juillet
Carnets | juillet
20 juillet 2019
Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}
Carnets | juillet
25 juillet 2019
la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}
Carnets | juillet
21 juillet 2019
Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | juillet
21 juillet 2019
Si je cesse de me poser des questions, si je renonce à saisir l’insaisissable, la main retrouve une certaine autonomie. Cette indépendance tient aussi au fait de lâcher l’illusion d’expertise. Parler d’« esprit neuf », c’est déjà supposer qu’on aurait perdu une spontanéité en chemin. Mais peut-on vraiment retrouver quelque chose de cet ordre ? Cette notion d’esprit neuf frôle vite l’idée de pureté, et c’est là qu’elle devient suspecte. Les mots fabriquent des théories dès qu’on les laisse faire. On part du postulat qu’il faudrait moins réfléchir, et au bout du compte on se retrouve avec quoi ? Avec d’autres pensées, parfois plus mauvaises encore. Si tu veux t’éloigner de ça, tu pourrais parler plutôt de « disponibilité » ou de « relative fraîcheur du regard », quelque chose qui n’implique pas un retour impossible à un avant mythique.|couper{180}
Carnets | juillet
17 juillet 2019
Toute ta vie créatrice semble prise entre deux dangers symétriques : le refuge dans un rôle (écrivain, artiste) qui t’éloigne du réel, et la dispersion qui te prive d’identité reconnaissable aux yeux des autres. Le cœur de ce texte, c’est la question : comment rester fidèle à la pulsion de création (écrire, peindre) sans s’en servir pour fuir sa vie, et sans se soumettre aux formes imposées de ce que serait un “vrai” artiste ? Autrefois, j’ai tellement envie de créer que je me cogne presque la tête contre les murs, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je passe mon temps à penser à ce que je pourrais écrire, à imaginer des livres, des formes, des styles, et je reste arrêté là. Il faut quelques drames pour que je comprenne que la seule chose qui compte, ce n’est pas l’idée de créer, c’est le moment où je m’y mets vraiment, seul, sans trop écouter le mental. Je commence par la page blanche. Un petit carnet Clairefontaine posé sur la table. Pendant des jours, je l’ouvre, je regarde les lignes, j’écris la date en haut et je reste planté là. Rien ne vient. Je ne sais plus quel jour ça bascule, mais je me souviens de la lassitude envers le jeune homme que je suis alors, qui tourne autour de lui-même. Je finis par écrire de petites chroniques maladroites sur qui je suis, ce que je ressens, au jour le jour. Ça pourrait devenir un journal intime, une cachette ou une prison, c’est un peu les deux. Je remplis une vingtaine de carnets comme ça, à me fabriquer un personnage d’écrivain qui me sert de survie pendant les années de jeunesse. Je décide que ma vie tourne autour de cette idée : devenir écrivain. Sur le papier, c’est joli ; en réalité, c’est surtout puéril. À force de me regarder à travers cette image, la vie se retire : je m’éloigne des choses concrètes, des gens, des décisions. Je note au lieu d’agir. Je traque le banal, les petits faits, pour en tirer de l’effroi ou de l’émerveillement à coller sur mes pages. Et, sans m’en rendre compte, je m’éloigne de ma propre vie. Je noircis des piles de feuilles en plus des carnets, sous l’influence de mes modèles du moment : Carver, Henry Miller, Capote, Dostoïevski, Gogol, d’autres encore. J’absorbe leurs façons de faire, leurs constructions, j’imite tantôt l’un, tantôt l’autre. Mon “style” personnel, je ne sais pas où le mettre là-dedans ; je sens juste qu’il manque quelque chose. Un jour, à bout de me regarder tourner, je décide de laisser aller la main, sans me demander si c’est bon ou non. Je me lève à cinq heures, je bois mon café, je m’assois à la table, j’écris ce qui passe, sans pourquoi ni comment. Ce rendez-vous matinal me donne assez de tenue pour affronter le reste : les petits boulots, les humiliations, les joies minuscules. En parallèle, je dessine et je peins, pour me détendre. Je n’imagine pas du tout gagner ma vie avec ça. Pour moi, le but “sérieux”, c’est une maison comme Gallimard ; la peinture reste du côté du hobby. Ma première épouse commence à fissurer ce décor. Un soir, elle me dit simplement : « Tu écris sur tout, sauf sur ta vie avec moi. » Elle voit mon malaise à vivre le quotidien, mon besoin de me réfugier dans l’idée d’écrire, dans le costume d’écrivain que je n’ose pas confronter au réel : je n’envoie aucun manuscrit, nulle part. Je tiens au rêve, pas à sa mise à l’épreuve. Une forme de lucidité veille en douce pour que je ne sois confronté ni au refus ni à l’acceptation ; les deux m’effraient autant. Un soir, après une dispute de trop, en camping, j’ai préparé mon petit théâtre : je mets tous mes carnets dans un feu. Je les regarde brûler, années de notes réduites en cendres, en attendant une libération qui ne vient pas. Au contraire : privé de cette protection de papier, je deviens extrêmement vulnérable. Je refuse désormais de poser la moindre blessure sur une page, et c’est moi qui suis à vif. Il me faut un divorce et pas mal d’années pour commencer à sourire de ce trajet. Je n’ai plus envie d’en pleurer. Je finis par éprouver une vraie tendresse pour ce type que j’ai été : falot, désemparé, mais tenace, presque héroïque dans sa naïveté. Pour vivre, je me mets à donner des cours de dessin et de peinture, après un ras-le-bol massif de la comédie du salariat en entreprise. Les pinceaux n’ont jamais vraiment quitté ma main, mais je ne les prends pas comme une affaire sérieuse. C’est pourtant eux qui me font manger. Après une vie de cadre, la chute de revenus est rude ; j’ai peu d’élèves, je ne pense pas à vendre mes tableaux, et le simple fait de transmettre me tient debout. Me rêver à nouveau “artiste”, avec tout le folklore autour, ne me dit rien. Je continue à peindre par plaisir, à tester des techniques, à passer du figuratif à l’abstrait sans plan. De temps en temps, un ami ou un parent m’achète une toile, et c’est très bien comme ça. Puis notre situation change. Ma nouvelle compagne perd une partie de son travail, les revenus chutent, le loyer devient trop lourd. À la mort de mon père, un héritage nous permet d’acheter une maison, mais loin de Lyon. Je perds mes élèves, je me lance dans les travaux, puis je recommence à zéro, encore une fois, avec de nouveaux cours. L’année suivante, c’est elle qui me pousse à exposer : « On ne peut plus entrer dans l’atelier, il faut bien que ça sorte quelque part. » Les toiles envahissent l’espace, les cours ne suffisent pas, vendre des tableaux devient une évidence. Là, je me cogne à une autre question : celle de la cohérence. Je n’ai peint que de l’hétéroclite, je passe d’un portrait à un paysage, d’une abstraction à un expressionnisme sommaire. Je vois bien que je n’arrive pas à me tenir longtemps à une seule idée, à un sujet. Mon seul fil, c’est la beauté, telle que je l’entends. En expo, on m’accepte quand même. Je compense la dispersion en travaillant les accrochages : harmonies de couleur, voisinages, dialogues entre les pièces. Ça semble suffire. Longtemps, je résiste à l’idée de série, de motif répété. Je n’aime pas les clichés, je trouve malhonnête de refaire “le même tableau” pour se créer une signature. Aujourd’hui, je vois mieux ce que cette position a de confortable et de bancal. Je continue à me dire que je ne suis pas vraiment un artiste, au sens des catalogues : je n’ai pas “une” idée forte à décliner sans relâche pour être immédiatement identifié. Des idées, j’en ai beaucoup ; leur force, je n’en sais rien. Ce que je vois, en revanche, c’est l’étroitesse du chemin que le marché met en avant : une thèse, un concept, une ligne claire à répéter. Pour y entrer, il faudrait que je lâche encore des choses auxquelles je tiens : la tranquillité, la joie de peindre comme un gosse, la liberté de suivre le hasard. Me voilà encore à un carrefour, entre le besoin de vivre de ce que je fais et le refus de me laisser réduire à une étiquette de plus.|couper{180}
Carnets | juillet
16 juillet 2019
tu essaies de dire que la vraie réponse à l’événement n’est ni le bavardage défensif, ni le grand concept, mais une attention à de très petites choses (lueur, sourire) qui laissent le mystère entier au lieu de le remplir. Face à ce qui arrive, les pensées partent au quart de tour. Les phrases se dressent comme des boucliers : expliquer, commenter, relativiser, tout ce qu’il faut pour recouvrir la fente qui vient de s’ouvrir et qu’on sent prête à nous avaler. Pourtant, au tout début, avant le commentaire, il y a ce moment nu où l’on ne sait pas encore quoi dire ni comment se tenir. On traverse alors une zone de gêne à vif qui peut basculer aussi bien vers l’insupportable que vers une forme de paix brute. Tenir ce milieu-là, non comme une forteresse mais comme une ouverture, demande du temps, des ratages, des reprises, jusqu’à comprendre que “victoire” et “échec” ne sont que deux noms posés sur la même secousse. C’est peut-être ce que le poète appelait le “bel immédiat” : un instant où la pensée lâche prise, coule un peu, puis revient à la surface, moins compliquée, plus claire. Parfois, ça tient à presque rien : une lumière sur un mur au petit matin, une couleur de ciel juste avant la nuit, un bruit de pas dans l’escalier, un sourire aperçu et aussitôt perdu. Des détails qui ne résolvent rien, qui n’expliquent rien, mais qui empêchent de se refermer complètement. On ne sait pas très bien d’où ça vient ni pourquoi ça nous touche là, à ce moment précis. On sait seulement que, pendant quelques secondes, on n’a plus besoin de se protéger avec des mots. compression Quand quelque chose nous tombe dessus, les phrases arrivent avant nous. Elles servent de bouclier pour masquer la faille qui s’ouvre. Si on tient un peu, il reste un court moment nu, ni supportable ni insupportable, juste ouvert. C’est là que la pensée décroche et revient autrement, plus simple. Parfois, il suffit d’une lumière, d’un bout de ciel, d’un sourire retrouvé sans raison. On ne comprend pas, mais on respire à nouveau, sans commentaire.|couper{180}
Carnets | juillet
15 juillet 2019
le texte ne parle pas du film d’horreur mais de la scène familiale comme film d’horreur discret : mère double, tableau “authentique” qui masque, enfant qui ne peut ni parler ni hurler et qui trouve une seule action possible — attaquer l’image qu’elle a fabriquée. La BD finale, c’est son propre montage, à lui. Quand la mère rentra, elle posa la main sur les cheveux de l’enfant et lui demanda s’il avait bien appris ses leçons pour le lendemain. Elle ajouta qu’il fallait travailler sérieusement à l’école, et lui, au lieu de répondre, regarda l’horloge au mur de la cuisine : la grande aiguille rejoignait la petite, il était exactement 19 h. Le père ne reviendrait pas, il était “dans le Nord, en tournée”, et par la fenêtre la nuit avalait déjà les collines, les champs de luzerne, le vieux cerisier au fond du jardin. L’enfant se réjouit en silence : pas de marche jusqu’à la ferme, pas de pot à lait à porter dans le noir. Après la soupe aux pâtes, trop fade, il débarrassa la table, empila les assiettes et les verres dans l’évier de porcelaine, puis glissa vers le salon où la mère s’était allongée sur le canapé. À la télé, un générique tournait ; il s’attarda près d’elle, se fit câlin, pour gagner quelques minutes. Quand le père n’était pas là, il arrivait qu’on le laisse veiller un peu. Sinon, c’était la lampe de poche sous le drap et les bandes dessinées lues en cachette. Les premiers zombies apparurent derrière les vitres de la maison du film. Un visage gris, mangé, un regard vide collé à la fenêtre. L’enfant sentit son ventre se contracter, sa gorge se bloquer. Il aurait voulu crier mais rien ne vint. Il chercha la mère du regard. Elle tenait une cigarette au coin des lèvres et étalait du vernis rouge sur ses ongles de pied, concentrée sur la courbe du pinceau. En remarquant sa pâleur, elle souffla que ce n’était que du cinéma et qu’il était l’heure d’aller se coucher. Dans sa chambre, au-dessus du lit, un sous-bois en automne occupait tout un pan de mur. C’était une huile que la mère avait peinte quelques mois plus tôt et reléguée là faute de place dans le salon ou la chambre conjugale. Pour lui donner l’air ancien, elle avait passé un vernis à craquelé qui dessinait une toile d’araignée fine à la surface. L’enfant resta un moment à fixer cette forêt immobile. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il prit la grande paire de ciseaux posée sur le bureau, tira une chaise près du mur et se hissa dessus. Avec un soin appliqué, il fendit la toile en longues entailles horizontales, puis verticales, jusqu’à ce que le sous-bois se transforme en quadrillage de chair pendante. Quand il eut fini, il reposa les ciseaux, descendit de la chaise, attrapa son album de bandes dessinées préféré, construisit une petite tente avec le polochon et l’oreiller, alluma la lampe de poche et se glissa dessous. Le bruit de la télé, au loin, devenait sourd. Entre les cases en noir et blanc, il retrouva enfin une histoire qu’il pouvait supporter. compression La mère revient, parle d’école, l’horloge marque 19 h, le père est loin, la nuit tombe sur le cerisier et les champs. L’enfant mange sa soupe, débarrasse, rejoint le salon. À la télé, un film de zombies commence ; un visage pourri sur une vitre le tétanise. À côté, la mère fume et se peint les ongles de pied, lui assure que “ce n’est que du cinéma” et l’envoie se coucher. Dans sa chambre, un grand tableau de sous-bois peint par elle occupe le mur. Il prend les ciseaux, grimpe sur une chaise et lacère la toile en croix, patiemment. Puis il se fait une tente avec les oreillers, allume la lampe de poche, ouvre sa bande dessinée : une autre histoire prend la place de celle de la télé.|couper{180}
Carnets | juillet
14 juillet 2019
tant qu’on répète selon les catégories des autres (morale, marché de l’art, idée reçue de l’artiste “authentique”), on reste prisonnier du même couple plaisir/douleur. Le vrai travail commence quand on assume de définir pour soi ce qui est ordre, désordre, utile, gâchis. À partir de là, la répétition cesse d’être une prison pour devenir une pratique choisie. Face aux événements, on n’a pas de prise sur grand-chose, mais on a au moins celle-là : la façon dont on réagit. Sur le moment, ça ne se voit pas. Les réflexes prennent la main : habitudes, morale du jour, politiquement correct, peur de déplaire ou de souffrir. On se croit libre et on rejoue toujours le même couple “plaisir-douleur” : chercher ce qui rassure, fuir ce qui blesse. C’est de là que naît la répétition, celle qui nous enferme. À force, on s’empêtre dans les mêmes scénarios, et quand on s’en aperçoit, il faut un effort considérable pour se fabriquer d’autres réflexes, d’autres façons d’encaisser. En art, on valorise au contraire une certaine forme de répétition. On appelle ça cohérence, fidélité à une voie, “écriture” personnelle. Le public reconnaît un peintre ou un sculpteur à ce qu’il retrouve d’une exposition à l’autre : les mêmes motifs, les mêmes obsessions, les mêmes couleurs. La répétition devient alors un signe de focalisation, une manière de lutter contre la dispersion qui guette tous les gens un peu créatifs. La dispersion, elle, produit un sentiment plus ambigu : on peut la trouver merveilleuse, ouverte, mais aussi effrayante, parce qu’elle donne l’impression de perdre toute forme, tout repère. Il est tentant de la ranger du côté du désordre, du chaos, contre tout ce qu’on nous a appris à appeler “harmonie” depuis l’enfance. Il y a là quelque chose qui ressemble à ce qui se passe en analyse. Revenir sans cesse sur le même événement, le raconter encore et encore, ce n’est pas seulement tourner en rond : à force de le revoir sous différents angles, on finit par devenir un peu plus lucide sur son poids réel, sur ce qu’il déclenche en nous. L’événement ne change pas, mais la façon de le regarder, oui. En peinture, c’est pareil : ce n’est pas tant le “thème” qui compte que la manière dont on continue à se présenter devant lui, à accepter qu’il nous travaille. Philosophie et atelier inventent chacun leurs catégories, leurs séries, pour se justifier. On s’en sert pour distinguer le “dilettante” de l’artiste sérieux, l’œuvre “aboutie” du simple essai. Cette grille repose pourtant sur les mêmes oppositions usées : utile / gâchis, ordre / désordre, sérieux / jeu, plaisir / douleur. Plus on s’acharne à aller vers l’utile, plus l’inutile trouve des chemins pour s’imposer ; plus on cherche l’ordre, plus le désordre se rappelle à nous. On veut être irréprochable, et c’est là que nos démons se mettent à parler le plus fort. Tant qu’on ne s’est pas coltiné ces mots avec sa propre expérience — ce qui est vraiment ordre ou chaos pour moi, ce que je trouve beau ou laid, là où je vois du bien ou du mal — on ne fait que manipuler des clichés. Le travail commence quand on cesse de prendre ces catégories au pied de la lettre, quand on accepte que la répétition ne soit ni un vice ni une vertu en soi, mais un outil entre nos mains. À partir de là, ce n’est plus le couple plaisir-douleur qui commande, c’est autre chose, plus calme, qui ressemble peut-être à une joie discrète : celle de voir qu’on n’est plus obligé de répéter sans savoir pourquoi. compression Nous réagissons le plus souvent en pilote automatique : chercher le confort, éviter la douleur. De là naît la répétition qui nous enferme. En art, on encense une autre répétition : celle des motifs, des séries, des obsessions qui font “signature” et rassurent le public. Entre ces deux pôles, dispersion et focalisation se répondent : la première fait peur, la seconde peut tourner à la manie. Comme en analyse, ce n’est pas l’événement qui change mais la façon d’y revenir. Tant qu’on pense avec les catégories des autres — ordre / désordre, utile / gâchis, sérieux / dilettante — on ne fait que rejouer le même scénario plaisir-douleur sous un autre nom. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres définitions et qu’on utilise la répétition comme un choix, pas comme une contrainte. Alors, au lieu de chercher à tout prix à éviter la souffrance ou à accumuler le plaisir, on commence simplement à voir plus clair dans ce qu’on fait.|couper{180}
Carnets | juillet
13 juillet 2019
le texte ne parle pas des héros en général, mais du fait que, sans ces figures de fiction, tu n’aurais peut-être pas trouvé la force de te fabriquer une histoire à toi. Tes tableaux sont la version transposée, digérée, de ces panoplies d’enfance. Les Grecs anciens avaient inventé des héros de tragédie pour traverser en public les passions humaines ; moi, j’ai eu Zorro sur une télé noir et blanc. Quand il est arrivé dans le poste, c’était très simple de m’identifier à ce cavalier masqué qui maniait l’épée comme je brandissais mon bâton. J’allais chez le père Renard, au garage d’à côté, récupérer des chambres à air de camion. Avec les ciseaux de couture de ma mère, au grand scandale domestique, je découpais là-dedans des holsters pour mes revolvers imaginaires. L’“homme à la carabine”, c’était un bout de bois arraché à la tonnelle, retaillé à la va-vite. Puis sont venues les frondes, les héros de la Bible, Thierry la Fronde, les croisés de Thibaud des Croisades, et le manche de pioche, enfin assez lourd pour faire une épée crédible. Ce besoin de m’inventer des armes, des panoplies, des scénarios, me permettait de me fabriquer un univers parallèle où déverser ma rage d’enfant maltraité, mon désespoir, très loin de toute idée de “citoyenneté”. La figure du héros servait de bouchon sur le trou béant ouvert par l’incompréhension et l’absurdité des adultes que j’avais sous les yeux. Devenir le héros de ma propre histoire, sans le savoir, c’était déjà admettre qu’il pouvait y avoir une histoire, que je n’étais pas condamné à subir la leur. C’était un premier geste créatif, poussé par la nécessité. En grandissant, les héros se sont faits plus discrets. Ils ont vieilli avec moi, se sont usés, puis ont disparu sans que je m’en rende compte : l’ingratitude de la jeunesse fait ce travail-là très bien. Je les croyais réduits en poussière au fond du placard quand, en regardant un jour ma vie de peintre avec un peu de recul, j’ai eu une intuition brutale et comique. Dans le fond, chaque tableau est un épisode de Zorro, de Thierry la Fronde, de Bonanza ou de Mission Impossible. Je suis le fils prodigue de tous ces pères de carton-pâte, un descendant direct de leurs combats en studio. J’ai éclaté de rire en m’en rendant compte. Le rire est venu d’abord, comme après un effondrement, puis le sourire, plus tard, avec la gratitude et l’acceptation de ce que je suis. À bien y penser, je pourrais dédier une bonne partie de mes premiers tableaux à ces héros de pacotille : c’est grâce à eux, autant qu’à moi-même, que j’ai tenu la route sans me fracasser pour de bon. compression Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres à air et des carabines dans des bouts de bois pour rejouer Zorro, Thierry la Fronde, les croisés vus à la télé. Ces héros me servaient de refuge contre la violence et l’absurdité des adultes ; ils me donnaient au moins une histoire dont j’étais le centre. En grandissant, je les ai oubliés, persuadé de les avoir laissés derrière moi. C’est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un épisode de série, un combat rejoué autrement. J’ai ri en me découvrant fils de ces pères de fiction, puis j’ai fini par leur dire merci : sans eux, je ne suis pas sûr que je serais arrivé vivant jusqu’à la peinture. illustration La jeunesse d'Hercule huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | juillet
12 juillet 2019
tant que l’arbre ne se pose pas la question de son origine / destination, il est confondu au “fond”, à la “vacuité générale du monde”. C’est la douleur de ne pas savoir qui le réveille à la réalité sensible, et c’est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L’histoire parle de toi (évidemment), mais ça, tu le sais. Il était une fois, à l’orée d’un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indifférence tranquille qui, au début, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la tête en se demandant ce qu’il faisait là, puis les années passant, on s’y habitua. Les vergers alentours débordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, régalaient le village de fruits sucrés ; à force d’abondance, on cessa même de voir l’arbre inconnu, planté là depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l’une de ses branches, et l’arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d’entendre sa propre voix. « Salut, répondit l’oiseau, ça va ? » Rassuré de ne pas passer pour un fou, l’arbre se lança dans le récit de sa vie d’ombre et de silence. L’oiseau écouta d’abord, puis finit par couper court : « J’entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plutôt : tu sais d’où tu viens, toi, et où tu vas ? » L’arbre resta muet. Il n’en savait rien et ne s’était jamais posé la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la réponse, je veux bien l’entendre. Pour l’instant, je ne peux que me taire. » L’oiseau, qui avait d’autres branches à visiter, reprit son vol en laissant l’arbre dans un trouble neuf. Jusqu’ici, il se contentait d’être là. À partir de ce jour, il commença à regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d’arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d’où je viens, où je vais ? » Le cerisier le toisa sans répondre. Le pommier, sollicité à son tour, se détourna comme s’il n’avait rien entendu. Une solitude différente s’installa alors. Il n’était plus seulement un tronc parmi d’autres ; il sentait, pour la première fois, qu’il manquait de mots pour se dire. Ça faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit à noter l’humidité ou la sécheresse de l’air sur ses feuilles, la façon dont le vent glissait dans ses branches, la lente remontée de l’eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison après saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu’il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l’impression d’être à la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin où il regardait la rosée briller sur les herbes folles, l’oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l’ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L’arbre ne répondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose céder en lui, et des milliers de bourgeons s’ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L’oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait à un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la région. L’été venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occupés à leurs récoltes habituelles, ne levaient même pas les yeux. L’enfant s’approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c’est une tuerie, ce truc ! » s’écria-t-il. On rappliqua, on goûta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s’en régala sans bien comprendre comment l’arbre oublié s’était mis à donner de tels fruits. À partir de là, on prit l’habitude de guetter chaque année sa floraison. Un jour, les habitants décidèrent même de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le répéter aujourd’hui : l’histoire est vieille, et ma mémoire a ses trous. Mais l’arbre, lui, continue de fleurir à l’orée du village. compression À l’entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occupés qu’on était aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L’arbre, surpris d’avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L’oiseau l’écouta un moment puis demanda : « Tu sais d’où tu viens, où tu vas ? » L’arbre n’en savait rien. L’oiseau repartit, et le silence laissa place à une solitude neuve. Pour la première fois, l’arbre se mit à sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la sécheresse, le vent dans les branches, l’eau qui montait, les pierres contre ses racines. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps suivant, l’oiseau revint : « Toujours perdu ? » L’arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches, d’un seul coup. L’été, un gamin goûta le premier fruit ; les adultes n’avaient rien remarqué. Le goût les stupéfia, on fit des confitures, des tartes, et l’arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j’ai oublié. Ce n’est pas très grave : lui, de toute façon, n’a jamais cessé de pousser. illustration de Ansel Adams ♦ Cyprès Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie|couper{180}
Carnets | juillet
12 juillet 2019
Angle évident : l’homme qui a fui, qui se croit écrivain, qui se sent merdeux, et que “le nous” vient repêcher malgré lui. C’est une scène de retour, de reprise, pleine d’ambivalence. Finalement, elle était venue le chercher dans son village perdu du nord du Portugal. Un matin d’août, il était au bar de Jacinto pour un café. Dans la rue, presque personne ; le vent, après avoir cassé des branches d’eucalyptus et poussé leurs vieilles peaux jusqu’au Vao, s’était enfin calmé. Les deux sœurs étaient déjà là, assises dans l’ombre. La plus âgée le regardait avec ses yeux de merlan frit ; ça l’agaça, mais il s’apprêtait malgré tout à les saluer quand il la vit, elle, descendre de la voiture derrière la vitre. La robe blanche faisait ressortir son teint mat. Leurs regards se trouvèrent aussitôt. Il bifurqua vers la porte du café pour l’accueillir, bras ouverts. C’était une surprise, mais au fond pas tant que ça. Il avait quitté Paris quelques semaines plus tôt, après une énième dispute, pour revenir se planquer dans ce coin avec ses rêves d’écrivain, histoire de les réanimer une fois de plus. Ce qui avait déclenché son départ, cette fois, c’était la phrase d’Allan, très digne, très discret, très britannique et horriblement condescendant : « Vous savez, jeune homme, il faut vous trouver un nid et vous calmer, et tout ira bien, vous verrez. » Quand il avait vu qu’elle approuvait en silence, il avait bouclé son sac et foutu le camp. Il s’était dit que la différence d’âge finissait par peser : il voyait ce vieux type essayer de recoller quelque chose avec elle en lui offrant une écoute tranquille, ce qu’il ne savait pas encore faire. Bref, il se sentait merdeux. Il n’avait pas oublié, néanmoins, de réclamer son dû, et la liasse de billets au fond de sa poche le rassurait vaguement. Ça ne réglait ni la honte, ni la colère, ni l’amertume, mais au moins il avait de quoi tenir. Et maintenant elle était là, dans ses bras, à nouveau. Il respirait ses cheveux, sa peau, sentait le poids de son corps de femme. « Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. » Le “nous” le toucha : il incluait l’enfant. Ce “nous” le remettait dans le tableau, lui rendait une place qu’il avait essayé d’effacer ces dernières semaines. Dans le café, il sentit que les deux sœurs s’agitaient ; il se demanda un instant s’il fallait aller les saluer, mais elle le tira vers elle pour l’embrasser et, avec la politesse, les sœurs disparurent. Ils allèrent récupérer son sac et prirent la route de l’aéroport. En regardant défiler les eucalyptus et les maisons basses, il se moqua de lui-même et de ses délires d’intello bobo qui avait rêvé de s’installer avec une Portugaise, peut-être même de l’épouser, d’avoir des enfants qui courraient pieds nus vers le Vao. L’avion décolla, il eut un léger haut-le-cœur. Très vite, il n’y eut plus en bas que des carrés minuscules, des taches de vert, des taches de bleu. compression Un matin d’août, dans le village perdu du nord du Portugal, il boit un café chez Jacinto. Le vent s’est calmé, les eucalyptus ont laissé des lambeaux d’écorce jusqu’au Vao. Les deux sœurs l’observent dans l’ombre, la plus âgée avec une insistance étudiée. Il s’apprête à les saluer quand il la voit descendre d’une voiture, robe blanche, teint mat. Leurs regards se croisent, il sort l’accueillir. Il a quitté Paris quelques semaines plus tôt, après une phrase d’Allan, vieux british condescendant, et son silence à elle en guise d’accord. Il est parti avec sa honte, sa colère et une liasse de billets dans la poche, persuadé de raviver là-bas ses rêves d’écrivain. Maintenant, elle est là, dans ses bras. « Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. » Le “nous” inclut l’enfant, lui rend une place. Les sœurs s’agitent au fond du café ; il hésite à les saluer, puis laisse tomber quand elle l’embrasse. Ils vont chercher son sac, roulent vers l’aéroport. Sur la route, il rit de lui-même et de son fantasme de bobo installé ici, enfants pieds nus courant vers le Vao. L’avion décolle ; en bas, le village se réduit à quelques mouchoirs de vert et de bleu.|couper{180}
Carnets | juillet
11 juillet 2019
tu es en train de dire que notre époque est saturée de ressentiment, que tu le vois en toi comme chez les autres, et que seules quelques expériences d’oubli de soi (amour réel, pas sentimental) permettent d’en sortir un peu. Il me semble que Nietzsche avait vu assez juste en faisant du ressentiment une des grandes forces de l’avenir, et pas seulement de l’avenir d’ailleurs. On peut sortir les gros exemples historiques pour s’en convaincre, mais il suffit de regarder plus près : le ressentiment brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs et pousse chacun à se croire lésé, plus digne, plus méritant que l’autre. Son moteur, c’est souvent une immodestie vexée, qui n’a pas obtenu ce qu’elle estimait dû. J’ai souvent éclaté de rire en lisant Dostoïevski, non pas parce que ses personnages sont joyeux, mais parce qu’il met à nu ce monologue intérieur qui tourne en boucle, ce commentaire permanent que nous partageons désormais presque tous. Quand des milliards d’individus ressassent en silence leurs manques, leurs humiliations, leurs regrets, il y aurait parfois de quoi rire plutôt que de pleurnicher, ne serait-ce que pour casser un peu la solennité de leurs “grands drames”. Je me vois dans ce tableau autant que les autres. La tentation est grande de faire du voisin, du collègue, du proche un monstre de médiocrité ou de malveillance, alors qu’il ne fait souvent que refléter nos propres travers. L’autre nous devient insupportable parce qu’il nous renvoie notre enfer personnel, nos petites jalousies, notre orgueil froissé. On se cogne alors dans un jeu de miroirs : de soi vers l’extérieur, de l’extérieur vers soi, jusqu’au vertige. Je ne crois pas qu’un concept nous “sauvera” de ça. Les rares fois où quelque chose se desserre, c’est quand, pour quelques minutes, on parvient à s’oublier un peu, à oublier aussi ce que l’on croit savoir de l’autre, pour le laisser exister sans lui coller notre scénario sur le dos. Ça n’a rien de spectaculaire, ça ne ressemble pas à une grande réconciliation mondiale. C’est juste une façon d’aimer, très simple, très quotidienne, qu’on oublie tout le temps. Tant qu’on préfère caresser nos monologues rancuniers, il est possible que la fin du monde prenne encore un certain temps. compression Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une énergie bon marché. Il brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs, persuade chacun qu’il méritait mieux que ce qu’il a. En lisant Dostoïevski, je ris souvent de ce monologue intérieur qu’il montre chez ses personnages, parce que je reconnais le mien : regrets, humiliations, petites rancunes ruminées en silence. L’autre devient vite un enfer parce qu’il renvoie notre propre laideur, notre orgueil blessé. On se renvoie l’image, chacun persuadé d’avoir raison. Il n’y a pas de recette pour en sortir, seulement ces instants où l’on arrive à s’oublier un peu, à cesser de coller un rôle sur le dos de l’autre. Ça ne ressemble pas à une grande théorie, juste à une façon d’aimer sans commentaire. Tant qu’on préfère écouter nos voix rancunières, la fin du monde peut encore patienter. illustration : le ressentiment de Dou-e|couper{180}