annonce qu’il quitte sa place. Immédiatement je l’y remplace, en imagination d’abord, sans bouger. Je lui demande de me présenter à Dany. Il objecte, j’insiste. Le désir de prendre sa place prend la mienne. C’est un mécanisme simple : je me fais un film, je deviens le héros, je colle l’affiche. Plus que le métier, c’est l’ambiance qui m’excite, ce mot pâteux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l’addition. Assistant de Dany : j’oublie aussitôt le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d’aujourd’hui, témérité timide, fierté mal rangée. Apprendre le métier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais déjà, en civil, depuis des mois. M’immerger tête la première dans mon décor intérieur, voir si la piscine avait de l’eau, vérifier le niveau de réalité. Je me sens illégitime par défaut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n’est pas l’être, il faut un dossier. Je n’avais que des coups, des pièces détachées : un cabinet d’architectes croisé par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage à Bonn raté d’une manière exemplaire, des photos de théâtre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l’imaginaire à plein temps. On amortit le réel comme on amortit un équipement, par usage intensif. Arrivé à Clichy, l’enthousiasme s’est couché vite. Dany m’a collé au présent sans somnifère. Mon imagination a résisté, mais le mur était là. J’ai fabriqué un lot de circonstances atténuantes pour éviter de me dire que Dany était un salaud standard. Je préférais l’hypothèse pédagogique : ses humiliations avaient une forme, une stratégie, c’était sa méthode pour m’enduire d’endurcissement, comme on étame. On se raconte ce qu’on peut. Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Très beaux objets, signés Vigier, plus qu’un client, presque un ami, c’est dire si le café devait être chaud. On m’envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J’étais âgé pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats après coup, studio vidé, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de pitié rapide. Moi, je retenais l’étiquette collée au front : trop vieux, raté. À vingt-cinq ans, disait l’Oracle, tout est déjà moulé et on ne remonte pas la pièce. J’essayais pourtant : faire l’idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait repéré ma lucidité, ce handicap portable. Je suis resté un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l’attendait, j’étais en retard comme d’habitude. Moment presque beau, si l’on aime le net. Je vide mon sac, il écoute, poli. Il me rappelle que j’ai demandé, que lui avait prévenu, que mon âge n’allait pas rajeunir. Il appuie là où ça blesse : l’orgueil. Peut-être m’a-t-il pris pour que je voie enfin cette pièce maîtresse de ma mécanique — hypothèse charitable, ou élégante. Mon orgueil n’a pas fondu ce jour-là, non. En revanche, j’ai gagné une méfiance durable envers la chose appelée « choix ». Les raisons qu’on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, héritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit décider, on se voit décidé. On ignore les conséquences en temps réel, on les croise plus tard, déguisées. Peut-être que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-être a-t-il tiré une leçon de sa générosité inhabituelle à mon égard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir à peine déformant. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu. J’ai appris récemment, par hasard, qu’il était mort depuis quelques années. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant à l’ambiance, elle est toujours là, docile, prête à rejouer la scène, avec ou sans bruitage.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | 2022

Notule 53

réecriture Le contraste, c’est la différence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l’écart est net, le regard s’accroche. Quand il s’efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces écarts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l’abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu’elles percent l’écran de ce que nous appelons la réalité ? Beaucoup ne voient qu’un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont acculés. S’il fallait peindre une vie, j’y mettrais d’abord le nécessaire : se nourrir, durer, se protéger. Ce plan-là a des contours fermes, une lumière crue. Vient ensuite ce que j’appelle le milieu : on s’écarte un peu de l’urgence, on estime une durée, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les écarts s’y atténuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-être. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l’un sans que tout s’affaisse. Cézanne l’a dit : quand les plans s’effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l’ensemble ? Peut-être, tout à la fin, juste avant de quitter la scène. Mais alors, rien ne peut plus être corrigé. On n’entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bouée. Tant qu’on pense en durée, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester aligné. Savoir que tout cela n’est qu’illusion passagère, qu’un rêve qui se défait. À ce moment-là, si quelque chose encore nous est donné, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal posés, on tente de rétablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil ténu entre précision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En récit, on parle de personnages contrastés. Intentions qui s’opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l’ai vu, les femmes regardent au-delà du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l’avenir, même si le regard se trouble. Mais à vivre avec un caractère heurté, tout devient prévisible, puis lassant. L’espérance s’use. Mes parents, je les ai perçus ainsi. À la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la comète. On attend l’inéluctable. On cherche encore à produire une différence entre ce qui fut et ce qui n’est plus. On cherche, et c’est peut-être cela, vivre.|couper{180}

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