#été 2023 #12 | Il faut qu’il me parle.

Il faut que je te parle, dit Jo, en regardant Doris qui le regardait d’une façon inquiète. Jo était un taiseux et, quand il voulait dire quelque chose, il se lançait rarement dans ce genre de préambule. Elle le regarda avec plus d’attention et vit qu’il reportait son poids d’une jambe sur l’autre. Ça lui rappela aussitôt de sales moments, des périodes critiques de leur mariage. Notamment la première fois que Jo avait été pris en flagrant délit de mensonge, qu’il lui avait menti à elle. Il n’habitait pas encore cette maison : un bel appartement lyonnais, près de ce théâtre… comment s’appelait-il déjà… le théâtre des Célestins. Voilà. Doris était bien plus à l’aise financièrement qu’aujourd’hui. Elle avait installé son cabinet rue de la République, près du Monoprix, et la patientèle grossissait de jour en jour. Normal : Doris jouait le jeu. Elle donnait des noms, on donnait le sien. Avec les années, et surtout la fréquentation du « Groupe », sa réputation avait dépassé les limites du quartier, sans doute de la ville. L’argent rentrait, et ils le dépensaient presque aussi vite. Elle se souvenait des week-ends à Barcelone, Bruxelles, Genève, et de ces restaurants rue Mercière qu’ils avaient fréquentés peut-être un peu trop. La belle vie, en quelque sorte. On ne se privait pas. Et c’est à ce moment-là que Jo avait choisi d’attraper ce qu’il appelait son burning-out. Un matin de novembre. Elle s’en souvenait : c’était à quelques jours de son anniversaire, ses 60 ans, et Jo l’avait oublié. Jo était resté coincé au lit, il ne s’était pas levé pour aller travailler. Puis, à un moment, il s’était pointé à la cuisine, exactement comme elle le voyait là, devant elle. Il avait essayé de dire quelque chose, il avait commencé pareil — « Doris, il faut que je te parle » — mais la suite restait coincée quelque part entre sa gorge et ses dents. Puis il s’était effondré en sanglots, comme un petit enfant : « Je ne peux plus y aller, je ne peux plus y aller. » Cette voix geignarde, cet effondrement sur la chaise… Doris avait éprouvé quelque chose de bizarre, à mi-chemin entre la compassion et le mépris. Jo l’intello, Jo le fier, Jo qui paraissait si fort, si sûr de lui, au point d’en être parfois écrasant. Elle avait serré les dents. Tant pis pour l’anniversaire. Comment pouvait-il se laisser aller comme ça, tout à coup, devant elle ? Elle avait senti le sol tanguer. Elle avait tiré une chaise, s’était assise à son tour. Quelques semaines plus tard seulement, elle avait découvert le pot aux roses : Jo avait donné sa démission depuis un bail ; il passait ses journées à errer le long de la Saône. Alors, quand il lui ressortait aujourd’hui ce « il faut que je te parle », elle se demandait ce qu’il allait encore inventer : une lubie, un mensonge. Elle le regarda en essayant de ne pas trop laisser monter les relents de colère et de mépris accumulés au fil des fois où elle avait dû l’écouter « lui parler ». Elle s’attendait au pire. Avait-il fait un nouvel emprunt dans son dos ? Était-il brouillé avec quelqu’un, encore ? Elle se souvenait de ses emportements qui l’avaient éloignée, elle, de leurs amis d’autrefois. C’était plus fort que lui. Doris lui répétait : Jo, évite la politique. Jo, ne parle pas de politique avec les amis. Mais il finissait toujours par s’y mettre. Dernièrement, au moment où tout le monde prenait parti pour l’Ukraine, Jo avait jugé bon de prendre le parti contraire : tout n’était que mascarade, propagande, capitalistes mafieux, Russes mafieux, médias, pensée unique, et les Américains qui œuvrent en douce, etc. Et il y allait, il en rajoutait, avec son petit laïus sur le confort bourgeois et la pensée unique. Doris avait vu les visages se tordre. Quelle honte elle en avait eue, cette fois-là. Ça avait failli finir en pugilat. Au bout du compte, ils n’avaient plus revu les S. pendant des mois. Puis J. S. avait voulu s’excuser, renouer ; Jo avait dit : « Je ne retourne pas chez des cons pareils, mais je ne t’empêche pas d’y aller si ça te chante. » Et ensuite, J. S. avait sorti l’arme ultime : il avait commandé une toile. « Tu sais, ce tableau avec du jaune de Naples que j’aimais bien et que tu as vendu depuis… » Jo lui avait montré le message, outré. Un mois avait passé ; quand Doris avait demandé où il en était, Jo avait changé de conversation, comme toujours dès qu’il s’agissait d’argent, ou simplement de ce qu’il n’avait aucune envie d’aborder. « Tu m’écoutes, Doris ? Il faut que je te parle », dit Jo, et il avait cette voix de petit garçon pris en faute. Qu’allait-il encore lui sortir ? Elle s’apprêtait à se lever, à se camper sur ses deux jambes pour lui balancer ses quatre vérités : pas le moment de faire des conneries, pas avec leur situation financière ; elle ne supporterait plus le moindre écart, dans ce domaine-là… peut-être dans tous les domaines. « J’ai trouvé une mallette pleine d’argent », dit Jo. « Une mallette ? Elle est où, cette mallette ? » demanda Doris, tout étonnée. « Sous le siège conducteur de la Dacia. Ça fait deux semaines qu’elle y est. Je voulais t’en parler, mais je n’ai pas su trouver le bon moment. » « Et pourquoi tu ne m’en as pas parlé, Jo ? » demanda Doris, à la fois stupéfaite et vexée. « J’hésitais. Je ne sais pas si je vais utiliser cet argent. Je me tâte. Et puis il appartient forcément à quelqu’un… imagine que ce quelqu’un nous retrouve, qu’il me demande de le lui rendre… » « Jo, raconte-moi dans le détail, sans rien oublier, et surtout sans me mentir », dit Doris. Et du coup elle se rassoit en attendant la suite. Mais la suite ne vient pas. Jo a déjà tourné les talons. Doris reste un instant à contempler ses pots de fleurs, à se demander si trouver une mallette pleine d’argent est une bonne ou une mauvaise chose, dans les circonstances actuelles. Son esprit dérive vers des images de plage, de mer turquoise, de cocotiers. Puis une feuille du grand ampélopsis du mur Est — survivant de la canicule — se décroche, virevolte dans l’air chaud et vient atterrir dans l’ombre du parasol, et Doris y voit comme un mauvais présage. Elle se relève et crie : « Jo ! », en pénétrant à son tour dans la grande maison.

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Carnets | été 2023

# été2023 #15 | Lyrisme

De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d’Herman Broch : ce devait être La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange et se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais — comme je m’y tiens en y songeant — l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché, à la fenêtre entrouverte, en tremble encore et précise le décor de cette réminiscence. Il y a plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition, au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontrés quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. J’avais donc acheté, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme y débordait tant que sa fausseté me creva presque aussitôt les yeux. Il faut préciser à quel point j’étais alors jeune, ignorant, et par conséquent prétentieux. Pas moins de cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite. L’air frais de ces prémices d’automne ne tempéra pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois avoir passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie d’écrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture : une affaire d’envoûtement, un abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie, en fait. La mort de ma mère me libéra temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinérât eut une brutalité folle. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d’or (en était-ce vraiment ? le doute me vient, car déjà mon épouse et moi étions assez légers d’argent). Cette plaque devint un lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloquée fût-elle. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir baladé le chien et fait ses courses chez Lidl. Il déposait même, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent. Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite. C’était le début de l’automne. C’est toujours, en ce début d’automne, que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’à la disparition — en février. Est-ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février ? Peut-être. En tout cas, j’ai retrouvé ce gros cahier, tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n’ai nulle envie de le définir. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère : un demi-mystère. Et l’ouvrir, ce serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par lâcheté, en la nommant la réalité.|couper{180}

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Carnets | été 2023

# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante

La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. Depuis que nous avons abattu le mur de séparation entre une salle à manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d’une grande pièce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est resté d’origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profité d’un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d’une fuite d’eau à l’étage pour refaire les plafonds, via un dédommagement octroyé gracieusement par l’assurance de la maison. La maison, nous l’apprîmes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une année commune commençant un mardi. On peut noter aussi, à partir du 6 janvier, le début du voyage de Léopold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arrivée, à Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l’escalier, on peut observer des courgettes datant du marché de dimanche passé. Elles auront bien résisté aux sept derniers jours passés là à végéter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achetées le même jour dans une euphorie encore estivale et dépensière : elles paraissent désormais vidées de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons posés ça et là, au hasard, dans le même panier ne valent guère mieux. Des rides ridicules à la surface de leur peau il y a peu si fraîche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, pétantes de bonne santé, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l’affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les pâtes, j’hésite une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je réagis en m’emparant de la tablette : je me précipite sur YouTube et sur les vidéos d’une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu’elle tranche, dans un replay éternel, un oignon sur le teaser de sa chaîne. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir préparer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me décide : ce sera les pâtes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d’eau froide afin qu’il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le réfrigérateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile décision à prendre : vais-je en manger trois au déjeuner et deux au dîner, ou l’inverse ? J’évacue temporairement la question et parviens, sans difficulté majeure, à placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J’allume ensuite la télévision et tombe sur la série Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilité. Depuis mon canapé, je peux voir l’heure tourner à la pendule ronde accrochée par un clou au mur de la cuisine traversante. C’est la sonnerie du four qui me réveille quarante-cinq minutes plus tard. Il n’y a presque plus d’eau dans la casserole prévue pour les pâtes. Je reste stoïque : à quoi bon se lamenter ? Je la remplis d’eau à nouveau, résigné. Quand tout est prêt, bien sûr je n’ai plus faim. La lumière pénètre à flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre à la patine des meubles. Par moments m’assaille gentiment l’idée d’une promenade à effectuer coûte que coûte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la forêt des champignons. Puis je songe à la jauge du véhicule dans l’orange, et refuse d’envisager la possibilité de m’y rendre à pied. L’idée me fatigue d’avance. Même changer de chaîne, allongé sur le canapé, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L’envie de faire l’amour, un instant, me traverse l’esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d’une journée désespérante. Ce qui, je l’ai compris avec le temps, n’est qu’une fuite que l’inconscient échafaude rapidement pour espérer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratagème est éculé. Avec l’âge, je résiste facilement désormais : je ferme les yeux, je m’endors. Sur le coup de 20 h, j’ai faim, mais je ne bouge pas du canapé. Je ne cherche plus à zapper quand je me retrouve devant la télévision : j’accepte le destin, je le subis plutôt bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C’est un enseignement appris à la source même de ma vie. Autrefois, j’essayais de changer de chaîne pour tromper l’ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. À 20 h 30, nous échangeons quelques mots par téléphone, mon épouse et moi. Le silence ensuite n’en est que plus épais : je le note sur une page de mon carnet. C’est d’ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d’être notée de tout le week-end. Il y a dix-sept épisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d’autres pas. À 21 h, profitant d’un passage aux toilettes, j’appuie sur le bouton du volet électrique des fenêtres donnant sur la rue, puis sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s’éclaire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les épisodes défilent plus vite est l’avance rapide, si la télécommande est en bon état. Sinon on saute trop vite, cinq épisodes d’un coup. On éprouve alors une frustration qui provient à la fois du mauvais état des piles, de la médiocrité de construction de l’objet, et de la répétition métaphorique de l’échec : il suffit d’un objet dysfonctionnel pour que ça revienne. En gros. Un sursaut de résistance vers 21 h 45 : je m’empare de la tablette et je continue le récit intitulé « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commencé la veille, samedi, vers la même heure, et bien sûr entraîné par la même velléité combattive. La mise à jour de l’iPad pour installer la dernière version d’iOS 17 brise mon élan littéraire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n’avons échangé aucun mot de toute la journée. Nous sommes seuls. La faim m’oblige à me lever du canapé. Je découpe un bon morceau pour l’offrir à la bête, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques pâtes, le tout réchauffé brutalement au micro-ondes. J’entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m’enfonçant assez calmement dans une sorte de désespérance dominicale.|couper{180}

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Carnets | été 2023

# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire

A l’Orient, la poussière d’or flotte dans l’air d’Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de roués levantins qui, au passage d’Erzurum, s’enfonce vers la Perse, un instant escortée de chiens. Et si l’on sait plisser les yeux en direction de l’Ararat, on devinera l’Arche échouée du dernier déluge. À la frontière, l’oreille se dresse à la rencontre des langues étranges, le farsi et l’ottoman, en quête de sonorités communes mais, hélas, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-altaïque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-européenne que le français et le sanskrit. Au Sud, c’est la porte d’Orléans, la nationale 7, et bien sûr l’automobile qui file est une 2CV. On n’imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d’aller dans le Midi élude l’idée même d’une possibilité de froid. Mais c’est sans compter sur le principe de réalité, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s’était arrêté sur le bas-côté pour s’emmitoufler d’un plaid, laissant passer les énormes camions qui éclaboussent de neige les vitres embuées. On tâtonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se désespère un peu que le froid nous surprenne aussi bêtement. Puis, à force de s’arrêter boire de petits cafés brûlants dans la chaleur des établissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le véhicule possède un système de chauffage, bien sûr : qu’il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste à la parole. Avignon, à l’aube, est sertie dans une lumière d’or et d’ocres clairs. La vieille papauté dort encore ; on l’imitera bientôt dans un lit moelleux, on l’espère. Au Nord, l’Antarctique et ses solitudes glacées suent le mystère, provoquent une poussée d’exotisme. On imagine tous les possibles : des béances obscures, des tunnels s’enfonçant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poupées russes que sont tous ces mondes imbriqués les uns dans les autres, avec leurs races, leurs mœurs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitouflés de peaux d’élans, de caribou, d’ours blanc. L’un fume la pipe, l’autre mâchonne une allumette. Dans l’air pur, les aboiements sont nets : chiens de traîneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters à poil court. À l’Ouest, Billy the Kid et Jesse James dévalisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l’air poudreux sous les lourds nuages empâtés de blanc de plomb d’Eugène Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son œil noir ne rate rien des ciels et, pendant qu’on y est, s’évade. L’Amérique, la Normandie, la Bretagne, l’Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages défilent à l’amble sur la lande, s’approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d’Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c’est l’heure du pub. La musique vous hèle, tout comme l’avant-goût des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes étendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d’une averse et d’un éblouissement solaire. Plaisir, dans ce crépuscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques mœurs ainsi qu’une tenue.|couper{180}

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