septembre

Carnets | septembre

Ce texte propose une réflexion sur la nature du cerveau humain et de...

Notre cerveau est une machine fascinante, mais son fonctionnement et ses relations avec l’esprit restent entourés de mystère. Alors que les neurosciences tentent d’apporter des réponses, de nombreuses questions demeurent : le cerveau est-il simplement une interface ou une antenne qui capte quelque chose de plus grand ? Et la conscience, est-elle seulement un phénomène électrique ou une porte vers l’inconnu ? Autant d’interrogations que l’auteur explore à travers un prisme à la fois scientifique et poétique.|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle Narration et Expérimentation

Carnets | septembre

16 septembre 2019

Il y a quelques années, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers l’histoire de ces deux artistes, l’auteur explore la force du déracinement, l’influence de l’exil et la naissance d’un langage pictural unique. Ce parcours témoigne de la nécessité de la faim créatrice et du travail acharné, indispensables à la révélation artistique.|couper{180}

affects peintres réflexions sur l’art

Carnets | septembre

La peinture de Patrick Robbe-Grillet

Il arrive, rarement mais toujours avec force, que la peinture me détourne — non par indifférence, mais par effroi. Une panique douce m’attrape, un pas de côté, comme si j’approchais quelque chose de trop dense, trop nu. Ainsi en fut-il des toiles de Patrick, croisées un soir sur l’écran fade d’un site d’art contemporain. Je crus d’abord à une fumisterie mystique, de celles qui maquillent de spiritualité leur vacuité. On rabaisse souvent ce qui nous résiste. C’est plus facile, moins honteux que d’admettre qu’on n’y entre pas. Et pourtant, j’y suis retourné. Plusieurs fois, à distance. Pour rien, apparemment. Ou pour ce rien qui insiste, ce rien qui demande que l’on s’y tienne, juste là, au bord. Comme si l’image me disait : attends. Attends que le sens ne soit plus affaire de signes. Je crois que c’est cela, précisément, qui aveugle : l’habitude. Elle bâillonne l’œil. Elle fortifie autour de nous des cloisons de répétitions, et derrière ces murs on croit être à l’abri — alors qu’on ne fait que tourner en rond dans la cour familière de nos certitudes. On peut, bien sûr, s’arrêter à la beauté immédiate de ses grandes toiles, à leur éclat, à la séduction première des champs monochromes. Je l’ai fait. Mais très vite, une gêne est venue fendre le ravissement. Quelque chose, comme un courant inverse. J’ai fouillé, cherché des traces de Patrick, des bouts de biographie. Peu. Presque rien. Sinon un séjour en Chine, et ce qu’on dit souvent : concentration, gestuelle, silence du corps en action. Des mots déjà vus ailleurs, chez Fabienne Verdier par exemple. Mais cela ne suffisait pas. Cela ne suffisait plus. Aucune narration dans ces toiles. Aucun récit pour que l’on puisse, à la faveur d’un miroir, y projeter la fable de soi. Rien que la matière, brute. Des clairs, des sombres. Le racloir. Un désordre qui, peut-être, n’est même pas un désordre. Peut-être est-ce le réel qui a cessé de se contraindre. Et c’est là que m’est venu le mot. S’absenter. Voilà. Le geste y est, sans son auteur. Le peintre s’est écarté. Et c’est dans ce retrait qu’apparaît le vrai. S’absenter — non pour disparaître, mais pour laisser place. S’absenter, comme une élégance. Un effacement actif. Ce n’est pas l’abandon, mais un don plus subtil : celui du silence. On pourrait croire cela à l’opposé d’un De Kooning, éclatant, saturé, frontal. Et pourtant, ces deux-là — Patrick le discret, Willem le fracas — me semblent se parler. Champ de bataille d’un côté, nef de cathédrale de l’autre. Même lieu, deux acoustiques. Ce dont ils parlent, en vérité, c’est d’une même chose : la nécessité de s’effacer pour peindre. Car c’est dans le vide que surgit le visible. Et cette trace-là, ce vestige du peintre rendu à l’absence, voilà ce que je reçois aujourd’hui comme un savoir. Illustration : Envolée Lyrique, Patrick Robbe Grillet|couper{180}

peintres

Carnets | septembre

Impeccabilité

En tant que peintre, il suit une voie qu’il n’a pas choisie. L’envie de créer ne lui a apporté que des problèmes. Longtemps, il lutte contre elle. Il culpabilise quand ce plaisir l’éloigne de ce que l’on appelle « la vie active ». Il met des années à se débarrasser de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de ses travaux les plus importants. Il ne sait pas exactement ce qui l’aide à assumer ce rôle. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début, il se cogne partout, puis il comprend. Une seule voie mène à l’assiette. Il explore beaucoup, mais rien ne mène directement à soi. Pourtant, c’est l’ensemble de ces détours qui lui révèle qui il est. Et cela aussi, il le refuse. Une petite voix murmure : « Ne te berne pas toi-même. » Il apprend à l’écouter. Il l’appelle l’impeccabilité. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle ne s’atteint pas. On ne peut que vouloir l’être. Pour cela, deux outils : devenir excellent et maîtriser son art. Il faut cesser d’obéir. Non seulement aux autres, mais aussi à nos propres convictions. Elles finissent par nous emprisonner. Plus il se déleste, plus la petite voix devient claire. Elle n’a pas besoin d’emphase. « La petite voix », cela suffit. Être impeccable, ce n’est pas vivre en ermite. C’est être pleinement engagé. On peut vivre dans la société en gardant ce son en soi. Il y a un humour dans cette voix, comme dans la vie. On apprend à le savourer. Il enseigne l’humilité. Il faut parfois serrer les dents, avaler des couleuvres. Et si l’on tente de s’éloigner, la vie nous ramène. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Mais mieux vaut ne pas rester cancre trop longtemps. Il y a un but à tout cela.|couper{180}

peinture
Impeccabilité

Carnets | septembre

15 septembre 2019

En tant que peintre, je me suis engagé dans une voie que je n’ai pas choisie. L’envie de créer ne m’a apporté que des problèmes, et longtemps j’ai lutté contre cette envie. Je culpabilisais quand ce que je considérais comme une « perte de temps » — écrire, peindre — me procurait plaisir et paix, alors que je pensais devoir être à l’usine ou au bureau, dans ce que tout le monde appelle « la vie active ». Il m’a fallu des années pour me défaire de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de mes travaux les plus importants. Je serais bien en peine de dire exactement ce qui m’a permis d’assumer mon rôle de peintre, tant les facteurs de convergence sont multiples. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début je me cogne à chaque impasse, puis, peu à peu, je comprends qu’une seule mène à l’assiette. J’ai exploré quantité de sentiers : la philosophie, le mysticisme, la magie blanche et noire, les jeux vidéo, les amours. Je suis curieux de tout. Aucune de ces voies ne mène directement à soi, mais l’ensemble de ces expériences m’a aidé à découvrir qui je suis. J’ai pourtant résisté à cette idée. Pour qui me prenais-je ? Quelle prétention ! Quand je pensais à ces parcours, une petite voix murmurait : « Ne te berne pas toi-même. » En chemin, j’ai fini par sympathiser avec elle. Je l’ai appelée « l’impeccabilité », en souvenir de mes lectures de Carlos Castaneda et de Luis Ansa. Qu’est-ce que j’entends par impeccabilité ? J’essaie de le clarifier. Peut-être que chacun peut reconnaître en lui cette même petite voix et se dire : « Oui, c’est exactement cela. » Ne nous pressons pas : lisons attentivement. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle est trop insaisissable pour se confondre avec la solidité rigide de la perfection. L’impeccabilité n’est pas quelque chose qu’on atteint : on ne peut que vouloir être impeccable. La nuance est subtile, mais essentielle. Pour cela, je crois que nous disposons de deux outils : devenir excellents et maîtriser notre art. Je parle de peinture, mais je pourrais tout aussi bien parler d’un tout autre domaine : dans la quête d’impeccabilité, l’objet compte moins que la rigueur. Une fois ces compétences acquises, on devient apte à suivre les recommandations de la petite voix et à délaisser celles dictées par nos peurs. Il me paraît crucial de cesser d’être compétent seulement pour répondre aux injonctions de la peur, aux attentes de la société ou de la famille. Il faut aussi cesser d’obéir à la fidélité aveugle que l’on porte à ses propres convictions : elles finissent souvent par nous emprisonner. Plus je me déleste de tout cela, plus j’entends clairement la petite voix, et plus j’avance sur mon chemin — le seul qui soit fait pour moi. Chacun peut l’appeler comme il veut, mais l’emphase brouille la vue et l’ouïe. Mieux vaut rester simple : « la petite voix » suffit amplement. Être impeccable ne signifie ni vivre en ermite, ni se croire au-dessus du bien et du mal. Pas du tout. Il s’agit d’être soi, pleinement engagé dans la relation que l’on entretient avec le monde. On peut vivre tout à fait normalement dans la société en conservant le son de cette petite voix. On peut percevoir la permanence de l’être tout en demeurant plongé dans l’impermanence du changement et du temps, et vivre ces deux réalités comme une seule et même chose : son chemin. J’ajoute qu’on peut chercher à se faire initier par qui l’on veut, et peut-être trouver quelqu’un de sérieux, d’intention juste. Le problème est de reconnaître ces qualités chez un maître… On peut aussi se tromper et tomber sur des charlatans. J’en ris : cela fait aussi partie de la quête d’impeccabilité. Les choses sont plus simples qu’on ne l’imagine. Si elles paraissent compliquées, c’est précisément parce qu’on pense trop. Une chose m’est certaine : cette petite voix a un grand sens de l’humour, comme la vie elle-même. On l’accepte mal au début, surtout quand on a été aussi orgueilleux que je l’ai été. L’orgueil blesse facilement. Avec le temps, j’ai appris à savourer ces conjonctions spirituelles, ces moments drôles où la petite voix et la vie frappent juste. Je suis persuadé qu’il y a un combat à mener pour ne pas sombrer dans le néant moderne, dépourvu de magie et de rêve, ce « à quoi bon » désespéré qui envahit notre époque. Mais je crois qu’il faut garder courage : traverser ce néant pour en ressortir plus fort. « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », dis-je. Cela fait partie du chemin. Je vois des gens bien plus forts que moi et, parfois, je me sens ridicule. Cette expérience m’enseigne l’humilité, la vraie. Je conclus : il faut serrer les dents, avaler des couleuvres, des cafards, parfois. Que faire d’autre ? Si je tente de m’éloigner de ce que mon être et la vie ont choisi pour moi, inutile de m’inquiéter : la vie me remettra toujours sur mon chemin, que cela me plaise ou non. Mais mieux vaut ne pas jouer les cancres trop longtemps : il y a un but à tout cela. Une fois l’impeccabilité approchée, il ne reste qu’à s’engager pour les autres, pour ceux qui ne la connaissent pas et qui, sans doute, ne la connaîtront jamais, parce qu’ils ignorent ce qu’elle signifie.|couper{180}

Autofiction et Introspection idées

Carnets | septembre

12 septembre 2019

Le départ se fait dans la bourse paternelle, starting-blocks gluants. Puis le coup de feu. L'autoroute. Certains restent au bord, essoufflés avant d'avoir couru. D'autres se font dépasser, écrasés par le flux. Des milliards de concurrents au départ, un seul arrive : toi. Tu es le champion. Celui qui a tenu. Tous ceux que tu croises sont des champions comme toi – cicatrices aux genoux, souffle court, mais debout. Avant, tu courais par instinct. Maintenant tu sais que tu cours. Conscience : ce cadeau étrange d'être à la fois le coureur et le spectateur de sa propre course. Tu perds du temps à te plaindre ? La course continue. Elle continue même si tu t'arrêtes, même si tu crois reculer. L'important n'est pas la vitesse, mais l'angle du regard. Ce que tu dois apprendre est déjà écrit quelque part. Mais ton cœur – ce muscle qui bat depuis le premier coup de feu – peut infléchir le tracé. Donner sens au parcours. Changer, même légèrement, la pente de l'autoroute. Je réecris ce texte en 2025 et il ne parle pas de la peur véritable qui en est le moteur, la nécéssité. C'est une peur banale, la peur de l'insignifiance. Si je devais réecrire ce texte aujourd'hui, j'essaierais de le reposer en trois parties L'esquive de la banalité de l'existence : Que la plupart des vies ne sont ni des épopées ni des courses effrénées, mais des séquences de routines, de petites joies, de souffrances ordinaires. La responsabilité personnelle : Que nos choix ont des conséquences, que nous ne sommes pas seulement des "champions sélectionnés" mais aussi des acteurs responsables. La souffrance spécifique : La douleur singulière, non métaphorique. Et surtout j'essaierais de trouver une transition honnête entre la violence de la sélection naturelle et la dignité de l'existence consciente. Car Le texte fait un saut magique de l'un à l'autre, évitant la question difficile : Comment devient-on un "champion conscient" dans un système qui produit mécaniquement des "victimes" ? Version 2025 — Sans métaphore de course Je suis né d'une course. Des milliards de concurrents, un seul gagnant : moi. Cette statistique devrait m'émerveiller. Pourtant, je me réveille chaque matin avec la même lassitude. La vérité est que la grande course, c'est le métro, le travail, les courses à faire, l'envie de se recoucher. Des routines, pas une épopée. Hier, j'ai parlé sèchement à S.. Elle a pleuré. J'étais fatigué. Le "champion" sélectionné parmi des milliards peut être cruel par fatigue. La responsabilité n'est pas dans la grandeur, mais dans ces moments-là. Je pense à mon cousin, mort à vingt ans. Lui n'a pas "tenu". À quoi bon lui dire qu'il était un champion ? Sa souffrance était spécifique : une chambre d'hôpital, des tubes, l'odeur du désinfectant. Pas une métaphore. Alors comment concilier ? Comment être à la fois le miraculé statistique et l'homme qui pète les plombs par fatigue ? Peut-être en arrêtant de chercher des champions et des victimes. En acceptant que nous sommes tous, simplement, des survivants. Avec nos cicatrices, nos lâchetés, nos moments de grâce. Le vrai courage n'est pas de gagner la course, mais de regarder en face la banalité de sa propre vie, d'assumer la douleur qu'on cause, de se souvenir des visages de ceux qui n'ont pas tenu. Et de continuer, malgré tout, à mettre un pied devant l'autre.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | septembre

11 septembre 2019

Reprise du texte en 2025. À relecture tout me paraît grandiloquent, pas faux complètement mais reconstruit naïvement. Je reviens donc en arrière pour réexaminer la scène et j'écris un tout autre texte. Je me souviens de cette journée où j’ai rendu visite à Thierry Lambert. Aujourd’hui, je vois clairement ce que je cherchais : moins à rencontrer un homme qu’à trouver un miroir qui me renvoie l’image d’un artiste. J’étais fatigué. J’avais enchaîné les ateliers pour enfants, le déjeuner rapide. J’arrivais avec l’espoir confus qu’un « grand » me reconnaisse, me donne une clé, ou simplement me regarde comme un égal. Sa maison était pleine d’œuvres. Des piles de toiles, des sculptures. Je me suis perdu dans les noms, les références. Je voulais tout retenir, prouver que j’étais digne de comprendre. Puis j’ai lâché prise — ou j’ai cru lâcher prise. En réalité, je jouais au disciple émerveillé. Je me suis mis à parler de chamanisme, d’art sacré, de transmission ancestrale. De Luis Hansa que j'avais connu lorsque j'habitais Paris. Des mots trop grands pour une simple rencontre. Je crois que j’avais peur que ce moment soit banal. Alors je l’ai enrobé de mystère. J’ai fait de Thierry un chamane, de sa maison une forêt, de sa collection un chemin initiatique. Nous avons bu du thé. Parlé peinture, marché de l’art, parcours. C’était concret, simple. Mais dans ma tête, je dramatise déjà. Je me voyais en train de vivre quelque chose d’important. Aujourd’hui, je sais ce qui était vrai : sa générosité, le partage d’un gâteau, la lumière dans la cuisine, les chats derrière la vitre. Le reste — le vocabulaire initiatique, l’insistance sur le caractère unique — était de la construction. Une tentative de me grandir par procuration. Parfois, on se raconte des histoires pour traverser le doute. Ce jour-là, j’avais besoin de croire que l’art était une voie sacrée, et moi, un pèlerin. J’avais besoin de Thierry comme guide. Je ne suis plus ce pèlerin. Je n’ai plus besoin de chamanes.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

Carnets | septembre

10 septembre 2019

Quand Georges Bataille abandonne son père malade et handicapé à Reims pendant la guerre, il accomplit un acte qui nourrira toute son œuvre. On peut le traiter de salaud. Mais le jugement moral est une facilité qui éloigne du cœur des choses. Ce que cet abandon révèle, c’est que nous sommes parfois poussés par le futur — un futur encore invisible — à briser les trajectoires prévues. La loi, la morale, le bon goût : tout peut voler en éclats en un instant. Nous ne savons pas, sur le coup, d’où vient cette force qui modifie la formule chimique de nos cellules dans un éclair d’inadvertance. Il faut attendre des années, parfois une vie entière, pour que quelqu’un — nous-mêmes ou un exégète — commence à dénouer le fil des actes et de leurs conséquences. Sommes-nous responsables ? Oui, mais la conscience n’est qu’une partie du jeu. Il faut explorer la mémoire comme une jungle, sans s’attarder sur chaque détail, mais en aiguisant son regard à mesure qu’on découvre les sentiers. Les chamans, quand ils opèrent un nettoyage, commencent par la mémoire. En remontant à rebours, ils comprennent que l’histoire personnelle est peu de chose face aux forces qui nous traversent : éléments, cosmogonies, lumières et ombres qui luttent en nous. Notre mission, si mission il y a, est de fonder une harmonie — pas seulement un équilibre. L’équilibre, c’est un pas après l’autre, avec le risque permanent de chuter. L’harmonie, c’est un nouveau monde où les contraires ne s’annulent plus, mais chantent ensemble. Les grands voyageurs cherchent d’abord l’équilibre, puis se dirigent vers l’harmonie. D'autres encore marchent en somnambules. On ne peut que souhaiter qu’un rêve de chute les réveille — mais s’ils n’ont pas programmé ce rêve à l’avance, peu de chances qu’il survienne.|couper{180}

Auteurs littéraires réflexions sur l’art

Carnets | septembre

9 septembre 2019

Les béquilles de S. sont d'un bleu profond, presque neuves. Elles s'adossent au mur depuis l'opération. S. vit dans le présent. Moi, je fais des allers-retours constants. Le présent est une lumière blanche qui brûle – il me faut ces lunettes de soudeur pour seulement regarder. Sculpter un sens tolérable. Je pars en quête de bribes, ferraille rouillée, et je les soude comme je peux. Urgence. Sans cela, je resterais bras ballants dans l'incendie. S. a relégué ses béquilles dans un angle. Elle n'y pense plus. Moi, j'y pense. Pas aux siennes. Aux miennes : ces verres fumés, ce masque qui me permet de travailler sans être aveuglé. Je les ai détestées, bien sûr. Toute cette colère d'être handicapé. Aujourd'hui, je leur écrirais un mot. L'homme que j'étais, je ne le suis plus. Il m'a fallu des années à bourlinguer avec pour comprendre. Quand ma mère s'époumonait, le manche du martinet à la main – j'en avais coupé les lanières –, ma grand-mère Valentine grognait : « Tu te fatigues pour rien. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. » Même dans la tempête, cette phrase : un point fixe, sorti d'une bouche édentée qui puait le tabac froid. Quand mon père me cinglait les reins, la voix de ma mère : « Non, Claude, pas la tête. » J'ai collecté ces phrases comme des bouts de métal tordu. Matière première. Ces haines enfantines, ces colères, ces mensonges, ces vols, ces fugues – tout cela est devenu mon stock. La colère, mon chalumeau. La haine, ma pince. Bien plus sûrement que tout amour factice. Je les ai améliorées, affûtées, comme on affine un geste d'atelier. S. vend au petit matin, dans des lieux improbables, des objets devenus inutiles. Je suis étonné que ces béquilles bleues ne soient pas déjà parties. Moi, j'écris ces textes au jour le jour. Ma manière d'écouler mon stock – le souvenir et la réflexion qui va avec. Une façon de dire adieu aux vieilles béquilles, et de reconnaître qu'elles m'ont, malgré tout, tenu debout. Qu'elles me tiennent encore, maintenant que je soude.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | septembre

8 septembre 2019

Je viens de me souvenir d’un roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Automne du patriarche. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais plus identifier la source de mes pensées, ni de mes sensations. J’ai cessé de ruminer. Je ne veux plus que rassembler les dernières forces vives pour t’offrir encore un petit texte, un petit tableau. L’important est d’offrir, comprends-tu ? Peu importe quoi. Comment saurait-on la valeur de ce qu’on donne ? Car chaque automne, cette qualité de lumière qui revient, me parle de la fin et de l’héritage. Déjà gamin, vers la mi-août, une certaine clarté sollicitait la prunelle, la rétine. Une nostalgie invraisemblable pour mon âge remontait par le nerf optique. Sur la peau des joues, du front, se déposait comme une buée, un tatouage invisible : cette fraîcheur subtile au fond de l’air, qui sent la craie et l’encre. Aussitôt, le goût vient sur la langue. Craie. Encre. Cela ouvre un grand vide. Une aspiration de l’instant présent, qui emporte avec elle toute velléité, toute priorité. L’instant aspire tout, rend tout égal d’un coup de baguette magique, laisse la personnalité sans capitaine, comme un vaisseau fantôme. Les premières fois, cela me plongeait dans une tristesse magnifique, seul îlot pour échapper au naufrage. Avec le temps, l’automne est devenu synonyme de blues, de dépression chronique. Mais en vérité, je n’y crois plus qu’à moitié. J’y crois par habitude, pour ne pas plonger d’un coup dans l’eau glacée. Dans L’Automne du patriarche, il y a un personnage incroyable : le sosie du dictateur, Patricio Aragonés, qui le remplace à toutes les cérémonies. Comme ce dictateur, j’ai moi aussi mon Patricio à mon service. Il officie presque tout le temps, car je n’aime plus apparaître en public. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. Je le laisse en roue libre. Il connaît son rôle par cœur. Je n’irai pas jusqu’à faire canoniser ma mère, comme dans le roman. Mais cette trouvaille de l’auteur m’a glacé : cette mère pauvre, pour qui le fils est devenu dictateur, à qui il veut offrir les richesses du pays, et qui meurt sans jamais le savoir. Tout ce que nous réalisons dans notre vie ne serait-il que des cadeaux mal adressés ? Je pourrais aligner les personnages, leur trouver une fonction précise dans l’organisation d’une psyché. Mais si tu n’as pas lu le roman, je ne veux pas te gâter le plaisir. D’ailleurs, je me demande si je n’ai pas tout inventé de ce roman à partir de la quatrième de couverture. Je m’en crois capable. Tellement, désormais, je ne parviens plus à lire trois lignes sans que l’ennui ne me tombe dessus. Que n’inventerais-je pas, pour me divertir de l’arrivée soudaine de l’automne, aujourd’hui ?|couper{180}

fictions brèves

Carnets | septembre

8 septembre 2019-2

Il faut que Cheng trace au moins quatre ou cinq traits à l'encre pour se sentir éveillé. Ensuite, il peut se récompenser d'avoir effectué cette action par une tasse de thé noir sans sucre. Dans la petite masure où il vit, il n'y a aucun luxe. Cheng n'est pas pauvre, il est peintre lettré, et de temps en temps les peintures qu'il vend ou que des notables lui commandent suffisent à subvenir à ses maigres besoins. Il vient tout juste d'atteindre la soixantaine et, s'il possède déjà une bonne maîtrise de son art, il reste toutefois modeste et sait qu'il lui manque encore l'essentiel. Aussi reste-t-il concentré sur une discipline régulière. Dès qu'il se lève de sa natte posée sur le sol, il s'installe aussitôt à la petite table installée devant la fenêtre qui donne sur la vallée. Là, il ferme les yeux quelques instants, prend une respiration régulière et trempe l'extrémité souple du pinceau dans l'encre, puis laisse sa main suivre son mouvement naturel, emportée par l'expire. Quatre ou cinq traits seulement, mais réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la moindre feuille bruisser, entendre chaque cri d'oiseau traverser l'azur, sentir jusqu'au poids des petites pattes des fourmis qui traversent son vieux plancher, être tout entier mêlé à ces premiers instants de son éveil confère à ses gestes une solennité presque burlesque pour n'importe quel observateur. Ainsi, chaque matin, Cheng s'enfonce-t-il dans la discipline de ces quatre ou cinq coups de pinceau afin d'oublier l'éveil et de pénétrer dans l'espace de sa feuille blanche.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | septembre

7 septembre 2019

"Texte réécrit en 2025 à partir de carnets de 2019. Le temps a permis de nuancer certaines affirmations trop absolues, tout en conservant l'intuition première : la création exige de s'effacer." La jalousie est une difficulté. En peinture surtout, qui est mon domaine, ce sentiment m'est pénible. Quand je vois un talent que je n'ai pas, je préfère admirer. Mes engouements pour les œuvres vont et viennent comme les nuages. Et si parfois j'éprouve cette douleur, j'essaie de la chasser par l'admiration — moins coûteux en énergie, plus fécond en inspiration. Cette économie du cœur, je l'ai apprise en peinture. La technique ne suffit pas. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent — inconnus et familiers à la fois — sans y faire obstacle. La célébrité, je m'en méfie : je ne veux pas être un nom sur une affiche, mais un moyen. Un moyen pour la vie de s'exprimer. Ma joie est totale quand, soudain, tous les obstacles que j'oppose — comme tout humain — à cette réalité s'effacent, et que la toile jaillit. Non par magie, mais par ce renoncement préalable qui ouvre la voie. À soixante ans, je reste un enfant devant ce miracle. Je peux glisser dans le narcissisme, bien sûr, mais je n'oublie jamais comment mes meilleurs tableaux sont nés. Ils sont nés de l'absence : absence de jalousie, d'orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d'être "quelqu'un" pour n'être qu'un passage. Quand j'entends des critiques méchantes sur d'autres artistes, j'écoute en silence. Ces critiques m'apprennent plus sur leurs auteurs que sur les œuvres. Critiquer, pour certains, est une façon d'exister. Je ne les blâme pas. La jalousie est une prison, et chacun construit la sienne — certains avec des murs de mots acérés. Parfois je pense à ceux qui ont peint dans les camps. À Zoran Mušič, à Emil Nolde. Eux savaient que la vraie prison n'est pas celle des barbelés, mais celle du cœur qui se compare, qui envie, qui possède. La création, quand elle vient, est une évasion perpétuelle. Il suffit de laisser passer le flux, et de n'être, humblement, qu'un moyen.|couper{180}

affects réflexions sur l’art