été 2023
Été 2023 — J’ai écrit ces textes comme on traverse un endroit dont on ne connaît pas le plan. Sur le moment, je ne savais pas très bien ce que je faisais, sinon tenir debout dans la phrase, avancer, noter, m’acharner. Je croyais parler de lieux : un tunnel trop étroit, un port, une île, une cuisine, un portail rouillé, une maison, un cimetière. Je croyais parler d’objets : une mallette, des chaussures, une valise, un chiffon microfibre, des courgettes, des livres. Je croyais parler de scènes, de fragments, de souvenirs. Avec le recul, je vois autre chose : je vois une même obsession qui passe de texte en texte, comme un courant souterrain.
Ce qui revient d’abord, c’est l’idée du passage. Il y a toujours un seuil : un boyau, une porte, une entrée, une sortie, un retour. On traverse, on débouche, on revient, on s’aveugle un instant, puis on fait semblant que tout est normal. Et pourtant rien n’est neutre. À peine entré quelque part, une odeur vous reprend à la gorge, une sensation vous recompose, un rôle ancien se réinstalle. On ne revient jamais “juste pour voir”. On revient toujours chargé. On revient toujours contaminé par ce qu’on croyait avoir laissé derrière soi. L’île, la maison, le tunnel, la rue, le supermarché : ce sont des décors, oui, mais surtout des machines à vous remettre dans une ancienne forme.
Ce qui revient aussi, et peut-être plus violemment, c’est l’échange — ou plutôt l’impossibilité d’un échange propre. L’argent, la dette, la honte, la gêne, le déséquilibre : un qui gagne, un qui se fait avoir, et l’autre qui fait semblant que c’est normal. Dans ces textes, l’argent est partout sans être là : il se cache, il s’insinue, il humilie. Il passe de main en main comme une petite saleté qu’on ne veut pas regarder. On calcule, on recompte, on fantasme des chiffres, on essaye de comprendre où ça s’est dissipé, ce qui reste, ce qui ne reste pas. Et derrière cette comptabilité, il y a la même question, toujours : qu’est-ce qui vaut quelque chose, et qui décide ?
La famille, elle, est un territoire à part : on y circule avec prudence, ou pas du tout. Les souvenirs y sont rares, mal rangés, racontés mille fois mais toujours de travers. Parfois un homme silencieux (Vania) prend plus de place, dans la mémoire, que ceux qui parlent le plus fort. Parfois un objet jeté à la déchetterie devient plus insupportable qu’une scène entière : parce qu’il contenait justement ce qu’on n’avait pas su dire. Il y a des figures de mépris, des façons de rire qui sont des manières de cogner, des obscénités “pour rire” qui salissent tout ce qu’elles touchent. Et en face de ça, il y a le désir — pas très glorieux, pas très héroïque — de sauver quelque chose quand même : un détail, un emblème, une promenade au bord de l’eau, un silence partagé sous un saule. Pas pour faire un monument, mais pour que tout ne soit pas effacé par la brutalité ambiante.
Deux ans plus tard, je relis tout ça et je comprends mieux ce que je cherchais. Je cherchais à sortir d’un envoûtement. À m’extraire de certains automatismes : expliquer trop, surjouer, vouloir convaincre, vouloir tenir le lecteur par la manche. Je corrige donc. Je coupe. J’allège. Je retire le gras, les redites, les phrases qui se regardent faire. Mais sans trahir la voix, parce que la voix, c’est aussi ce qui reste quand on a retiré le décor. Ce que je veux garder, c’est la tension nue : le passage, la dette, la honte, le désir de se désenvoûter, et ce drôle de besoin d’observer le monde comme on observe une pièce où quelque chose a changé, sans pouvoir immédiatement mettre le doigt dessus.
Cette rubrique rassemble donc ces textes-là : écrits dans l’été 2023, repris aujourd’hui, non pas pour les “embellir”, mais pour les rendre plus nets, plus justes, plus capables de tenir sans bruit. Ce sont des morceaux d’une même matière. Un même fil, parfois visible, parfois non. Et si je les publie ensemble, c’est justement pour ça : parce qu’isolés, ils ressemblent à des fragments ; réunis, ils laissent apparaître une thématique que je n’avais pas clairement formulée en écrivant : la manière dont un lieu, une odeur, un objet, une phrase, peuvent vous ramener à vous-même — et comment, malgré ça, on essaye quand même d’avancer.
Carnets | été 2023
# été2023 #15 | Lyrisme
De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante
La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire
A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été2023 #12bis | Pourquoi des séparateurs
Ce n’est pas ce que l’on aurait à dire, mais plutôt comment le dire. Voilà l’idée, le truc : alors arrête, arrête de ruminer, de te plaindre, do it. Personne ne te demande rien. Exercice tantrique : ne pas écrire ce que l’on aurait tout de suite, là, envie d’écrire. Se retenir. Non, personne ne te demande rien, que tu penses que l’on exige, besace, en aller ou en retour : personne ne te demande rien. Personne. Polyphème. Se détacher comme une affiche se décolle doucement d’un mur : faire un peu moins partie du mur, un peu moins d’heure en heure. Le boucher, celui qui, il y a dix ans, m’avait commandé une peinture de bœuf, a fermé. Des mois qu’il a baissé son rideau de fer. Et moi je ne m’en aperçois qu’hier. Et dire que, tout à coup, une furieuse envie d’acheter des merguez me saisit, associée à l’idée du moindre effort. Il faut que je marche jusqu’au rond-point, à présent. Que j’entre dans l’antre du supermarché. Pourquoi des séparateurs, et cette lubie de séparer ? Cette femme essaie d’avoir l’air gentille, mais c’est tellement dur de maintenir cette position : chez elle, ça commence par la commissure des lèvres qui s’affaisse, on voit qu’elle fait de gros efforts pour tenter de la redresser. Deux images se superposent de plus en plus vite : méchante, gentille ; méchante, gentille. À la fin, tout ça doit l’épuiser : le trait central entre ses lèvres devient la copie conforme d’une ligne d’horizon. Écrire des méchancetés serait-il plus fort que tout ? Et quel tout, et qu’appelles-tu des méchancetés ? Des difficultés avec l’impératif et la seconde personne du singulier dans l’emploi de la forme interrogative : appelle ton chien ! qu’appelles-tu ? Je remarque que c’est comme une sorte d’érosion : un chemin, sans doute trop vite et mal goudronné, qui, peu à peu, laisse apparaître des trous, des nids-de-poule, au singulier ou au pluriel — poule ? Perdre la mémoire des règles de grammaire, d’orthographe : cela participe-t-il d’une révolte ou d’une maladie ? Une bonne question pour l’émission Question pour un champion. François, en retour de mail, écrit qu’une lettre d’info hebdomadaire serait bien — mieux ? — que de recevoir chaque jour plusieurs mails avertissant les abonnés de ce blog. Combien ai-je de façons de comprendre ça, m’enquerrai-je soudain. Puis une autre idée surgit, la vitesse folle avec laquelle les idées surgissent : je m’enquis d’autre chose, ou je me mis à m’enquérir ; toute la question se pose, comme une remise en cause. Mais quand ai-je été mis en cause la première fois ? De la conjugaison des temps. L’idée qu’il ne s’agit que d’un mince décollement, à peine perceptible au premier coup d’œil. Soudain on se fige comme un cocker en arrêt, une patte en l’air, la truffe au vent. La fiction surgirait ainsi, décelée par tous les sens en éveil, sans savoir pourquoi, par une sorte d’instinct. J’ai bien aimé les petits poèmes de la revue Catastrophe, sans que ça ait rien à voir, au premier coup d’œil, avec le reste (traductions de Céline Leroy ; lire les autres épisodes : textes traduits de Mary Ruefle, Dunce, Wave Books, 2019). Personnellement, pas encore cliqué sur les liens : tellement j’ai relu leurs traductions, encore et encore, comme une appréhension de découvrir l’origine, comme on essaie de comprendre quelque chose à un moteur de tracteur quand on n’est pas mécanicien. Peur et désir, vieux couple cosmogonique. Mon préféré : « La mort d’Atahualpa aux mains des hommes de Pizarro. Il ne savait pas lire, de sorte que, quand ils lui ont donné le Livre, il l’a jeté par terre comme une chose lourde et inutile ; alors ils l’ont tué séance tenante, en s’assurant qu’il était bien mort. Peut-être que toutes les morts sont aussi simples que ça. Une simple et malheureuse erreur sous les cieux azurs, où des oiseaux aux sentiments d’or observent ce qui se passe plus bas et volent en cercle. Peut-être nos têtes sont-elles remplies de plumes de toutes ces choses qu’on ignore… » Voici le lien de l’article : j’y reviendrai sûrement pour relire encore et encore, car quelque chose se trouve là, et je n’arrive pas à poser le doigt dessus. Quelque chose qui entretient un rapport avec qui, avec quoi — mystère et boule de gomme. Sinon, au-delà de la fenêtre, le même mur de pisé, toujours. Mais à force de le voir, on ne le voit même plus, jusqu’à ce qu’il nous surprenne, qu’on se dise : tiens, il est bizarre ce mur, aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #12 | Il faut qu’il me parle.
Il faut que je te parle, dit Jo, en regardant Doris qui le regardait d’une façon inquiète. Jo était un taiseux et, quand il voulait dire quelque chose, il se lançait rarement dans ce genre de préambule. Elle le regarda avec plus d’attention et vit qu’il reportait son poids d’une jambe sur l’autre. Ça lui rappela aussitôt de sales moments, des périodes critiques de leur mariage. Notamment la première fois que Jo avait été pris en flagrant délit de mensonge, qu’il lui avait menti à elle. Il n’habitait pas encore cette maison : un bel appartement lyonnais, près de ce théâtre… comment s’appelait-il déjà… le théâtre des Célestins. Voilà. Doris était bien plus à l’aise financièrement qu’aujourd’hui. Elle avait installé son cabinet rue de la République, près du Monoprix, et la patientèle grossissait de jour en jour. Normal : Doris jouait le jeu. Elle donnait des noms, on donnait le sien. Avec les années, et surtout la fréquentation du « Groupe », sa réputation avait dépassé les limites du quartier, sans doute de la ville. L’argent rentrait, et ils le dépensaient presque aussi vite. Elle se souvenait des week-ends à Barcelone, Bruxelles, Genève, et de ces restaurants rue Mercière qu’ils avaient fréquentés peut-être un peu trop. La belle vie, en quelque sorte. On ne se privait pas. Et c’est à ce moment-là que Jo avait choisi d’attraper ce qu’il appelait son burning-out. Un matin de novembre. Elle s’en souvenait : c’était à quelques jours de son anniversaire, ses 60 ans, et Jo l’avait oublié. Jo était resté coincé au lit, il ne s’était pas levé pour aller travailler. Puis, à un moment, il s’était pointé à la cuisine, exactement comme elle le voyait là, devant elle. Il avait essayé de dire quelque chose, il avait commencé pareil — « Doris, il faut que je te parle » — mais la suite restait coincée quelque part entre sa gorge et ses dents. Puis il s’était effondré en sanglots, comme un petit enfant : « Je ne peux plus y aller, je ne peux plus y aller. » Cette voix geignarde, cet effondrement sur la chaise… Doris avait éprouvé quelque chose de bizarre, à mi-chemin entre la compassion et le mépris. Jo l’intello, Jo le fier, Jo qui paraissait si fort, si sûr de lui, au point d’en être parfois écrasant. Elle avait serré les dents. Tant pis pour l’anniversaire. Comment pouvait-il se laisser aller comme ça, tout à coup, devant elle ? Elle avait senti le sol tanguer. Elle avait tiré une chaise, s’était assise à son tour. Quelques semaines plus tard seulement, elle avait découvert le pot aux roses : Jo avait donné sa démission depuis un bail ; il passait ses journées à errer le long de la Saône. Alors, quand il lui ressortait aujourd’hui ce « il faut que je te parle », elle se demandait ce qu’il allait encore inventer : une lubie, un mensonge. Elle le regarda en essayant de ne pas trop laisser monter les relents de colère et de mépris accumulés au fil des fois où elle avait dû l’écouter « lui parler ». Elle s’attendait au pire. Avait-il fait un nouvel emprunt dans son dos ? Était-il brouillé avec quelqu’un, encore ? Elle se souvenait de ses emportements qui l’avaient éloignée, elle, de leurs amis d’autrefois. C’était plus fort que lui. Doris lui répétait : Jo, évite la politique. Jo, ne parle pas de politique avec les amis. Mais il finissait toujours par s’y mettre. Dernièrement, au moment où tout le monde prenait parti pour l’Ukraine, Jo avait jugé bon de prendre le parti contraire : tout n’était que mascarade, propagande, capitalistes mafieux, Russes mafieux, médias, pensée unique, et les Américains qui œuvrent en douce, etc. Et il y allait, il en rajoutait, avec son petit laïus sur le confort bourgeois et la pensée unique. Doris avait vu les visages se tordre. Quelle honte elle en avait eue, cette fois-là. Ça avait failli finir en pugilat. Au bout du compte, ils n’avaient plus revu les S. pendant des mois. Puis J. S. avait voulu s’excuser, renouer ; Jo avait dit : « Je ne retourne pas chez des cons pareils, mais je ne t’empêche pas d’y aller si ça te chante. » Et ensuite, J. S. avait sorti l’arme ultime : il avait commandé une toile. « Tu sais, ce tableau avec du jaune de Naples que j’aimais bien et que tu as vendu depuis… » Jo lui avait montré le message, outré. Un mois avait passé ; quand Doris avait demandé où il en était, Jo avait changé de conversation, comme toujours dès qu’il s’agissait d’argent, ou simplement de ce qu’il n’avait aucune envie d’aborder. « Tu m’écoutes, Doris ? Il faut que je te parle », dit Jo, et il avait cette voix de petit garçon pris en faute. Qu’allait-il encore lui sortir ? Elle s’apprêtait à se lever, à se camper sur ses deux jambes pour lui balancer ses quatre vérités : pas le moment de faire des conneries, pas avec leur situation financière ; elle ne supporterait plus le moindre écart, dans ce domaine-là… peut-être dans tous les domaines. « J’ai trouvé une mallette pleine d’argent », dit Jo. « Une mallette ? Elle est où, cette mallette ? » demanda Doris, tout étonnée. « Sous le siège conducteur de la Dacia. Ça fait deux semaines qu’elle y est. Je voulais t’en parler, mais je n’ai pas su trouver le bon moment. » « Et pourquoi tu ne m’en as pas parlé, Jo ? » demanda Doris, à la fois stupéfaite et vexée. « J’hésitais. Je ne sais pas si je vais utiliser cet argent. Je me tâte. Et puis il appartient forcément à quelqu’un… imagine que ce quelqu’un nous retrouve, qu’il me demande de le lui rendre… » « Jo, raconte-moi dans le détail, sans rien oublier, et surtout sans me mentir », dit Doris. Et du coup elle se rassoit en attendant la suite. Mais la suite ne vient pas. Jo a déjà tourné les talons. Doris reste un instant à contempler ses pots de fleurs, à se demander si trouver une mallette pleine d’argent est une bonne ou une mauvaise chose, dans les circonstances actuelles. Son esprit dérive vers des images de plage, de mer turquoise, de cocotiers. Puis une feuille du grand ampélopsis du mur Est — survivant de la canicule — se décroche, virevolte dans l’air chaud et vient atterrir dans l’ombre du parasol, et Doris y voit comme un mauvais présage. Elle se relève et crie : « Jo ! », en pénétrant à son tour dans la grande maison.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #11bis | s’enfuir dans la lecture
Doris perdit Jo quelques jours à peine avant septembre ; elle n’aurait pas été capable d’être vraiment précise sur la date exacte, car la perte s’effectuait de façon bisannuelle, et ce depuis deux décennies : elle avait fini, peu à peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition était plus précoce cette fois ; peut-être remontait-elle au moment même où Jo avait garé la Dacia sur le parking. Elle l’avait observé attraper la valise dans le coffre, tirer la poignée pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de clés de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la clé qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l’avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que ça ne se mélange plus avec le reste, et ainsi se tenir prêt à faire jouer la serrure, à pénétrer dans la maison. Puis il s’était rendu dans la pièce qu’ils appelaient, tour à tour, la chambre d’enfant ou la bibliothèque, selon que c’était elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrapé un livre sur l’une des étagères, s’était assis dans le fauteuil Ikea si confortable — un vestige de son ancien cabinet d’analyste — et Jo s’était plongé dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la même pièce toute la sainte journée, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants étaient venus et il ne leur avait qu’à peine parlé. Bien sûr, il avait été présent aux repas. Il avait même accepté de conduire toute la troupe à Walibi pour passer un mercredi entier. Mais même dans cette belle journée, Doris se rappelait qu’elle n’avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit affligé de cette tristesse, de cette mélancolie qu’elle lui connaissait si bien désormais. Doris savait que Jo était un lecteur farouche. Mais, à y penser, ce qu’elle savait de lui en tant que lecteur représentait une énigme. À vrai dire, Jo l’impressionnait toujours lorsque, soudain, à l’occasion de conversations entre amis, il déballait les titres d’un auteur dont on parlait, auteur qu’elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en éprouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l’écart qu’elle-même entretenait avec une certaine idée de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en général ; cette blessure qu’elle avait tout fait pour refermer grâce aux études, à son statut d’analyste, à cette sphère de personnes qu’études et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n’était pas fils d’ouvrier et, s’il refusait de se déclarer fils de bourgeois, s’il avait tout fait pour se déclasser, chaque titre, chaque auteur évoqué durant ces dîners entre amis rappelait à Doris leur impossibilité mutuelle de s’éloigner d’une case où la destinée, le hasard, les opportunités comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu’éloignés. Doris admirait Jo tout en éprouvant du ressentiment vis-à-vis de ce sentiment. Même si, en bonne analyste, elle n’était pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces dîners n’était pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L’évocation de ce personnage cultivé, délicat, entrait même en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment même, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout écarter pour se donner le prétexte de lire restait, malgré tout, une sorte d’évolution dans leurs rapports : vingt ans plus tôt, Jo ne savait pas faire autre chose que s’enfuir en claquant la porte. Elle prépara une tasse de thé et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu’elle l’avait craint, sauf l’ampélopsis du mur nord : le tuyau d’arrosage n’allait pas jusque-là. Son fils, à qui ils confiaient chaque année, à la même période, la maison, n’avait pas arrosé la plante. Toutes les feuilles s’étaient racornies, avaient séché, et cela la mit en colère, comme à chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à la négligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorgée de thé et se calma. Quel était donc ce rapport qu’entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir là-dessus. Puis une pie énorme se posa sur une branche haute de l’olivier en pot ; la chatte se mit à claquer des dents, et Jo apparut soudain face à elle. « Il faut que je te parle », lui dit-il, et il avait vraiment l’air du Jo qu’elle connaissait depuis toujours à cet instant : ce mélange d’enfant triste qui tente d’imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, ce qui, aussitôt, jeta une ombre supplémentaire sur les traits de Jo.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #11 | Avant de parler de Jo
Ils partent de cette aire d’autoroute un peu avant Turin et ils arrivent chez eux pile poil à l’heure pour l’arrivée des petits-enfants. On ne parle plus de la mallette remplie de pognon. On ne parle plus des pensées de Jo durant la route, ni de celles de Doris. On aurait pu noircir encore pas mal de pages, digresser, se perdre, perdre le lecteur. C’est toujours tentant : ajouter une couche, puis une autre, et appeler ça de la profondeur. Alors que parfois c’est juste de l’emballement. Le problème, c’est le temps. Le temps et le verbe. Je pense au grec ancien, à cette manière d’aborder l’action sans s’arc-bouter sur le quand. Je ne parle pas grec, je ne parle pas latin, je n’ai pas eu ça dans les mains, et pourtant j’ai ce regret : parler le français sans connaître l’histoire des mots que j’emploie, sans connaître l’origine des outils qui me servent tous les jours. Comme on voit le nez au milieu d’un visage familier sans plus penser à son étrangeté. Un nez, comment ça surgit d’un plan droit ? Comment ça casse une continuité ? Et si l’on regarde un chien, son museau ne déclenche pas du tout la même pensée. On appelle “naturel” ce qu’on a seulement cessé de questionner. Je pourrais décrire cette aire d’autoroute, ce qu’elle a de spécifique, ce qui la distingue de toutes les autres. Mais je sens venir l’autre piège : la précision. La précision me fascine et m’épuise. Je l’aime parce qu’elle donne l’illusion d’un contrôle, je la déteste pour la même raison. À force de vouloir être exact, on se met à écrire des gestes au lieu d’écrire des choses. On se met à faire un mode d’emploi de soi-même. Vers quarante ans, j’avais déjà cette idée fixe d’étudier les langues anciennes, les “langues mortes”. À la même époque je passais un temps fou à la bibliothèque de Beaubourg. Je m’y rendais dès que je pouvais. Le mardi, je changeais d’air : le Luxembourg. Je m’asseyais sur ces chaises à accoudoirs en métal vert d’eau près du bassin, et je pouvais rester là une journée entière à regarder les gens passer. Jo appelait ça des expériences saugrenues. Jo, c’est à peu près le seul que je peux appeler un ami. Je raconte ça parce que tout finit toujours par retomber sur lui, un jour ou l’autre, même quand je n’ai pas l’intention. Et puis il y a l’autre idée qui rôde derrière tout ça : la mémoire qui lâche. Alzheimer. La peur bleue d’y passer, et, presque aussitôt, une pensée plus trouble qui vient se coller dessus : oublier, n’être plus tenu par sa propre histoire, vivre dans un présent sans archives. Tout n’est pas tragique dans l’oubli, si l’on retire la fierté, si l’on retire le roman qu’on se raconte. Mais enfin, ça reste une peur. Enfant, j’avais un aïeul qui me remplissait la tête : Charles Brunet. Instituteur. Guerre de 14. Dictionnaire “par cœur”, ce qui est évidemment une façon de parler, mais qui dit quelque chose : l’homme avait les mots comme des outils. Il faisait des mots croisés à plus de quatre-vingt-cinq ans et rien ne lui résistait. Je me dis que le grec, le latin, ces langues-là, ça aide peut-être à vieillir. Pas parce que c’est noble, mais parce que ça désamorce l’obsession du quand. Le français, lui, vous colle du temps partout, du temps précis, du temps qui vous serre. J’aimerais revenir au comment. Oublier le calendrier. Me concentrer sur l’action : comment raconter ma rencontre avec Jo, puis Doris, comment arriver à l’os sans passer mon temps à poser des panneaux de signalisation dans la phrase. C’est ça, au fond, mon idée fixe : réduire le “quand” pour sauver le “comment”. Et là, je reviens à Turin, à l’aire d’autoroute, aux petits-enfants, à la maison. On est rentrés. On a été avalés par la vie ordinaire. Et tout ce qui aurait pu faire récit — la mallette, les pensées, les dérapages possibles — reste derrière, sur la route, comme une station-service qu’on ne reverra pas. Pour aujourd’hui, ça suffit.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #10bis | dénégation
On m’appelle le dibbouk mais ce n’est pas exact. C’est une facilité. Une paresse. En vérité j’ai reçu un nom. On l’ignore. On ignore tellement de choses. Ce qui n’empêche pas de supposer. Moins on en sait plus on suppose. Comme le dit Gédéon « on est un con ». On a bien le droit de dire ce que l’on pense dans la limite où penser ne blesse pas mortellement. Je ne suis pas blessé moi, un brin blasé seulement. C’est très répétitif tout ça, on le sait, et cette faiblesse de parler de quelqu’un, de quelque chose, sans savoir que savoir demande un effort. On ne fait pas beaucoup d’effort. On suppose, on pense, on blesse, et voilà l’travail. Ce qui n’est pas mon fait. De l’intérieur on ne peut me mentir, me raconter des bobards, pas d’histoire. On peut essayer bien sûr. On essaie toujours mais à un moment ça s’effondre ou ça s’arrête net. On tombe sur un os. Y a malaise. Le couac s’intensifie. On déguste. On sait qu’on devra tout reprendre encore une fois depuis le début. Virer les détails mensongers, superflus. Parvenir à l’os. Puis le rompre. Faut du courage, de la fatigue qu’on ne trouve pas sous le sabot d’un ch’val. Et toi Jo tu ne dis rien, Doris non plus. Z’êtes bon public. On vous manipule et vous restez cois. Vous êtes des putains de faibles on dirait bien. -- Ta gueule Fernand, nous on te connaît. Si nous ne disons rien c’est qu’il y a une raison. -- Une raison… ? n’utilise pas des mots magiques que tu ne comprends pas, p’tite bite, je te le déconseille. -- Ah ouais Fernand, on te voit venir de loin, on a l’habitude, tu vas encore nous faire un cours de fac chiant comme la pluie sur Descartes ? -- Tu n’es même pas maître de tes répliques minables mon pauvre vieux Jo. T’es encore en train de te faire manipuler au moment même où je te parle. -- Et par qui me ferais-je manipuler ? Par toi peut-être ? T’entends ça Doris, on est manipulés par un ectoplasme (rire un peu forcé). -- Tout ce que je suis en train de voir c’est un concours de zizis, dit Doris, excusez-moi d’avance de m’abstenir d’y participer… Le thalémonide Fernand sortit de sa poche un sifflet et le porta à ses lèvres. Il siffla, ce qui les fit tous sursauter. -- Reprenons, voulez-vous. J’espère que vous êtes conscients que nous sommes tous embarqués dans la même galère… -- Pour l’instant on est dans un ferry sur l’Adriatique, dit Doris avec un sourire malicieux. -- On rentre de vacances Fernand, tu nous emmerdes là, surtout, j’crois, dit Jo. -- Mais vous n’existez pas, nom d’une pipe en bois, réveillez-vous, hurla le dibbouk, en sifflant entre chaque mot. -- Mais alors, si on n’existe pas, pourquoi que tu perds tout ce temps à nous parler, dit Doris en papillonnant des yeux. Le dibbouk dénoua sa lavallière lentement, l’air soulagé. Ah ben quand même, il dit, j’ai bien cru que vous étiez bouchés à l’émeri, puis il leur sourit, bouche vide.|couper{180}
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# été 2023 #10| personnage en vacance
Tout est lié, certainement. Parfois, on voit les coutures, le fil blanc. Parfois non. De plus en plus non : ce serait ça l’objectif, ne plus intervenir dans la façon d’ajuster les pièces du patchwork. Juste être là à les regarder s’ajuster, sans rien y vouloir comprendre, sans les contrôler, les ordonner. Se dire aussi qu’on n’est pas en train de prendre des notes, d’écrire un texte, une chronique, une œuvre qui sera lue. Se désensabler des catégories. Si écrire et vivre sont si étroitement liés, pas même une faute de conjugaison : ce serait une seule chose. Et si sérieux ou léger, lisible, illisible, beau, moche, n’avaient plus vraiment de sens, si on s’absentait de tout ça, alors peu importe, et le seul impératif serait l’abandon : écrire à partir d’une impulsion, de l’instant, de l’espace de ce qui vient, comme ça vient. De toute façon, pour obtenir ce que l’on veut, il faut savoir ce que l’on veut ; et quand tu ne veux pas savoir ce que tu veux, parce que ce que tu veux n’a aucune espèce d’importance quand c’est la fin d’un monde, tu écris ce qui se présente. C’est comme épouser quoi que ce soit, qui que ce soit, sans nécessité de préambule : se débarrasser de sa propre idée d’importance, apprendre l’autre, l’être, la matière au fil des jours, tels qu’ils sont, et non comme tu voulais qu’ils soient. Peut-être que ça nécessite juste de la foi, de la naïveté (le courage, ou la chance, de faire plus d’un tour dans la naïveté) — si ridicules ces mots sont-ils devenus. Bref, ce texte a été rédigé avant de prendre connaissance de la proposition, et comme par anticipation, comme si écrire était aussi, pour moi, l’étude du magnétisme, dont on ne se rend compte qu’après coup, quand les choses sont collées (par le hasard ? à moins que ce ne soit justement un mot-valise pour ne pas dire foi et naïveté, avoir encore peur du ridicule). À 4 h 45, Jo ouvrit la boîte à gants de la Dacia, attrapa le chiffon microfibre, nettoya ses lunettes, et prit tout son temps : le ferry pour Split était déjà au port, il ne partirait pas avant trois quarts d’heure. Ils avaient mis le plus de chances de leur côté, Doris et lui, pour être à bord quand le monstre reculerait doucement, comme un Léviathan repu qui referme sa gueule avec des crissements de crécelle, d’engrenages et de poutrelles, emportant sur l’Adriatique son tribut de touristes, de ferraille, de véhicules, de souvenirs de vacances inoubliables. Doris roupillait dans la malle. Ils avaient pris soin d’y installer un matelas : au cas où on ne pourrait pas trouver de chambre, avait-elle ajouté. Il lui avait fallu une paire de semaines pour convaincre Jo, qui, au début, n’avait pas été enthousiaste à l’idée de devoir faire des acrobaties dans un break pour s’allonger. À leur âge, avait-il commencé, en levant les sourcils — et aussitôt elle lui avait répondu : « Qui sait… » avec un sourire désarmant qui l’avait désarmé. « Si on peut économiser quelques nuits d’hôtel », avait-elle simplement dit. Maintenant Doris dormait : un Dodormyl, une gorgée d’eau, « comme on est bien », puis elle avait ôté ses Crocs, posées d’une façon émouvante sur le goudron sous le haillon, replié ses jambes, basculé en position latérale, et s’était endormie très vite. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit ainsi, garés dans un recoin d’ombre du quai, à leur arrivée au port de Stari Grad. Et maintenant Doris dormait et Jo veillait au grain — du moins c’est ce qu’il se donnait comme excuse, comme prétexte, pour éviter de penser aux raisons éventuelles de ses insomnies chroniques. Face à lui, alors qu’il était encore assis au volant, il devinait un rideau d’herbes folles au-delà du pare-brise. Une envie d’uriner le fit sortir de l’habitacle. L’air était d’une douceur suave, et au-delà des herbes il aperçut une petite plage de rochers. Il se dépêcha de terminer sa petite affaire : une ombre plus dense venait de se découper sur l’obscurité, et une lampe de poche balayait les alentours. Un type en combinaison de plongée revenait de la pêche, palmes et récipient dans une main, torche dans l’autre. Il marcha quelques instants sur le rivage, puis la torche s’éteignit, et il disparut. Jo resta à regarder la mer : beaucoup plus calme que quelques heures auparavant, lorsqu’ils avaient chargé la Dacia plus au sud, à Sveta Nedjelja, le village de leur villégiature croate souvent balayé par les vents. Là, plus un brin : surface lisse, à peine striée par les lueurs des réverbères qu’il apercevait sur la rive opposée, au pied des montagnes. Soudain il vit réapparaître la silhouette qu’il associa au plongeur, puis une autre. Quelques éclats de torche glissèrent sur des rochers, des herbes, de l’eau — et à nouveau plus rien. Jo consulta l’heure sur son smartphone, puis se reprocha de n’avoir pas fermé l’œil depuis la veille. Ils avaient passé leur dernière soirée dans la ville voisine, la même, et Jo avait appris en consultant Wikipédia qu’elle avait été fondée par les Grecs en 384 avant J.-C., l’année de naissance d’Aristote : ces coïncidences qu’on avale comme si elles donnaient du poids à ce qu’on traverse. Des véhicules commençaient à arriver et à s’aligner par files sur le quai ; les cafés ouvraient ; des silhouettes vacillantes passaient ; des hommes en uniforme blanc, des hommes d’équipage, les premiers passagers. Jo se dit qu’il laisserait Doris dormir encore un peu. Il irait chercher du café, la réveillerait doucement, puis conduirait la Dacia à l’embarcadère, et ils attendraient d’être ingurgités eux aussi par le monstre des mers, le ferry de la Jadrolinija nimbé de lumières électriques bleu lavande. Dans quelques heures ils seraient à Split ; puis de là ils seraient enfournés dans un autre bâtiment, encore plus monstrueux, et régurgités vers 20 h à Ancône, en Italie. Ensuite l’autoroute, sans flâner. Doris avait calculé : Bologne, Turin, le tunnel du Fréjus, puis la France, et leurs pénates — avec de la chance à l’heure, dimanche, pour réceptionner les petits-enfants. Les enfants, eux, ne resteraient pas : même pas le temps d’un café ; ils remonteraient de Tarragone, d’une traite, vers Paris pour reprendre le travail le lendemain. Jo chercha dans ses poches une pastille de Nicopass 2,5 mg, mais il avait épuisé ses réserves depuis la veille. Il compensa avec une Ricola Original sans sucre. Il s’interrogea deux secondes sur ce besoin de se rassurer par la bouche, de sucer des pastilles sans relâche — puis il laissa tomber. Il ouvrit doucement la portière, prit le temps de regarder Doris dormir encore, d’écouter sa respiration régulière, puis posa la main sur sa joue et dit : « J’ai trouvé du café. Il est bientôt l’heure. »|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 # 09bis | tunnel et trou
Hier nous avons dû emprunter le tunnel à nouveau pour nous rendre à Jelsa, faire le plein de la Dacia. « Fais des photos, je dis à mon épouse, parce que personne ne nous croira… » En fait le boyau ne fait qu’1,4 km, je l’ai vérifié pendant qu’on patientait au feu à l’entrée : panneaux, chiffres, preuve. J’avais grossi la bête la première fois, on grossit toujours ce qui nous serre. Le soir, mon épouse me parlant de son appréhension de sauter à l’eau depuis le petit quai où nous allons nous baigner — « j’ai la trouille de sauter, des fois qu’il y ait des bêtes » — je réplique : « mauvais souvenir utérin. » Elle rigole. On rigole. Et juste après, ce petit blanc qui arrive tout seul. « Il y a longtemps que je n’ai pas mangé des tomates pareilles », dit-elle enfin, ce goût de tomate qui a le culot d’être un vrai goût. « Peut-être parce que c’est les vacances : même l’ail a un vrai goût d’ail, tu ne trouves pas ? » On rit encore, puis on se tait encore, comme si on venait de dire quelque chose qu’on ne devait pas dire. À Jelsa on marche le long du petit port, puis les ruelles nous avalent, et on tombe sur une petite place sans touristes, terrasse d’un café, calme ; le serveur pose un grand verre d’eau glacée près de mon expresso, geste simple, et je repense à Miller, à Durrell, à cette façon qu’ont certains pays de vous donner l’eau sans que vous la mendiez. Est-ce de la peur, ce tunnel ? À peine deux mètres de large, aucun éclairage, rien que les feux arrière du véhicule devant, et je retrouve d’un coup la sensation d’apprendre à conduire l’Ami 8 de mon grand-père, presque l’odeur des banquettes moisies au tabac froid. 1976 ? 77 ? Mon épouse essaie de prendre des photos : sur son écran il n’y a que les vignettes claires collées sur le pare-brise, du blanc sur du noir. « Désactive le flash ? » Le résultat n’est pas meilleur. « On nous croira sur parole », j’ajoute en clignant d’un œil. Et puis la sortie : la lumière crue, presque insultante, cette impression d’être recrachés par les deux bouts d’un même tube, comme si l’on changeait de monde plus que de paysage. Sur le port, en grignotant, je voyais des hommes crâne rasé, gros bras, cinquantaine, rire en descendant des bocks de bière ; je calculais malgré moi l’âge qu’ils avaient pendant la guerre, il y a presque trente ans, et l’image se met à dérailler toute seule : se battre, tuer, violer, puis aujourd’hui plaisanter à deux mètres de vous, et moi, à la même époque, à Paris, à vouloir écrire, à tourner déjà dans mes petites chroniques. Au supermarché, même cirque : emballages, noms rigolos, on ne sait pas ce qu’on achète, on tâtonne ; on reconnaît à l’œil la charcuterie, le beurre, le café, et il faut juste trouver les bonnes capsules pour la machine “gracieusement” fournie, détail d’époque. On repart avec des sacs et la sensation d’avoir joué au loto des denrées. Le tunnel revient par intermittence : pendant le plein je m’imagine la panne dedans, jauge dans le rouge — enfin, en orange — et je vois, comme dans un mauvais film, ces mêmes types ivres au volant, ce même tunnel, la file bloquée, et la scène qui bascule, mitraillage, panique, moi dedans, bien sûr. La troisième fois ça va mieux : on s’habitue à presque tout, ou bien on apprend juste à ne pas trop regarder ; les mesures deviennent rassurantes — 1,4 km, deux mètres, 30 km/h — mais l’aveuglement à la sortie, lui, ne cède pas. En fin de journée on va se baigner à la pointe de l’île (ça va devenir notre coin favori, je le sens). C’est là qu’on voit le trou dans la dalle du quai : un bruit de respiration difficile, rauque. Mon épouse s’éloigne en disant qu’elle ne peut pas supporter ça. Moi je m’assois sur les marches, tout près, et je repense à ma mère sous respirateur à Créteil : même cadence, même râpe, même obstination mécanique. Je reste, je laisse le bruit me traverser, effroyable au début puis presque… apaisant, comme si l’horreur, à force d’être entendue, devenait un simple rythme. Je sors la tablette et je reprends Stephen King, Insomnies, ce passage où Ralph parle avec un pharmacien hindou : l’insomnie, l’illusion des somnifères, et l’art minable, mais tenace, de se réjouir du peu de sommeil qu’on arrive encore à grappiller.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 # 09 | l’île.
Une île, la vieillesse, entourée par la mort : lu quelque part, dans le moment présent, au bout d’une île, un patelin au nom imprononçable, et ce long tunnel pour y parvenir, sous la montagne, un tunnel très étroit et sans éclairage ; comment font les camions, les bus, pour y passer ? on ne sait pas. D’où le prix exorbitant des tomates, du steak-frites, la sauvagerie indemne du paysage. Isola, autre appellation : pas une plainte, pas un événement fortuit. L’île traverse depuis toujours la brume, quel que soit le temps, l’époque, les circonstances heureuses, malheureuses ; elle ressurgit, havre de paix ou fatalité, qu’importe. Des îles que l’on s’invente quand il n’y a pas d’eau, pas d’océan, pas de mer : la nécessité de l’île. Peut-être comme la nécessité du personnage pour traverser l’espace d’une vie, d’un livre. Une mise en doute d’un « je » qu’à présent on redoute. La redoute : un isolement aussi, comme la réserve, le trou dans lequel on se réfugie, le sommet d’un arbre où l’on grimpe pour voir sans être vu. L’île, véritable ou abstraite, se rejoint dans le mot « il », où réside encore toute l’étrangeté d’un son que l’on ne cherche plus à comprendre au terme d’un cheminement empirique, de la faillite d’une pensée. On prononce alors le mot à voix basse, on s’accorde à la tonalité des cigales, aux parfums des bougainvilliers, à la saveur suave des grenades, à la basse entêtante du ressac…|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #08 bis | Laboratoire photographique
Dans l’obscurité feutrée du labo, il se tient là, mains nerveuses, yeux encore brûlés. Pas besoin d’en rajouter : ici, tout passe par les gestes. L’agrandisseur jette le négatif sur le papier baryté ; un rectangle de lumière, une image en attente, et déjà cette sensation d’être au bord de quelque chose. Il plonge la feuille dans le révélateur : d’abord les noirs, les masses d’ombre, puis les gris qui montent, puis les blancs qui se décident à apparaître. L’œil sait attendre, grappiller encore un peu de matière dans les zones trop claires, ne pas céder trop vite à l’illusion que « c’est bon ». Il compte les secondes mentalement, retranche, ajoute, recommence. Chaque variation fabrique une épreuve différente : alchimie modeste, cruelle, têtue, qui vous rend à la fois artisan et joueur compulsif. La lampe rouge donne aux cuvettes des reflets de sang. Et sous cette lumière-là, les images viennent, et ce ne sont pas des images confortables : ici cinquante corps allongés sur le sol de la gare routière de Quetta après que l’armée a tiré depuis les toits ; là un soldat brûlé de la tête aux pieds par du napalm soviétique, regard rivé à l’objectif, plus de cils, plus de sourcils. Par la fenêtre, la ville continue : klaxons de rickshaws, rires d’enfants dans une cour d’école. Le soir, les lueurs pisseuses du restaurant de l’hôtel Osmani, sur Jina Road, glissent sur l’arrondi des brocs d’étain ; une odeur de cardamome flotte. Plus tard encore, à Karachi, au crépuscule, les martinets strient le bleu sombre, ballets rapides et bruyants, comme s’ils se moquaient de votre besoin de fixer quoi que ce soit. Il enchaîne. Il déchire les emballages Agfa, les jette à même le sol pour ne garder que le carton. D’un coup d’ongle il tranche le scotch, libère le couvercle, déplie le plastique noir ; la pulpe de ses doigts, toujours sèche quand il touche papier et film, sent tout de suite la couche argentique. Feuille après feuille sous l’agrandisseur. Mise au point. Compte-fil. Vérifier le premier plan, s’assurer que ça tient, et pourtant savoir que ça ne tiendra peut-être pas. Les images se superposent dans sa tête plus qu’elles ne se succèdent : réel, imaginaire, témoignage, fantasme, il ne tranche pas, il n’en parle à personne, il sait que personne ne le croirait, et au fond peu importe. Les souvenirs se mêlent aux rêves. Il se revoit, des mois plus tôt, prendre le bus à la porte de la Villette ; belle journée ; elle l’avait accompagné jusqu’à la gare ; son visage, dernier visage avant le grand départ. Aujourd’hui, ce visage est devenu flou. Il n’arrive plus à retrouver la netteté d’autrefois, cette netteté dont il croyait qu’elle prouvait quelque chose — alors qu’elle ne prouvait que ses illusions, ses sentiments convenus, sa docilité à l’époque. Sur les tirages, des visages apparaissent et disparaissent. Des inconnus deviennent familiers, mais il connaît la ruse : cette familiarité vient surtout du fait qu’il a développé cent fois les mêmes images, à s’en brûler les doigts, sans jamais obtenir l’épreuve tant espérée. Il fixe, il rince, il attend. L’odeur chimique se colle aux souvenirs, et le temps se met à flotter, comme si la chambre noire avait le pouvoir de faire de la vie un présent interminable. Les photos sèchent. Certaines zones se révèlent avec une clarté presque agressive ; d’autres restent dans un flou qui ne cède pas, comme pour rappeler que tout ne se donne pas, que certaines histoires restent inachevées par nature. Peut-être que le vrai travail n’est pas une image, mais ce qui entraîne vers elle sans jamais la trouver : accumuler des essais, des ratages, tourner autour d’une réussite imaginaire, et finir par comprendre que ces fragments-là — les notes, les épreuves, les reprises — sont plus authentiques que la prétendue image définitive. Ce qui l’intéresse, désormais, il ne le sait même plus ; il voudrait simplement tirer honnêtement, comme un bon artisan, et s’en contenter. Et puis revient la morsure : l’impression que l’histoire qu’il raconte n’est pas tout à fait la sienne ; que l’époque, la mode, ont volé les seules images qui comptaient réellement. Il chasse ces idées. Il écrit ça à des années-lumière de distance. Il éprouve de la tendresse pour ce petit jeune homme de vingt-six ans, parti seul à la rencontre de sa propre réalité imaginaire. Il sait maintenant que ce qui compte n’est pas une image unique, mais un faisceau, un kaléidoscope toujours en mouvement, qu’on n’arrête que de façon arbitraire — pour raconter une histoire. Et une histoire, justement, n’a pas grand-chose à voir avec la vraie vie, avec la réalité.|couper{180}