Narration et Expérimentation
Il ne s’agissait pas d’inventer des histoires, mais de chercher ce que la narration permet encore d’ouvrir. Ces textes n’ont pas toujours de personnages, ni de dénouement, ni même de tension narrative classique. Ils cherchent une manière de dire autrement.
Parfois cela passe par une voix intérieure décrochée du réel. Parfois par des ruptures de ton, des changements de format, des fragments qui tiennent sans structure. Parfois encore, c’est la langue elle-même qui se met à vaciller : on interroge ce qu’un "je" peut encore dire, ou ce qu’un "tu" fait au lecteur.
Ce mot-clé regroupe des formes où la narration devient elle-même une expérience : pas un outil pour faire passer un contenu, mais un lieu où quelque chose se tente. Une voix, une distance, un silence, une fatigue, une colère, un rien — tout peut faire récit, si l’on accepte de perdre un peu les repères.
Il n’y a pas d’esthétique fixe ici, seulement cette volonté de creuser : que peut encore un texte, quand on ne lui impose plus d’être un récit, mais qu’on le laisse chercher sa propre forme ?
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Carnets | octobre 2025
19 octobre 2025
assumer la rétractation Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle. Tenir l'appel Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.|couper{180}
Carnets | creative writing
Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux
Comment proposer la description d' un même lieu par différents personnages dans une fiction. D'une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides Ville : La Forme d’une ville (Nantes). Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes). Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre). Littoral et seuils : La Presqu’île. Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes. Le Rivage des Syrtes Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille. réflexion : métaphore de l'écriture Correspondances clés Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase. Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite. Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles. Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis. Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser. Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial. Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit. Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon. Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps. Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique. Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre. Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques. La forme d'une ville Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour. Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire. Correspondances précises Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau. Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices. Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs. Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques. Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes. Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées. Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées. Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques. Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres. Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net. Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne. Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour. Repères clés : Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit. Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville. Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact. Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils. Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement. Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances ) Points communs Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier. Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre. Sens géologique du paysage et de ses lignes de force. Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises. Différences nettes Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu. Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche. Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique. Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux. Conclusion Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).|couper{180}
Carnets | creative writing
Joy Sorman, Eric Lapierre : L’inhabitable
📓 Fiche Obsidian — Joy Sorman, Eric Lapierre L’inhabitable Objectif : extraire des procédés narratifs et de style réutilisables en exercice d’écriture. 1) En deux lignes Cartographie narrative de l’insalubrité urbaine. Montage alterné entre définitions, chiffres, adresses précises, et micro-scènes au présent, pour faire sentir sans pathos. 2) Geste d’écriture Observer, décrire, inventorier. Coller au concret. Laisser les faits produire l’éthique. Aucun plaidoyer frontal : la critique passe par la précision matérielle, la toponymie, et le cadrage des corps dans les lieux. 3) Architecture Découpage par lieux : chapitres titrés par adresses réelles (ex. 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol, 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet). Alternance : Fiches (définitions juridiques, historiques, statistiques) Scènes (pièces, couloirs, cages d’escaliers, hôtels sociaux, cuisines, murs, odeurs). Progression : du général au minuscule. Retour régulier au lexique administratif pour relancer. 4) Procédés narratifs clés Toponymie comme ancrage : un lieu ouvre et gouverne la séquence. Présent descriptif dominant, passé bref pour l’arrière-plan. Inventaires concrets : objets, surfaces, fluides, nuisibles, températures, bruits. Chiffres et seuils : pourcentages, loyers, normes, dates, arrêtés. Discours rapporté minimal : guillemets rares, préférer l’indirect libre discret. Focalisation témoin : un “je” parcimonieux, fonction d’interface. Transitions sèches : par liste, par deux-points, par reprise d’un mot pivot. Effet dossier : alternance “document”/“terrain” sans commentaire évaluatif. Ethos : empathie froide, précision clinique, refus du pathos. 5) Syntaxe, rythme, ponctuation Phrases courtes à moyennes (≈ 20–25 mots). Deux-points pour définir, exemplifier, inventorier. Parenthèses et chiffres pour cadrer sans digresser. Anaphores discrètes sur un nom concret (mur, porte, odeur) pour la cohésion locale. Verbes d’état et de perception + lexique technique → stabilité, netteté. 6) Lexique récurrent insalubrité, relogement, arrêté, plomb, saturnisme, cafards, humidité, murs, couloir, pièce, hôtel meublé, loyer, euros, foyer, cage d’escalier, odeur, fuite, moisi, peinture écaillée, Paris, arrondissement, immeuble, appartement, chambre, fenêtre, matelas, chaudière. 7) Cadrages et motifs Cadre : seuils et passages (portes, cages, paliers). Motifs matériels : murs qui suintent, peintures qui cloquent, bruit de tuyauterie, odeur de gaz ou de café, ampoules nues. Figures sobres : métonymie et synecdoque (la “pièce” pour la vie entière), métaphore minimale. 8) Scènes-types (réutilisables) Ouverture-adresse : annonce d’une rue + impression de densité + premier objet saillant. Couloir-diagnostic : inventaire des défauts + norme rappelée + chiffre. Pièce-corps : un geste banal (faire du café, ouvrir une fenêtre) révèle l’habitat. Entrailles-immeuble : sous-sol, colonnes, compteurs, conduites → matérialité du risque. Sortie-constat : retour au trottoir, replacer l’adresse dans la ville. 9) Gabarits syntaxiques (copier-adapter) Définition + seuil : « [Terme] : est dit [terme] tout lieu où [critère 1, 2, 3]. » Adresse + densité : « [N° rue Lieu]. [Nom du lieu] est [qualificatif mesuré] : [éléments]. » Inventaire : « [Objet 1], [surface 2], [bruit 3], [odeur 4]. » Chiffre + visage : « [x % / x €], et pourtant [geste précis d’une personne]. » Constat sans morale : « [Détail concret], rien d’autre. » 10) Contraintes d’écriture (checklist) [ ] Une adresse réelle en titre. [ ] Présent pour les faits, passé bref pour l’avant. [ ] 1 chiffre minimum (%, €, année, surface, seuil). [ ] 1 norme citée ou paraphrasée (définition/arrêté/seuil). [ ] 8–12 éléments d’inventaire matériel. [ ] Zéro pathos, zéro jugement explicite. [ ] Clôture par un détail concret, sans commentaire. 11) Micro-atelier “à la manière de” Durée : 20–30 min. Longueur : 180–300 mots. Choisis une adresse (vraie). Écris 3 phrases de définition paraphrasée d’un problème (humidité, plomb, nuisibles). Ajoute 1 chiffre et 1 seuil. Décris une pièce par inventaire. Conclus par un détail neutre. Modèle # [N° RUE NOM-DE-RUE, QUARTIER] [Phrase 1]: [définition paraphrasée + seuil]. [Phrase 2]: [densité, matériaux, lumière]. Inventaire: [objet], [surface], [odeur], [bruit], [trace], [eau]. Chiffre: [x % / x € / année] + [effet local]. Geste: [action minuscule d’une personne]. Clôture: [détail concret], rien d’autre. 12) Variations possibles Bascule de focale : plan d’ensemble → gros plan sur une main ou une tache. Chrono-variation : matin vs nuit, même adresse, deux inventaires. Dossier : encadré chiffres intercalé entre deux scènes. 13) À éviter Métaphores appuyées, hyperboles, indignation verbale. Dialogues longs. Psychologisation. Conclusion morale. 14) Indices quantitatifs utiles (sur l’ouvrage analysé) Temps dominant : présent. Longueur moyenne des phrases : 23 mots. Marqueurs : nombreux deux-points, chiffres, toponymes. “Je” discret : narrateur témoin, non héroïsé. 15) Fiche “copier-coller” Obsidian --- type: "Fiche style" auteur: "Joy Sorman" oeuvre: "L’inhabitable" focus: "Procédés réutilisables" tags: [style, documentaire, urbain, inventaire, toponymie] --- ## Geste [Résumé en 2–3 phrases] ## Procédés - Toponymie: - Alternance doc/terrain: - Présent descriptif: - Inventaires: - Chiffres/Seuils: - Focalisation: - Transitions: ## Lexique utile [20–30 mots concrets] ## Gabarits 1) Définition + seuil: 2) Adresse + densité: 3) Inventaire: 4) Chiffre + visage: 5) Clôture: ## Atelier (20 min) [Adresse] — [Inventaire] — [Chiffre] — [Geste] — [Clôture] Remarque : l’autrice est Joy Sorman. La fiche cible son dispositif dans L’inhabitable et le rend opératoire pour d’autres textes.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
12 octobre 2025
On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé. Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé. illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.|couper{180}
Lectures
La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir
La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir On ouvre ce livre et la table devient atelier. Pas un traité de plus sur la poésie, pas un musée de curiosités d’avant-garde. Damase prend un objet que l’on croit acquis, la page, et il la rend de nouveau incertaine. Il remonte à Mallarmé, au Coup de dés de 1897, non pour sacraliser un moment, mais pour décrire un basculement dont nous vivons encore les ondes. La page cesse d’être couloir rectiligne. Elle devient scène, plan, partition. Les blancs prennent la place de la ponctuation. Les corps typographiques hiérarchisent la voix. La lecture s’effectue par bonds, par blocs, par diagonales. Et tout à coup notre manière d’écrire à l’ordinateur, nos fichiers exportés en PDF, nos billets de blog et affiches, sont rattrapés par ce geste ancien qui les regarde déjà. Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure d’inventaire très concret que propose Damase. Il n’érige pas Mallarmé en monolithe. Il montre un point de départ, un dispositif pensé comme tel — la page comme unité — et suit ses reprises, ses bifurcations. Segalen, Apollinaire, Claudel. Puis le grand dépliant de Cendrars avec Delaunay, où texte et couleur se répondent sur une longue bande qu’on déploie. Les futuristes qui s’attaquent à l’« harmonie » de la page et la renversent au profit de vitesses et d’angles. Dada et ses simultanéités, plusieurs voix à la fois, plusieurs lignes qui cohabitent. La publicité et l’affiche qui se saisissent des lettres comme formes, choc de tailles et de poids, lisibilité comme stratégie. Puis De Stijl, le Bauhaus, Tschichold : retour de la règle, des grilles, de la clarté fonctionnelle, non contre la modernité, mais pour lui donner des moyens stables. L’avant-garde n’abolit pas la lisibilité, elle la redistribue. Le livre avance par paliers. On quitte vite l’idée confortable d’une littérature qui resterait dans ses colonnes tandis que l’art occuperait la couleur et la forme. Klee, Braque, Picasso font entrer la lettre dans la peinture. Les typographes traitent la page comme architecture. Les poètes testent des mises en page non linéaires qui demandent un autre corps du lecteur. La main qui tient, qui plie, qui tourne. Les yeux qui comparent, pèsent, reviennent. Et quand Damase revient en arrière vers les manuscrits médiévaux ou la calligraphie, ce n’est pas pour noyer l’histoire dans l’érudition. C’est pour montrer que l’articulation signe/image/page n’a jamais cessé d’être une question d’outil et de regard, pas d’ornement. La révolution de Mallarmé n’arrive pas ex nihilo. Elle cristallise des tensions longues, puis elle les rend productives. On lit Damase et on pense à nos propres pages. Le placeur que nous sommes tous devenus, avec nos logiciels, nos modèles par défaut, nos marges normalisées. On s’aperçoit que beaucoup de nos choix ne sont pas neutres. Taille de caractère, interlignage, gras, italiques, espace avant un titre, quantité de blanc avant un paragraphe clé. Ce sont des décisions d’écriture. Les blancs peuvent devenir opératoires, non décoratifs. Les différences de corps, des accents narratifs. Le livre le dit sans prescription doctrinale. Il préfère l’exemple, la généalogie, la main qui montre : regarde ici, là ça bascule, là ça s’est tenté, là ça a tenu. Ce déplacement a une conséquence plus forte qu’il n’y paraît. La page cesse d’être simple véhicule du texte. Elle devient une part du sens. Ce que Mallarmé indiquait par la distribution des blancs, d’autres l’ont poussé vers la simultanéité, la couleur, l’assemblage avec l’image, la cartographie de lecture. Le roman, rappelle Damase, resta longtemps conservateur, attaché au pavé gris XIXe, au confort de l’œil. La publicité, elle, a su plus vite investir la page comme plan de forces. Résultat paradoxal : pour comprendre nos journaux, nos écrans, notre flux d’images et de textes, il faut passer par cette archéologie de la page littéraire. Il y a une éthique de l’ordonnance qui n’est pas moins importante que le style. La page impose une responsabilité. Ce n’est pas un manuel, pourtant on sort de cette lecture avec des gestes en poche. Par exemple : élargir les marges pour faire respirer une séquence dense, puis resserrer pour imposer un tunnel de lecture. Jouer le dialogue de deux corps, l’un pour l’ossature, l’autre pour l’attaque. Confier à la ponctuation une part du rythme, mais accepter qu’une ligne blanche serve de césure plus nette qu’un point. Doser l’italique comme voix intérieure plutôt que simple emphase. Faire de la page une unité, non un réservoir illimité de lignes. Et quand on revient à Un coup de dés, on comprend que le hasard n’est pas dehors comme désordre. Il est dans la tension entre règle typographique et liberté d’ordonnance. S’il y a hasard, il se voit parce que la règle est exposée. Lire Damase, c’est aussi rencontrer une histoire des échecs. Le lettrisme, avec sa promesse de tout refonder depuis la lettre, fascinant sur le papier, souvent stérile dans ses effets. Des manifestes où la page est annoncée comme champ total, mais sans faire système. Cette honnêteté fait du bien. Tout ne se vaut pas. Tout ne marche pas. Ce qui fonctionne tient par un équilibre fin entre expérimentation et lisibilité, entre intensité visuelle et chemin du lecteur. Tschichold, Moholy-Nagy, Lissitzky ne sont pas là comme icônes froides. Ils servent à mesurer ce que le texte gagne quand quelqu’un prend au sérieux la relation des éléments sur la page. Même les exemples venus de la pub ne sont pas là pour faire peur. Ils éclairent ce que la littérature a parfois renoncé à exploiter. Quel intérêt aujourd’hui, où nous lisons surtout sur écran, où les formats se recomposent selon la taille de nos téléphones, où la page au sens physique vacille. Justement. La page numérique n’a pas aboli la page. Elle en a déployé la variabilité. Les principes évoqués par Damase valent au moment où l’on conçoit une maquette responsive, où l’on décide de la hauteur des interlignes, des espaces avant et après, du contraste entre un bloc de citation et le fil narratif. Ils valent pour un EPUB comme pour un PDF. Et ils permettent d’interroger des habitudes prises par confort. Pourquoi tant de gris uniforme. Pourquoi cette fatigue à la lecture longue. Parce que la page, réduite à un tuyau, ne joue plus son rôle d’espace. Le ton du livre reste sobre. Pas de grand geste de revendication. Un fil clair, des exemples choisis, des convergences mises en lumière. On peut y entrer par la poésie, par l’histoire de l’art, par le graphisme. On peut aussi y entrer d’un point de vue très pragmatique : que puis-je modifier dès ce soir dans ma manière d’écrire et de mettre en page pour rendre visible ce qui compte. Le livre propose sans injonction. Il ne s’achève pas sur un modèle à imiter, mais sur un appel : refaire de la page un lieu d’invention, et pas seulement de transport. Si l’on cherche des raisons de lire, en voici trois. D’abord, on lit mieux Mallarmé et tout ce qui s’est joué autour. On comprend que la modernité formelle n’est pas caprice, mais méthode. Ensuite, on gagne une lucidité neuve sur nos outils : l’éditeur de texte n’est pas un accident, il est une grammaire en action. Enfin, on reçoit l’autorisation d’essayer. Essayer quoi. Deux corps qui dialoguent. Une hiérarchie de titres qui parle au lieu d’orner. Une ponctuation qui s’allège parce que les blancs prennent le relais. Des blocs qui se répondent à la page plutôt que de défiler sans horizon. On referme Damase avec l’envie de rouvrir des livres. De reprendre Un coup de dés, non pour l’exercer en légende, mais pour y voir la logique d’espace qui le soutient. De déplier la Prose du Transsibérien et sentir comment la couleur porte le texte. De regarder une affiche de Lissitzky et d’y lire une leçon d’économie et de force. Et surtout, on revient à nos pages à nous. On redresse une marge. On déplace un titre. On ose un blanc plus large avant une phrase dont on attend l’effet. On prend conscience que la page, loin d’être un fond neutre, est l’un des lieux où s’écrit la pensée. À partir de là, le livre de Damase n’est plus un ouvrage d’histoire. Il devient un outil. Un rappel que lire et écrire se décident aussi là où l’encre ne dit rien : dans l’air qui tient entre les lignes.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
11 octobre 2025
nommer Ordinateur, lumière bleue ; café froid, amertume. Page nue, marge large, blancs bloqués. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). L’éditeur, au guet ; contre l’effacement. Barre d’outils ; onglets ouverts ; dossiers en enfilade : dates, numéros, étiquettes. Papier mental, grain fin ; écran mat, reflets ; poussière de bord d’écran. Silence de pièce ; tic sec du trackpad ; souffle mesuré. Groupe nominal en charpente : tasse, paume, fenêtre, nuit ; le jour, au rebord. Blancs porteurs ; seuils ; interlignes ; marges en garde. Atlas du site : rubriques, mois, fil d’Ariane ; cartes, épingles, toponymes. Inventaire d’objets : porcelaine, stylo, carnet, câble ; odeur d’encre, métal tiède. Étude, protocole, gabarits ; sobriété typographique ; hiérarchie de titres. Progressivité : l’indéfini d’abord, la précision ensuite ; singulier en préférence. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages. Paroi du temps : versions, sauvegardes, bornes. L’angoisse, ici ; la règle, là ; le blanc, entre. Maison plutôt qu’édition ; page plutôt que phrase ; relation plutôt que mot. agencer Un ordinateur, d’abord — bleu d’écran. L’ordinateur, ensuite, veille froide ; cet écran, lumière serrée. Café, froid ; amertume, au bord de la tasse. La page, nue ; la marge, large ; blancs, bloqués ; le blanc de marge, de page, de nuit ; ce blanc-ci, charpente. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). Un éditeur, au guet ; l’éditeur, dans le courant ; cet éditeur, contre l’effacement. Navigation : dossiers, onglets, seuils ; dates, numéros, étiquettes ; versions, sauvegardes, bornes. Étude : d’abord ; étude, encore ; contre l’angoisse, l’étude. Une grammaire : invention ; groupe nominal contre groupe verbal ; nom, avant ; verbe, relégué. Appositions : tasse, paume, vitre ; fenêtre, nuit ; jour, au rebord. Génitifs en chaîne : silence de pièce, de souffle, de doigt ; poussière de clavier, de câble, de livre. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages ; la maison, plus que l’édition. Règle visible : fil d’Ariane, cartes, rubriques ; les mois, en frise ; titres, corps, interlignes. Progressivité : un blanc, le blanc, ce blanc-ci ; une page, la page, cette page. Hypothèse, retrait, reprise ; fragments ; séries. L’oubli, dehors ; l’effacement, repoussé aux bords. Le texte : objet ; la page : surface ; le regard : passage. Un coup de page : l’espace : phrase ; la relation : sens. paratexte, l’écart, le rapprochement Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. J’expose la règle afin qu’on lise l’agencement : progressivité (un/le/ce), chaînes génitives, deux appositions longues, blancs opératoires. La page sert d’unité, non la phrase. On voit ce que gagne la précision déplacée. Plus tard, je remettrai un verbe, un seul, pour mesurer l’écart. Revenir sur les lieux par l’imagination — quels lieux, et pourquoi l’insistance de certains plutôt que d’autres — ce ne sont pas des questions à trop creuser, au risque de ne plus savoir remonter le mécanisme. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais au guet. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la tenue. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité. Attention brève : surgissement, mine, raclage, succion, éponge. S’éloigner, revenir, s’éloigner. Accommoder. Ce blanc-ci, seuil.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
10 octobre 2025
Je dis que je reconnais la façade parce qu’elle n’a jamais tenu que par trois signes simples : un vieux numéro vissé de travers, un joint de silicone jauni autour d’une fenêtre, une tache plus claire là où pendait autrefois un store. Je dis que c’est incontestable, que ces trois signes suffisent pour dire “c’est ici”, et je retire ma certitude puisque le numéro a pu être revissé par le nouveau propriétaire, que le silicone a pu être refait à l’identique, que la tache claire n’est peut-être que l’ombre récente d’une enseigne d’agence qui aurait pris la maison pour un bureau. Je soutiens que l’entrée était à gauche, qu’on poussait une porte lourde avec un ressort fatigué qui revenait trop vite, que la béquille marquait la peinture d’un arc gris, et j’annule aussitôt : la mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds, elle met des ressorts partout pour tenir, elle invente le couinement comme on invente une échelle, je n’en ai pas la preuve, je ne possède que cette conviction qui réarrange. Je dis que le gravier du devant était grossier, mélange de blanc et de clinker, que la roue du vélo s’y plantait, que c’est pour ça que je descendais toujours avant, et je défais : la roue plantée c’est peut-être autre part, un autre été, une autre cour ; je confonds les granulométries et les chutes. Je déclare que la boîte aux lettres, normalisée avec un petit tambour pour les journaux, portait notre nom écrit au marqueur noir qui bavait sous la pluie, et je retire : le marqueur pourrait appartenir à une époque où nous n’étions déjà plus là, le bavement être celui des nouveaux, leurs lettres à eux, leur manière d’exister sur la porte. Je dis que la campagne n’était pas vide, qu’elle posait seulement des distances trop égales : entre les poteaux électriques, entre deux fermes, entre un talus et la bande blanche de la route, une égalité qui fatigue l’œil et apaise les voix, et je dis que c’est précisément cette égalité qui est devenue une chambre intérieure, un système de repères pour respirer, et je me contredis : je sais très bien que j’importe ici des mots appris plus tard, que je donne à la plaine une syntaxe qui lui est étrangère, que la chambre intérieure n’existait pas ; il y avait des ronces au mauvais endroit, un fossé plein d’eau brune, une signalisation qui se décolorait sans élégance, un abribus qui sonnait creux quand on le touchait du poing. Je dis que je peux atteindre la maison en me fiant au panneau “Vallon-en-Sully” et au tournant juste après la rivière, pont étroit, bordures griffées par les camions, et je retire : tout pont se ressemble quand on parle au passé, on lui prête toujours la même fatigue, la même rature de pneus, on l’amène où l’on veut pour y faire passer nos phrases. Je dis que dans la maison on se parle encore à voix basse, que l’acoustique de la cage d’escalier remonte les mots et les renvoie comme dans un entonnoir, que j’entends “descends”, “pose ça”, “pas maintenant”, et j’annule : ces mots sont des étiquettes collées depuis, l’intonation est fabriquée, je fais venir des voix pour habiller un volume. Je dis que la cuisine faisait chaud sans raison parce que la fenêtre donnait plein ouest et que personne ne pensait à baisser le store, que le carrelage avait un défaut d’alignement sur trois rangs, qu’on butait dessus sans le dire, et je retire : cet ouest obstiné appartient peut-être à un autre plan, une autre façade, un croquis mental qui a rangé toutes les pièces sur un même soleil, parce que c’est plus simple de tenir un souvenir comme un plan. Je dis que l’odeur là-bas n’était pas “foin”, n’était pas “linge propre”, n’était pas “confiture”, mais quelque chose d’industriel et de discret : la colle d’un stratifié, le plastique d’une nappe, l’encre d’un journal qui sèche ; et je retire : si je précise à ce point c’est que la précision m’arrange, je place des produits chimiques pour éviter l’histoire, pour me protéger du roman, je remplace la famille par des solvants et je demande qu’on me croie. Je dis que la douleur de ne plus savoir vrai ou faux tient à un détail bien localisable : le compteur au mur, boîte grise, plombs bleus, chiffres qui tournent derrière un verre rayé, j’affirme que c’est là que la mémoire se grippe, parce que je le vois si nettement que c’en est suspect, et je défais : un compteur est toujours un compteur, c’est ce qu’il y a de plus interchangeable, il suffit d’un drap de poussière et d’un plomb tordu pour qu’on dise “c’est celui-là”, je pourrais l’avoir importé de n’importe quelle remise. Je dis que l’extérieur a été refait propre, gouttière PVC, crépi à grains serrés, clôture grillagée aux piquets vert bouteille, et je retire : ce propre m’a servi d’argument contre le passé, un alibi commode pour dire “on nous remplace”, or personne ne remplace personne, on retrouve seulement le chantier là où on l’a laissé, on découvre qu’on n’a jamais signé de réception des travaux. Je dis que la campagne aujourd’hui est plus vide, que la ligne de car ne passe plus, que la supérette a replié son rideau et laissé ses stickers comme des écailles, que le lavoir est comblé, et je me contredis : à force de compter les manques, je fabrique une méthode, une manière d’avoir raison en empilant des absences ; ce n’est pas une preuve, c’est une playlist. Je dis que la façade se souvient mieux que moi, qu’elle conserve dans ses rectangles ce que j’essaie de dire, que les décalages des percements, les proportions, l’inclinaison des tuiles disent ce qui fut sans pathos, et je retire : je prête à des angles le pouvoir de me parler parce que c’est moins douloureux que d’admettre que la voix qui manque est la mienne. Je dis que j’accepte de ne pas savoir si le tilleul était un tilleul, si le banc était un banc, si la marche était fendue en deux ou en trois, et je retire jusqu’à cette acceptation, car j’entends très bien la petite musique de l’époque : je me vois arrangeant mes ignorances comme on classe des vis ; je m’offre des pauses nobles, je baptise mon incertitude pour ne pas passer pour négligent. Je dis que je possède au moins un point fixe : l’angle de vue depuis la route, parce qu’il impose son horizon et sa perspective indépendamment de moi, que c’est la géométrie qui me tient quand je flotte, et j’annule : je n’ai jamais regardé que depuis mes chevilles et mes épaules, et mes chevilles et mes épaules ont changé ; il n’y a pas d’angle objectif, seulement une posture qu’on répète pour se convaincre qu’on revient quelque part. Je dis que la preuve de l’enfance, c’est la hauteur des poignées par rapport à la main, que je me souviens précisément de lever le bras pour atteindre, et je retire : ce geste est un cliché internalisé, tout enfant lève le bras, je lui donne un statut d’archive parce qu’il est exportable, parce que je peux l’écrire sans me brûler. Je dis que je peux reconstituer la table du matin grâce au bruit des verres quand on les pose sur la toile cirée : un son mat, un peu collant, suivi d’un petit arrachement, et je retire : j’ai appris ce bruit dans d’autres cuisines, j’en fais revenir un sample ici, je fais de l’ingénierie du sonore pour recoller un lieu. Je dis que ce qui reste, c’est un geste extérieur : la main sur le verrou du portail, la friction légère, le clac sec, le retour contre butée, que je le tiens, que ce geste prouve une résidence, et je retire : un verrou est un verbe transitif, il ferme ce qu’on ne dira pas, il n’ouvre rien. Je dis que je vais quitter la route, que j’avance, que je m’aligne sur la fenêtre du rez-de-chaussée, que je compte jusqu’à quatre pour atteindre le coin, et je retire : je tourne autour d’un rectangle mental comme autour d’une planche à dessin. Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent, et je retire le mot vérité parce qu’il m’aide trop ; il reste une pratique : dire, enlever, dire encore, rayer, remettre une vis, en enlever deux, revenir le lendemain sans excuses. Je dis que je n’ai plus besoin des images attendues, et je retire : j’en aurai besoin demain, parce qu’elles sont pratiques pour ne pas sombrer dans le blanc. Alors je t’indique seulement ceci, sans y mettre autre chose : il y a une façade qui a changé de mains, un bout de route trop droite, un panneau qui promet une commune avant que la rivière ne tourne, et entre tout ça et moi une série de corrections que je n’arrive pas à finir.|couper{180}
fictions
La lisière
La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}
fictions
tenir l’aveu à distance
La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
09 octobre 2025
Je te le dis à toi parce que tu vois le tableau quand j’ouvre la porte : mal dormi, mauvaise humeur, et tout de suite l’immense camion planté devant la maison — la rue bloquée, les trottoirs aussi — pour la nouvelle charpente de l’épicerie turque, ils sont trois à décharger dont le patron juché tout en haut, inspecteur des travaux finis, donc ils sont deux seulement à tirer pendant que la grue bascule et que tous les fils électriques traversent la rue trop bas, alors je dois faire le tour du pâté de maisons pour aller au marché et, là-bas, au loin, deux types en uniformes — la municipale, bien gras, placides — qui observent ; et en plus un temps gris, maussade, et en plus les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude, ils foncent, ne laissent pas passer, vocifèrent si je traverse, surtout si je passe en leur faisant, oui, un bras d’honneur, et en plus ce matin le marché est quasi vide, le Sagittaire n’est pas là, seulement des employés, mine maussade, peu locaces, tous en noir, pas grand-chose au bout de l’étal, les plateaux à un euro pourris, des légumes, des fruits qui s’affaissent sur eux-mêmes — quelle misère — et, par-dessus le marché, la femme à qui je demande un kilo de navets qui veut me les faire payer plus cher que l’affiché ; tu vois la journée, je me dis que j’aurais mieux fait de me recoucher, j’ai si mal dormi, je suis de si mauvaise humeur, et ce camion qui va probablement rester là toute la journée, et mon élève handicapée qui vient, qui ne pourra pas passer, et parfois je pense à la mort, j’avoue, ça n’a pas l’air de grand-chose, ça a l’air exagéré peut-être, mais j’y pense quand même — mourir, ne plus voir tout ça, fermer les yeux et que ça aille comme ça peut —, bon débarras de part et d’autre, sans rancune, tu comprends ce que je veux dire.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
22 septembre 2025
Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
11 septembre 2025
Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit. Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Avancer ainsi. Aube ou crépuscule. Cette matière m’échappe. Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours. Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie. Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort. Pour quoi ? Pour l’argent. Et pour cette vieille idée de Lebensraum.|couper{180}