Le choix du thème


réécriture

Choisir un thème, en peinture comme pour le reste, m’a toujours paru une question d’endurance. On croit sélectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Très vite, j’optais pour le court terme, comme on prend un ticket de métro pour une station. La mort là-dedans jouait son numéro, j’imagine : accélérer, grappiller, faire semblant d’aller plus vite que l’horloge. On choisit bref pour dérober une minute à la fin, ou à la vie, qui revient au même selon les jours.

Un choix, idéalement, devrait m’appartenir. Éviter ceux, bien prêts, signés par d’autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plutôt manque d’argent. Les emplois que j’ai pris n’allaient pas trop avec ce qui m’importe, ce qui m’anime quand je n’y pense pas. La photographie, par endroits, avait l’air moins pénible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J’ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la première fois que j’ai essayé d’appuyer sur un « vrai » choix.

Un ami m’annonce qu’il quitte sa place. Immédiatement je l’y remplace, en imagination d’abord, sans bouger. Je lui demande de me présenter à Dany. Il objecte, j’insiste. Le désir de prendre sa place prend la mienne. C’est un mécanisme simple : je me fais un film, je deviens le héros, je colle l’affiche. Plus que le métier, c’est l’ambiance qui m’excite, ce mot pâteux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l’addition.

Assistant de Dany : j’oublie aussitôt le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d’aujourd’hui, témérité timide, fierté mal rangée. Apprendre le métier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais déjà, en civil, depuis des mois. M’immerger tête la première dans mon décor intérieur, voir si la piscine avait de l’eau, vérifier le niveau de réalité.

Je me sens illégitime par défaut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n’est pas l’être, il faut un dossier. Je n’avais que des coups, des pièces détachées : un cabinet d’architectes croisé par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage à Bonn raté d’une manière exemplaire, des photos de théâtre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l’imaginaire à plein temps. On amortit le réel comme on amortit un équipement, par usage intensif.

Arrivé à Clichy, l’enthousiasme s’est couché vite. Dany m’a collé au présent sans somnifère. Mon imagination a résisté, mais le mur était là. J’ai fabriqué un lot de circonstances atténuantes pour éviter de me dire que Dany était un salaud standard. Je préférais l’hypothèse pédagogique : ses humiliations avaient une forme, une stratégie, c’était sa méthode pour m’enduire d’endurcissement, comme on étame. On se raconte ce qu’on peut.

Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Très beaux objets, signés Vigier, plus qu’un client, presque un ami, c’est dire si le café devait être chaud. On m’envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J’étais âgé pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats après coup, studio vidé, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de pitié rapide. Moi, je retenais l’étiquette collée au front : trop vieux, raté. À vingt-cinq ans, disait l’Oracle, tout est déjà moulé et on ne remonte pas la pièce. J’essayais pourtant : faire l’idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait repéré ma lucidité, ce handicap portable.

Je suis resté un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l’attendait, j’étais en retard comme d’habitude. Moment presque beau, si l’on aime le net. Je vide mon sac, il écoute, poli. Il me rappelle que j’ai demandé, que lui avait prévenu, que mon âge n’allait pas rajeunir. Il appuie là où ça blesse : l’orgueil. Peut-être m’a-t-il pris pour que je voie enfin cette pièce maîtresse de ma mécanique — hypothèse charitable, ou élégante. Mon orgueil n’a pas fondu ce jour-là, non. En revanche, j’ai gagné une méfiance durable envers la chose appelée « choix ». Les raisons qu’on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, héritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit décider, on se voit décidé. On ignore les conséquences en temps réel, on les croise plus tard, déguisées.

Peut-être que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-être a-t-il tiré une leçon de sa générosité inhabituelle à mon égard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir à peine déformant. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu. J’ai appris récemment, par hasard, qu’il était mort depuis quelques années. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant à l’ambiance, elle est toujours là, docile, prête à rejouer la scène, avec ou sans bruitage.

Annexe

Mots-clés :