Il y a quelques années, une exposition magistrale se tient à Lyon, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde.

Sur des voies parallèles, les deux frères ne se rejoignent qu’à la limite que propose la fratrie, à l’horizon de sa volonté de trouver des « points communs ». Il suit le parcours proposé par le musée des Beaux-Arts, sous la direction de la commissaire Sylvie Ramond et de l’historien d’art Rainer Michael Mason.

À travers le cheminement des œuvres, il retrouve une sensation qui lui est chère, peut-être même le moteur invisible de la naissance de ces deux œuvres enfin réunies côte à côte : le déracinement.

Hollandais d’origine, les deux frères entretiennent une relation étroite, marquée par l’exil et la distance avec leur pays natal. Cela lui permet de saisir quelque chose d’important : l’inconnu dans lequel ils se plongent, laissant derrière eux le cercle familier de leurs habitudes, de leurs repères, et de leur identité.

Employés tous deux dans une entreprise de peinture et de décoration à La Haye, Bram et Geer suivent un cursus classique pour apprendre les techniques de peinture. Nous sommes entre les années 1915 et 1920.

C’est grâce à un voyage en Allemagne, proposé par son patron, que Bram continue à développer sa culture artistique, dans un village où il côtoie de nombreux artistes. Ses inspirations viennent alors de Van Gogh, de Munch — à l’origine de l’expressionnisme — et d’Emil Nolde, qui lui apprend à placer la subjectivité au centre de toute représentation.

Plus tard, Bram se rend à Paris, où il tâtonne en s’essayant à plusieurs genres, jusqu’à recevoir la « leçon de Matisse » et la « révélation » de ses couleurs, un peu comme un indien qui apprend son nom en passant à l’âge adulte. Mais c’est en Corse qu’il élabore véritablement son langage.

Geer rejoint son frère à Paris et tente lui aussi de trouver son propre langage pictural en explorant divers genres, dont l’art naïf. Les deux frères commencent alors à exposer ensemble, inséparables.

Dans les années 30, Bram s’installe à Majorque, où il restera jusqu’à la guerre d’Espagne. C’est là qu’il s’éloigne définitivement de la figuration tout en continuant à peindre ce qu’il voit, tel qu’il le voit. Il trouve alors les imbrications, les grandes plages, les recouvrements qui définiront son style pour toujours. Son langage pictural devient l’expression d’une peinture pure, un fait plastique authentique fondé sur une vision intériorisée du monde.

Il lui semble important de raconter ce parcours, car il indique plusieurs choses essentielles à ses yeux.

D’une part, il faut la faim, celle de peindre, celle de s’exprimer. Malheureusement, Bram ne connaît pas que cette faim artistique, mais aussi la vraie faim, celle qui tord les boyaux. D’autre part, il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore, s’égarer pour mieux se trouver. Nul ne sait comment survient véritablement la révélation d’une palette de couleurs ou d’un langage formel, mais une chose est certaine : elle n’arrive pas par hasard. Il faut travailler énormément pour cela.

Personne ne peut dire pourquoi certains artistes passent à la postérité. Pourquoi Bram devient-il plus « célèbre » que Geer, sans doute jugé trop conventionnel par les gardiens du temple de l’art ? Pourtant, les choses changent avec le temps : ceux qui étaient célèbres jadis peuvent tomber dans l’oubli, et vice versa, au gré des humeurs des politiques, des marchands, et surtout de l’air du temps.

Loin de lui l’idée de jouer les critiques d’art à travers ces petits textes sur les peintres qui ont compté dans son parcours. Non, écrire lui permet avant tout de clarifier ses pensées, de les hiérarchiser, d’en comprendre l’importance, et peut-être, par ricochet, de les faire saisir à d’autres. Ce qui serait déjà un petit miracle en soi.

Il reviendra sur la peinture de Bram Van Velde, car il est tard et il doit aller peindre. Et ce besoin soudain de s’éloigner du sujet lui fait comprendre combien ce peintre a été d’une importance capitale dans son parcours.