Narration et Expérimentation

Il ne s’agissait pas d’inventer des histoires, mais de chercher ce que la narration permet encore d’ouvrir. Ces textes n’ont pas toujours de personnages, ni de dénouement, ni même de tension narrative classique. Ils cherchent une manière de dire autrement.

Parfois cela passe par une voix intérieure décrochée du réel. Parfois par des ruptures de ton, des changements de format, des fragments qui tiennent sans structure. Parfois encore, c’est la langue elle-même qui se met à vaciller : on interroge ce qu’un "je" peut encore dire, ou ce qu’un "tu" fait au lecteur.

Ce mot-clé regroupe des formes où la narration devient elle-même une expérience : pas un outil pour faire passer un contenu, mais un lieu où quelque chose se tente. Une voix, une distance, un silence, une fatigue, une colère, un rien — tout peut faire récit, si l’on accepte de perdre un peu les repères.

Il n’y a pas d’esthétique fixe ici, seulement cette volonté de creuser : que peut encore un texte, quand on ne lui impose plus d’être un récit, mais qu’on le laisse chercher sa propre forme ?

Livre à feuilleter

articles associés

Carnets | creative writing

déplacer le protocole

Transposer le protocole de JC Bailly de l'arpentage des paysages à la cartographie des œuvres littéraires . Coproduction de ce billet avec l'IA Deepseek pour la recherche de documentation. La pâleur de Bartleby. Je tombe sur le chiffre chez Andrew Delbanco : 85,05 dollars, versés par Putnam's à Herman Melville pour quatre textes, dont Bartleby. Quatre-vingt-cinq dollars et cinq cents. C’est le prix de cette nouvelle, en 1853. Le prix du « Je préférerais pas ». Melville, dans sa ferme de Arrowhead, est endetté. Moby Dick a sombré dans l’indifférence. Et voilà qu’il invente ce scribe, Bartleby, qui s’installe dans un bureau de Wall Street, face à un mur de briques. L’écrivain et son personnage sont dos à dos, séparés par la page, mais mirant la même impasse. Le chèque de Putnam's est la seule passerelle entre ces deux mondes, la preuve que le refus absolu, lui aussi, a un cours, dérisoire, sur le marché des histoires. Je lis chez Hershel Parker la description de la ferme d'Arrowhead. C'est une maison du XVIIIe siècle, en bois, sans fondations, constamment froide. Melville travaille dans son bureau du rez-de-chaussée. Par la fenêtre, il ne voit pas des champs, mais la masse sombre et obstinée du Mont Greylock. Le poêle ronronne. La table de travail est couverte de paperasses, les livres s'empilent sur le plancher. L'hiver, le vent s'engouffre par les interstices ; on gèle dans les chambres à l'étage. C'est dans cette atmosphère de confinement, de lutte contre le froid, les dettes, l'indifférence, que le « Je préférerais pas » prend forme. La fenêtre de Melville n'encadre pas un paysage, mais un mur de montagne, un horizon bloqué, une immense nasse de neige et de roc. Bartleby et son mur de briques sont déjà là, en gestation, dans le champ de vision même de l'écrivain. Il se lève tôt. Il allume la pipe. Il travaille dans le bureau froid, face au mont Greylock. Parfois, il va à Pittsfield pour le courrier, le tabac. Les gens le connaissent, mais de loin. Il rentre. Il reprend sa place. La page est là. Les dettes aussi. C'est dans ce va-et-vient entre le poêle et la fenêtre, entre l'espoir du courrier et la déception du retour, que la phrase a dû venir. Non pas comme une révélation, mais comme un constat. Une résistance. « Je préférerais pas ». Elle naît de la fatigue, du froid, du silence. Elle est le refus du bureau de Wall Street, mais elle est d'abord celui de la ferme du Massachusetts. Le même mur, des deux côtés de la page. « Je préférerais pas » est plus qu’un refus : c’est une retraite. Pour Bartleby, c’est le retrait du jeu social, du contrat de travail, de l’échange. Pour Melville, c’est le retrait face aux attentes du marché littéraire, au succès commercial, au rôle d’écrivain public. Aucun des deux ne dit « non » frontalement. Aucun ne se révolte. Ils se dérobent. La phrase est polie, irréprochable, mais absolue. Elle est le signe d’une lassitude si profonde qu’elle en devient une forme de résistance passive. Bartleby refuse de copier ; Melville refuse de reproduire les formules qui marchent. L’un meurt en prison, l’autre sombre dans l’oubli. Le « Je préférerais pas » est leur arme commune, une arme du faible, du las, de celui qui préfère disparaître que de se plier. l'œuvre ne parle pas que de cela. La posture du retrait est la colonne vertébrale du récit, son geste fondamental, mais la chair du texte est ailleurs : dans la folie raisonnante de Turkey, la nervosité de Nippers, la charité impuissante et ambiguë du narrateur-patron. Elle est dans la matérialité du bureau, le froid des murs, l'obsession du droit de propriété, la frontière ténue entre la compassion et le rejet. « Je préférerais pas » est le point de bascule qui rend tout le reste visible. C'est le grain de sable qui bloque le mécanisme bien huilé de Wall Street et qui, ce faisant, révèle la brutalité silencieuse de ce mécanisme. La nouvelle parle du travail, de la solitude urbaine, de l'échec de la charité, de la folie. Mais elle parle de tout cela à partir de ce refus. Le retrait de Bartleby est un puits noir autour duquel la ville, le droit et la psyché s'organisent et se révèlent.|couper{180}

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Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

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fictions

ça ne ressemble à rien

L’eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se lève. Une usine a été bombardée cette nuit. Il faut que j’aille acheter du beurre. Je n’aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j’aimerais partir d’un coup, comme on prend une sortie d’autoroute au dernier moment. Il faut faire réparer le clignotant arrière droit. Noël approche : quoi offrir aux enfants ? Un chèque fera peut-être l’affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d’épuisant à devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recrée un rythme pour mes journées. Papa disait : commence par ce que tu n’aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu’il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l’Europe serait gouvernée par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de théories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l’être. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, à la consanguinité. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du même ? Quoi manger à midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant à lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant à lire. Est-ce bientôt la fin du monde, et viendra-t-elle d’un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on disparaître les gens qu’on aime, l’un après l’autre ? Y a-t-il une façon de rester seul face au désastre. On annonce 25 °C en novembre, du jamais vu. L’air de contentement de F. à la COB est insoutenable. L’imbécillité est la chose la mieux partagée du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu’à mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruyère, non : je me suis mis à détester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : « Ça ne ressemble à rien. » Qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’était presque une bouffée d’espoir, une éclaircie ; d’ailleurs, il s’est mis à faire beau. « Ça ne ressemble à rien », et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arrivée d’un coup, sans prévenir. Ensuite, paraît-il qu’on peut sortir de son corps si l’on s’astreint à une certaine vacuité cérébrale. J’aimerais bien voir ça. Je ne sais pas ce que ça m’apportera — peut-être que ça ne ressemblera à rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble à rien pourrait être une saine occupation.|couper{180}

brouillons depuis quelle place écris-tu ? fictions brèves Narration et Expérimentation

Archives

embryons —à faire pousser dans l’encre

notes pour Le sabbath des calques Une surcouche AR (= augmented reality overlay, calque de réalité augmentée), c’est une couche d’informations numériques affichée par-dessus le monde réel via un écran (téléphone, lunettes, pare-brise). Elle ne remplace pas le réel : elle l’annote, le guide, le filtre. Concrètement, ça fait quoi ? Affichage : flèches de navigation sur la rue, étiquettes “Boulangerie — ouvert”, prix sur produits vus par la caméra, noms des plantes dans un parc. Action : bouton “ouvrir la porte”, “signaler un nid-de-poule”, “appeler un ascenseur”, “déverrouiller un trottinette” quand tu regardes l’objet. Filtrage : tu ne vois que certains commerces (ex : partenaires), ou seulement les bornes de recharge compatibles avec ton abonnement. Maintenance : un technicien voit les canalisations invisibles sous la chaussée, l’état d’un transformateur, la vanne à fermer. Comment ça marche (simple) La caméra/localisation capte où tu es et ce que tu vises. Un calque (la surcouche) associe à ce lieu/objet des données + droits (texte, icônes, commandes). Le système rend ces données alignées sur la scène réelle (position/orientation). Pourquoi c’est important dans “Le sabbat des calques” Dans l’histoire, chaque surcouche AR n’est pas qu’un visuel : elle porte des droits et des flux (livraison, entretien, accès, soins). Si on désactive les calques sans procédure de retour, certaines choses sortent du graphe (plus d’ID, plus de tournée) et “n’existent” plus pour la ville. D’où le nom résolutoire : un énoncé public qui ré-attache officiellement les lieux/objets/personnes au système. En bref : une surcouche AR, c’est un calque opératoire qui dit au monde numérique quoi est où et qui peut faire quoi avec. Quand tu coupes le calque, tu coupes souvent l’accès autant que l’affichage. ID 1 Dans une métropole gouvernée par des surcouches de réalité augmentée qui pilotent livraisons, soins, entretien et droits d’accès, un collectif obtient une heure hebdomadaire sans calques pour “souffler”. Effet pervers : ce qui n’est pas re-référencé à la reprise est considéré obsolète par les plateformes, dé-publié des index, puis “cesse d’exister” pour la ville (plus d’ambulance, plus de tournée, plus d’adresse résolue). Quand une petite clinique disparaît des systèmes, une cartographe d’infrastructures remonte la chaîne technique et découvre que visibilité = existence procédurale ; désactiver sans formule de retour équivaut à effacer. Elle invente un « nom résolutoire » : une nomenclature publique, prononcée sur site et horodatée, que les opérateurs doivent accepter pour ré-attacher lieux, objets et personnes au graphe urbain. Climax sur la place centrale : la ville lit ses propres noms pour se faire revenir, tandis que les éditeurs de calques tentent d’en limiter la portée. Enjeu : reprendre la responsabilité d’“éditer” le réel sans renoncer au repos collectif. ID 2 Le locataire non inscrit Dans un vieil immeuble où l’existence des habitants tient à un registre calligraphié du hall, le nom de Lise refuse de “prendre” : l’encre perle et s’efface. La nuit, un voisin invisible prononce son nom avec une exactitude troublante — chaque syllabe qu’il dit fixe sa propre chambre (odeurs, objets, chaleur), tandis que Lise disparaît des sonnettes, du courrier, du bail. En fouillant les archives notariales, Lise découvre le vrai nom du voisin, effacé après un décès douteux : pour se sauver, elle devra le prononcer en face dans l’appartement muré — geste résolutoire qui le libérera… ou la rayera définitivement du registre. Scène-pivot : minuit, palier glacé, Lise ouvre la porte condamnée, lit à voix claire le nom exact ; les lettres du hall se remettent à l’encre — mais pas toutes. Thèmes : nom comme emprise (parasitage d’identité) → nom résolutoire (révocation par adresse), droit d’exister par inscription, loyers fantômes, éthique de la restitution. 3 Le nom-miroir Dans une petite ville, un photographe ambulant promet de révéler aux clients leur “vrai nom” en développant leurs portraits au nitrate d’argent. Sur chaque cliché, un mot apparaît sur le col ou la peau, différent du prénom civil : “Déserteur”, “Fiancée”, “Veilleur”, “Fille de personne”… Celui qui adopte ce nom gagne un pouvoir discret (veille sans dormir, franchit une barrière, traverse le fleuve gelé) mais perd une chose intime en échange (un souvenir, une capacité). Une femme veuve découvre que le mot sur sa photo — “Soeur” — rétablit une sœur que sa famille a gommée. Pour arrêter l’hémorragie de pertes, il faudra renommer la ville entière lors d’une exposition nocturne où l’on retourne les photos et déclare publiquement le nom qu’on refuse de porter. -- Nom en jeu : habiliter (adopter le mot confère) ↔ emprise (le mot prélève) → résolutoire (publiciser le refus d’un nom). 4 La maison aux noms empruntés Une maison bourgeoise accueille des colocataires à bas prix… à condition de déposer, dans un coffret, un nom dont on ne se sert plus (surnom d’enfance, nom d’artiste, nom d’emprunt). Tant qu’on y habite, la maison protège (pas de cauchemars, pas de cambriolages). À la Toussaint, le coffret s’ouvre et la maison revêt ces noms : les pièces prennent des caractères (une cuisine “Maman”, un couloir “Caporal”, une chambre “Perdue”). Quand une nouvelle locataire dépose par erreur son vrai nom complet, la maison s’en pare et la dépossède : plus personne dehors ne la reconnaît. Pour la récupérer, les habitants doivent organiser une veillée de restitution où chacun ré-appelle un nom prêté à son vrai détenteur, jusqu’au dernier — le sien. -- Nom en jeu : emprise (la maison vit des noms prêtés) → résolutoire (rite de restitution, nom rendu au bon destinataire, à voix claire).|couper{180}

carnet de fiction documentation le vrai nom Narration et Expérimentation

Carnets | novembre 2025

04 novembre 2025

Entre deux catastrophes, l’oubli de la précédente, l’ignorance de la suivante, l’homme à tête de linotte bat des paupières en espérant s’envoler — ce qui n’arrive jamais. Par dépit, il donne sa langue au chat, en remarquant que c’est toujours bien difficile d’écrire « à la chatte » plutôt qu’« au chat ». Content, car après tout, pourquoi ne pas tenter de l’être, d’avoir à donner quelque chose plutôt que rien ? Enfin, il lève les yeux au ciel et voit le bleu. Il ne voit plus que du bleu. Il s’en remet tout entier au bleu ; cela finit par descendre sur lui. Il devient un de ces hommes bleus, calé entre deux bosses, entre deux dunes ; il traverse un grand désert à pas lents, toujours en se demandant : « Doit-on dire chameau ou dromadaire ? » Ou rien, pour avoir l’air, toujours l’air, alors qu’on étouffe, qu’on aurait bien des choses à dire, mais l’abondance — comme la pauvreté — se cachant derrière la facilité de la chose, l’épuise trop. J’ai remis hier ma copie pour l’atelier d’écriture. Je pense que l’atelier m’apporte surtout la vitesse d’exécution en ce moment. Mais il faut dire aussi que je baigne dans tout cela toute la journée et la nuit. Au dépens de tout le reste, j’en ai bien peur. Nouveau billet : phrases ouverture pour novembre. À relire octobre , bonne impression, quelque chose de tranquille, léger ; bien que ce soient des phrases seules, le blanc entre elles, sans doute, avec de moins en moins de doute. Et toujours cette ambiguïté fatigante de partager, de ne pas partager. Parfois je m’en tire sans me poser la question, c’est une affaire d’enchaînement de gestes, très rapides, sans réfléchir. Aujourd’hui la réflexion m’en empêche, je l’ai trop laissée prendre le dessus. Ici, prendre une nouvelle habitude : écrire court. Ménager le blanc entre les groupes de phrases. Patience, 40 jours suffisent pour prendre une nouvelle habitude, 40 nuits pour traverser un désert. illustration attraction à voir autour de Quarante (34)|couper{180}

Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

27 octobre 2025

À partir d’un document trouvé sur le net : Gertrude Stein on Punctuation signé Kenneth Goldsmith. Poursuivre une réflexion sur la ponctuation. J’hésite entre deux titres encore. Arrêter sans interrompre. Économie de la respiration. Le point selon Gertrude Stein : arrêter sans interrompre Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il n’indique pas « ça s’arrête ici », il permet plutôt au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. C’est une différence de nature : là où beaucoup de signes servent l’économie du lecteur, le point, lui, sert l’énergie de la phrase. Dans ses conférences américaines, Stein explique que le besoin de going on — d’écrire sans s’interrompre — l’a conduite à éprouver chaque marque pour ce qu’elle fait au flux. Le point a gagné parce qu’il autorise la pause sans imposer le repos, une bascule franche qui clarifie la poussée au lieu de la diluer. On pourrait imaginer la phrase comme une marche en terrain accidenté : la virgule nivelle et tient la main ; le point plante un bâton dans le sol, prend l’appui, et relance. Ce renversement explique son aversion pour les signes « serviles » — son mot est dur, mais précis. La virgule, chez elle, sert d’abord une gestion assistée du souffle. Elle aide, donc elle affaiblit : on délègue à une petite prothèse typographique ce que la construction devrait faire sentir d’elle-même. Le point, à l’inverse, ne materne pas, il décide. Il ne « fait pas joli », il ne simule pas la nuance ; il tranche pour rendre à la syntaxe sa responsabilité. La conséquence stylistique est claire : plus la phrase se complexifie, plus le point devient un allié, parce qu’il oblige l’auteur à prendre position sur la structure, et le lecteur à se savoir en train de traverser un relief. Si l’on aime vraiment les longues périodes, dit Stein en substance, on préfère démêler que couper le nœud : le point marque le moment où l’on a vraiment démêlé. Ce n’est pas une morale de l’austérité pour l’austérité. Chez Stein, le point finit par acquérir une « vie propre ». Il n’est plus seulement un arrêt nécessaire ; il devient une force qui compose. Dans certains textes tardifs, la ponctuation pose ses jalons comme un motif rythmique indépendant, installant une logique de coupes qui n’obéit plus au seul découpage narratif. On n’est pas loin d’une prosodie : le point articule des blocs d’attention. Il ne sert pas la « clôture », il sert la forme — au sens où la forme est ce qui distribue la tension et gouverne la durée. C’est pourquoi, paradoxalement, l’usage radical du point n’éteint pas la durée, il l’invente : chaque arrêt permet que « ça reparte » en sachant mieux ce que l’on porte. En creux, ce parti pris fait apparaître l’ambiguïté du point-virgule et du deux-points. On peut les pousser du côté du point — gestes de décision — ou les laisser glisser vers la virgule — gestes d’assistance. Stein tranche : sous leurs airs imposants, ils restent de nature comma, plus décoratifs que structurants. Autrement dit, ils risquent de produire de la nuance en prêt-à-porter, sans nous obliger à faire le travail d’architecture. Le point, lui, oblige. C’est sa rugosité — et sa vertu. Les guillemets de distance ou l’exclamation spectaculaire, pour Stein, déplacent le sens hors de la phrase ; la virgule déplace l’effort ; le point, au contraire, recentre l’un et l’autre là où ils doivent se résoudre : dans la syntaxe. Qu’est-ce que cela change pour nous, aujourd’hui, dans l’écriture courante ? D’abord, de cesser de craindre l’arrêt net. Un point trop tôt n’est pas un échec si l’on a formulé un vrai nœud d’idée : il devient la condition d’une reprise plus exacte. Ensuite, d’accepter que la clarté n’est pas la multiplication de petites béquilles mais la netteté des décisions. Une page révisée « au point » n’est pas une page courte ; c’est une page où chaque unité d’énonciation est assumée comme telle. Enfin, de voir le point comme un test d’attention : si l’on ne parvient pas à placer un point, c’est souvent que la phrase n’a pas décidé ce qu’elle voulait faire — décrire, relier, conclure, renverser — et qu’on lui demande de tout faire à la fois. Le geste steinien n’ordonne pas de bannir la virgule ; il nous apprend ce qu’elle coûte. À chaque virgule insérée pour « aider », demander : est-ce une articulation logique indispensable ou un palliatif qui empêche la phrase de tenir par elle-même ? À chaque point posé, vérifier : relance-t-il vraiment ou sert-il d’écran de fumée à une idée qui n’ose pas se formuler ? En ce sens, le point est moins un signe de ponctuation qu’un instrument de responsabilité. Arrêter sans interrompre, c’est accepter que le sens naisse d’un enchaînement de décisions visibles, non d’un ruissellement d’effets. Et c’est rendre au lecteur non pas la facilité, mais l’attention : cette manière de marcher dans la phrase en sentant, sous le pied, la fermeté du terrain. Maintenant, il faut que je parle de la différence entre écrire pour le numérique et écrire pour l’objet-livre. Je ne me dis jamais, avant d’écrire, si je veux écrire pour le numérique ou faire un livre. Je ne pense pas à ça. Mais je suis plus attentif, ces derniers temps, à un dilemme qui pointe : écrire en me laissant porter par ce qui vient au moment où j’écris — appelons ça le hasard de l’écriture — ou bien élaborer une stratégie plus orientée « article ». Je dis rarement « article », je dis « texte » pour tout : il y a là une résistance. C’est-à-dire que ça ne me plaît pas de saucissonner l’écriture. Il y a surtout le mot « écriture ». Celui-ci, tant que je ne l’ouvre pas en deux, tout va bien ; c’est sans doute le seul à ne pas ouvrir. Pour le reste, me concentrer sur les poissons-pilotes — articles, textes, billets, rubriques, collections — sert à apprivoiser le format et à poser quelques rambardes de sécurité, afin de ne pas me laisser distraire de l’essentiel : l’économie de respiration. L’écriture est ma ligne de flottaison ; la tenir me rend plus présent aux miens. Tension descendue à 10. L’année passée, à la même période, j’étais à 16–17. En discutant avec l’infirmière, elle me dit que c’est plutôt pas mal d’avoir une tension basse ; il faut juste faire attention à l’essoufflement, prendre son temps pour gravir un escalier, pour se relever d’un siège… Mon Dieu, tout ce qu’il faut bricoler pour tenir, j’ai dit, elle s’est marrée. Je termine ici, avec cette histoire de tension qui descend et de marche à gravir sans bravade : écrire pour l’écran m’a appris la même chose que l’infirmière m’a rappelée ce matin, une économie de respiration. Des points comme des paliers, des virgules comme de courts soupirs, pas de signes qui crient pour donner l’illusion de courir plus vite que le sang. On tient mieux en posant l’appui puis en relançant, et ce que je bricole pour rester debout — me lever en trois temps, monter les escaliers sans me prouver quoi que ce soit — ressemble beaucoup à ce que je demande à mes phrases : décider, reprendre souffle, continuer. illustration Escaliers, Escher|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

24 octobre 2025

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste. Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.|couper{180}

Ateliers d’écriture Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

23 octobre 2025

Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation réflexions sur l’art

Carnets | octobre 2025

19 octobre 2025

assumer la rétractation Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle. Tenir l'appel Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | creative writing

Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux

Comment proposer la description d' un même lieu par différents personnages dans une fiction. D'une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides Ville : La Forme d’une ville (Nantes). Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes). Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre). Littoral et seuils : La Presqu’île. Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes. Le Rivage des Syrtes Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille. réflexion : métaphore de l'écriture Correspondances clés Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase. Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite. Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles. Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis. Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser. Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial. Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit. Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon. Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps. Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique. Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre. Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques. La forme d'une ville Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour. Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire. Correspondances précises Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau. Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices. Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs. Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques. Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes. Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées. Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées. Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques. Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres. Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net. Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne. Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour. Repères clés : Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit. Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville. Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact. Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils. Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement. Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances ) Points communs Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier. Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre. Sens géologique du paysage et de ses lignes de force. Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises. Différences nettes Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu. Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche. Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique. Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux. Conclusion Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).|couper{180}

Auteurs littéraires Espaces lieux Narration et Expérimentation

Carnets | creative writing

Joy Sorman, Eric Lapierre : L’inhabitable

📓 Fiche Obsidian — Joy Sorman, Eric Lapierre L’inhabitable Objectif : extraire des procédés narratifs et de style réutilisables en exercice d’écriture. 1) En deux lignes Cartographie narrative de l’insalubrité urbaine. Montage alterné entre définitions, chiffres, adresses précises, et micro-scènes au présent, pour faire sentir sans pathos. 2) Geste d’écriture Observer, décrire, inventorier. Coller au concret. Laisser les faits produire l’éthique. Aucun plaidoyer frontal : la critique passe par la précision matérielle, la toponymie, et le cadrage des corps dans les lieux. 3) Architecture Découpage par lieux : chapitres titrés par adresses réelles (ex. 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol, 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet). Alternance : Fiches (définitions juridiques, historiques, statistiques) Scènes (pièces, couloirs, cages d’escaliers, hôtels sociaux, cuisines, murs, odeurs). Progression : du général au minuscule. Retour régulier au lexique administratif pour relancer. 4) Procédés narratifs clés Toponymie comme ancrage : un lieu ouvre et gouverne la séquence. Présent descriptif dominant, passé bref pour l’arrière-plan. Inventaires concrets : objets, surfaces, fluides, nuisibles, températures, bruits. Chiffres et seuils : pourcentages, loyers, normes, dates, arrêtés. Discours rapporté minimal : guillemets rares, préférer l’indirect libre discret. Focalisation témoin : un “je” parcimonieux, fonction d’interface. Transitions sèches : par liste, par deux-points, par reprise d’un mot pivot. Effet dossier : alternance “document”/“terrain” sans commentaire évaluatif. Ethos : empathie froide, précision clinique, refus du pathos. 5) Syntaxe, rythme, ponctuation Phrases courtes à moyennes (≈ 20–25 mots). Deux-points pour définir, exemplifier, inventorier. Parenthèses et chiffres pour cadrer sans digresser. Anaphores discrètes sur un nom concret (mur, porte, odeur) pour la cohésion locale. Verbes d’état et de perception + lexique technique → stabilité, netteté. 6) Lexique récurrent insalubrité, relogement, arrêté, plomb, saturnisme, cafards, humidité, murs, couloir, pièce, hôtel meublé, loyer, euros, foyer, cage d’escalier, odeur, fuite, moisi, peinture écaillée, Paris, arrondissement, immeuble, appartement, chambre, fenêtre, matelas, chaudière. 7) Cadrages et motifs Cadre : seuils et passages (portes, cages, paliers). Motifs matériels : murs qui suintent, peintures qui cloquent, bruit de tuyauterie, odeur de gaz ou de café, ampoules nues. Figures sobres : métonymie et synecdoque (la “pièce” pour la vie entière), métaphore minimale. 8) Scènes-types (réutilisables) Ouverture-adresse : annonce d’une rue + impression de densité + premier objet saillant. Couloir-diagnostic : inventaire des défauts + norme rappelée + chiffre. Pièce-corps : un geste banal (faire du café, ouvrir une fenêtre) révèle l’habitat. Entrailles-immeuble : sous-sol, colonnes, compteurs, conduites → matérialité du risque. Sortie-constat : retour au trottoir, replacer l’adresse dans la ville. 9) Gabarits syntaxiques (copier-adapter) Définition + seuil : « [Terme] : est dit [terme] tout lieu où [critère 1, 2, 3]. » Adresse + densité : « [N° rue Lieu]. [Nom du lieu] est [qualificatif mesuré] : [éléments]. » Inventaire : « [Objet 1], [surface 2], [bruit 3], [odeur 4]. » Chiffre + visage : « [x % / x €], et pourtant [geste précis d’une personne]. » Constat sans morale : « [Détail concret], rien d’autre. » 10) Contraintes d’écriture (checklist) [ ] Une adresse réelle en titre. [ ] Présent pour les faits, passé bref pour l’avant. [ ] 1 chiffre minimum (%, €, année, surface, seuil). [ ] 1 norme citée ou paraphrasée (définition/arrêté/seuil). [ ] 8–12 éléments d’inventaire matériel. [ ] Zéro pathos, zéro jugement explicite. [ ] Clôture par un détail concret, sans commentaire. 11) Micro-atelier “à la manière de” Durée : 20–30 min. Longueur : 180–300 mots. Choisis une adresse (vraie). Écris 3 phrases de définition paraphrasée d’un problème (humidité, plomb, nuisibles). Ajoute 1 chiffre et 1 seuil. Décris une pièce par inventaire. Conclus par un détail neutre. Modèle # [N° RUE NOM-DE-RUE, QUARTIER] [Phrase 1]: [définition paraphrasée + seuil]. [Phrase 2]: [densité, matériaux, lumière]. Inventaire: [objet], [surface], [odeur], [bruit], [trace], [eau]. Chiffre: [x % / x € / année] + [effet local]. Geste: [action minuscule d’une personne]. Clôture: [détail concret], rien d’autre. 12) Variations possibles Bascule de focale : plan d’ensemble → gros plan sur une main ou une tache. Chrono-variation : matin vs nuit, même adresse, deux inventaires. Dossier : encadré chiffres intercalé entre deux scènes. 13) À éviter Métaphores appuyées, hyperboles, indignation verbale. Dialogues longs. Psychologisation. Conclusion morale. 14) Indices quantitatifs utiles (sur l’ouvrage analysé) Temps dominant : présent. Longueur moyenne des phrases : 23 mots. Marqueurs : nombreux deux-points, chiffres, toponymes. “Je” discret : narrateur témoin, non héroïsé. 15) Fiche “copier-coller” Obsidian --- type: "Fiche style" auteur: "Joy Sorman" oeuvre: "L’inhabitable" focus: "Procédés réutilisables" tags: [style, documentaire, urbain, inventaire, toponymie] --- ## Geste [Résumé en 2–3 phrases] ## Procédés - Toponymie: - Alternance doc/terrain: - Présent descriptif: - Inventaires: - Chiffres/Seuils: - Focalisation: - Transitions: ## Lexique utile [20–30 mots concrets] ## Gabarits 1) Définition + seuil: 2) Adresse + densité: 3) Inventaire: 4) Chiffre + visage: 5) Clôture: ## Atelier (20 min) [Adresse] — [Inventaire] — [Chiffre] — [Geste] — [Clôture] Remarque : l’autrice est Joy Sorman. La fiche cible son dispositif dans L’inhabitable et le rend opératoire pour d’autres textes.|couper{180}

Ateliers d’écriture dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

12 octobre 2025

On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé. Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé. illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.|couper{180}

dispositif Narration et Expérimentation peintres Temporalité et Ruptures