tant qu’on répète selon les catégories des autres (morale, marché de l’art, idée reçue de l’artiste “authentique”), on reste prisonnier du même couple plaisir/douleur. Le vrai travail commence quand on assume de définir pour soi ce qui est ordre, désordre, utile, gâchis. À partir de là, la répétition cesse d’être une prison pour devenir une pratique choisie.
Face aux événements, on n’a pas de prise sur grand-chose, mais on a au moins celle-là : la façon dont on réagit. Sur le moment, ça ne se voit pas. Les réflexes prennent la main : habitudes, morale du jour, politiquement correct, peur de déplaire ou de souffrir. On se croit libre et on rejoue toujours le même couple “plaisir-douleur” : chercher ce qui rassure, fuir ce qui blesse. C’est de là que naît la répétition, celle qui nous enferme. À force, on s’empêtre dans les mêmes scénarios, et quand on s’en aperçoit, il faut un effort considérable pour se fabriquer d’autres réflexes, d’autres façons d’encaisser. En art, on valorise au contraire une certaine forme de répétition. On appelle ça cohérence, fidélité à une voie, “écriture” personnelle. Le public reconnaît un peintre ou un sculpteur à ce qu’il retrouve d’une exposition à l’autre : les mêmes motifs, les mêmes obsessions, les mêmes couleurs. La répétition devient alors un signe de focalisation, une manière de lutter contre la dispersion qui guette tous les gens un peu créatifs. La dispersion, elle, produit un sentiment plus ambigu : on peut la trouver merveilleuse, ouverte, mais aussi effrayante, parce qu’elle donne l’impression de perdre toute forme, tout repère. Il est tentant de la ranger du côté du désordre, du chaos, contre tout ce qu’on nous a appris à appeler “harmonie” depuis l’enfance. Il y a là quelque chose qui ressemble à ce qui se passe en analyse. Revenir sans cesse sur le même événement, le raconter encore et encore, ce n’est pas seulement tourner en rond : à force de le revoir sous différents angles, on finit par devenir un peu plus lucide sur son poids réel, sur ce qu’il déclenche en nous. L’événement ne change pas, mais la façon de le regarder, oui. En peinture, c’est pareil : ce n’est pas tant le “thème” qui compte que la manière dont on continue à se présenter devant lui, à accepter qu’il nous travaille. Philosophie et atelier inventent chacun leurs catégories, leurs séries, pour se justifier. On s’en sert pour distinguer le “dilettante” de l’artiste sérieux, l’œuvre “aboutie” du simple essai. Cette grille repose pourtant sur les mêmes oppositions usées : utile / gâchis, ordre / désordre, sérieux / jeu, plaisir / douleur. Plus on s’acharne à aller vers l’utile, plus l’inutile trouve des chemins pour s’imposer ; plus on cherche l’ordre, plus le désordre se rappelle à nous. On veut être irréprochable, et c’est là que nos démons se mettent à parler le plus fort. Tant qu’on ne s’est pas coltiné ces mots avec sa propre expérience — ce qui est vraiment ordre ou chaos pour moi, ce que je trouve beau ou laid, là où je vois du bien ou du mal — on ne fait que manipuler des clichés. Le travail commence quand on cesse de prendre ces catégories au pied de la lettre, quand on accepte que la répétition ne soit ni un vice ni une vertu en soi, mais un outil entre nos mains. À partir de là, ce n’est plus le couple plaisir-douleur qui commande, c’est autre chose, plus calme, qui ressemble peut-être à une joie discrète : celle de voir qu’on n’est plus obligé de répéter sans savoir pourquoi.
compression
Nous réagissons le plus souvent en pilote automatique : chercher le confort, éviter la douleur. De là naît la répétition qui nous enferme. En art, on encense une autre répétition : celle des motifs, des séries, des obsessions qui font “signature” et rassurent le public. Entre ces deux pôles, dispersion et focalisation se répondent : la première fait peur, la seconde peut tourner à la manie. Comme en analyse, ce n’est pas l’événement qui change mais la façon d’y revenir. Tant qu’on pense avec les catégories des autres — ordre / désordre, utile / gâchis, sérieux / dilettante — on ne fait que rejouer le même scénario plaisir-douleur sous un autre nom. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres définitions et qu’on utilise la répétition comme un choix, pas comme une contrainte. Alors, au lieu de chercher à tout prix à éviter la souffrance ou à accumuler le plaisir, on commence simplement à voir plus clair dans ce qu’on fait.