février 2020

Carnets | février 2020

Tout est parfait maintenant

Un trait Texte initial Ce n'est évidemment pas le mot parfait qui compte dans cette affirmation, mais l'immédiateté dans laquelle elle sera émise. Si je pose un trait sur la feuille, là, tout de suite, dans ce présent de l'acte de dessiner, c'est un trait qui existe. Il n'existait pas avant, et vous ne saurez pas ce qu'il adviendra après. Mais là, tout de suite, il y a un trait — et c'est tellement extraordinaire qu'on n'y pense même pas, ou plus. La cervelle peut bien sûr s'emparer du trait — de son image surtout — car elle ne peut rien saisir du trait en lui-même. Elle ne fera que l’interpréter sans relâche, et finira sans doute par se fatiguer de ne pas pouvoir lui trouver une raison, un sens. Elle le fera sombrer dans la banalité. C'est juste un trait, et alors ? Revenons à l'origine du trait. À son origine, il n’y a qu’un point : le point de contact de la main avec le crayon et la feuille, dans un instant particulier. C’est là que tout commence. C’est le début d’une histoire. L’histoire d’un point qui, dans une impulsion produite par la main, mû par un geste, voyage — selon une droite, une courbe, une humeur. Considérer cela, c’est se faire tout petit. Parvenir, si l’on veut, à l’échelle microscopique du graphite et se sentir emporté par la puissance du voyage. Notre vie est-elle si différente de cette errance du point, qui, à force de se cloner dans l’espace-temps d’un mouvement, sera ici et là le même et différent, toujours, le long d’une simple ligne de crayon ? Tout ce qui est n’a pas à être plus que cela. Tout ce qui est, est parfait — car l’existence face à rien est à la fois banale et merveilleuse. Ce qui pose problème, c’est d’affirmer une existence face à quoi que ce soit. Car, du coup, le « quoi que ce soit » naît de la contrariété, et se renforce d’autant qu’on veuille le répudier. Si je gomme le trait pour revenir à la surface propre — si je cherche une idée du propre — la moindre saleté envahira ma cervelle. Se tenir dans un entre-deux, comme une porte entrebâillée, dans l’instant où les choses naissent et meurent, demande beaucoup d’abnégation. Et en même temps aucune. C’est un grand mystère. Réduction Un trait. Là. Il n’était pas. Il est. Rien d’autre. Rien avant. Rien après. La main. Le crayon. La feuille. Un point. Puis le point se met en route. Droit, courbe, humeur. Il va. Il clone. Il oublie. Il revient. On regarde. On pense. On s’épuise. Le trait n’a pas besoin d’être. Il est. Si on gomme ? Rien n’est propre. Tout salit. On reste là. Entre. Entre l’avant et l’après. Entre le néant et le presque. Pas d’explication. Pas de sens. Mais c’est là. english|couper{180}

Carnets | février 2020

Everything is perfect now

A Line Original text (translated) It’s not the word perfect that matters in the statement, but the immediacy in which it is uttered. If I draw a line on the page, right now, in the present of the drawing act, it is a line that exists. It didn’t exist before, and you won’t know what becomes of it after. But now, right now, there is a line — and it’s so extraordinary we no longer even notice. The brain may seize the line — its image, mostly — for it can’t grasp the line itself. It will interpret it, endlessly, and in time grow tired of failing to find it a reason, a meaning. It will reduce it to banality. Just a line. So what ? Let’s return to the origin of the line. At its origin, there’s only a point : the contact point of hand, pencil, and page, in a given instant. That’s where it begins. The start of a story. A point set in motion by the hand, moved by a gesture, travelling — along a straight, a curve, a mood. To consider this is to become very small. To reach, if one can, the microscopic scale of graphite and feel carried by the power of that journey. Is our life so different from that wandering point, cloning itself in the spacetime of a movement — here, then there — the same and different, always, along a simple pencil line ? What is doesn’t need to be more than that. What is, is perfect, for existence, faced with nothing, is both banal and wondrous. Trouble arises when we try to assert an existence in relation to anything at all. For then that “anything” is born from contradiction, and grows stronger the more we try to reject it. If I erase the line to return to a clean surface — if I seek the idea of cleanliness — the smallest speck will infest my brain. Holding to the in-between, like a half-open door in the moment when things are born and die, demands great self-denial. And none. It is a mystery. Reduction A line. There. Wasn’t. Is. Nothing more. No before. No after. Hand. Pencil. Paper. A point. Then the point moves. Straight, curve, mood. It goes. It splits. It forgets. It returns. We look. We think. We tire. The line need not be. It is. Erase ? Nothing is clean. All dirties. Stay. Between. Between before and after. Between nothing and nearly. No meaning. No sense. But still, there. français|couper{180}

Carnets | février 2020

résister

Résister Texte initial Peindre est une forme de résistance. C’est placer un inutile face à l’assommoir de l’utile. Peindre, c’est pénétrer dans une ambiguïté entre utile et inutile. La peinture est inutile par essence. Personne ne me demande de peindre. Et cependant, moi-même, je trouve très utile de peindre — avant tout pour moi-même. Ma peinture n’apporte rien de particulier, rien d’utile à personne. Elle n’apporte rien d’autre que ce qu’elle est : une représentation d’une résistance à l’utile, une résistance à l’information. La notion de thématique en peinture permettrait de rejoindre une voie royale, un consensus, qui épouserait en apparence cette notion d’utile. Il serait alors utile de peindre suivant des thématiques, afin d’être identifié, classé, étiqueté. Un peu comme sur une pierre tombale : on inscrit un « ici-gît ». Le peintre serait là, et pas ailleurs, ou partout — ce serait plus rassurant. Ce serait bien utile de savoir où il n’est pas. Sans doute, la notion de résistance dépasse le cadre de la peinture. La peinture n’est qu’une partie émergée de cette résistance. Elle est une résultante, non une cause. C’est pour cela que je n’arrive pas à accepter l’appellation d’artiste. Je suis bien plus résistant qu’artiste, réellement. Contre quoi cela vaut-il la peine de résister ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est l’intensité que m’apporte cet état de résistance. Cette sensation d’être en vie. Tout ce que je pourrais trouver comme raison à ma résistance ne tiendrait pas la route face à l’utile. On ne tarderait pas à m’informer de mon erreur, de mes errances. C’est pour cela que je ne m’intéresse pas à ces raisons : ce ne sont que des prétextes pour investir ou maintenir un état de résistance. Le fait que je ne crois pas qu’il puisse y avoir de raison est l’empêchement principal à toute tentative de décider sérieusement d’une thématique. Pénétrer une thématique serait comme s’engager dans une voie sans issue. Une thématique n’expliquera jamais, de façon utile, à quiconque, ma nécessité de résistance. En revanche, l’absence de thématique, accompagnant la profusion des œuvres réalisées, propose bien quelque chose : la mise en évidence du refus de toute thématique. Peindre, c’est non seulement résister, mais aussi utiliser le refus pour créer de l’inutile. D’une certaine façon, c’est une façon d’équilibrer les choses. Je dis « les choses » pour ne pas dire « le monde ». Je ne sais absolument pas ce qu’est le monde. Je ne connais que le filtre par lequel je refuse bon nombre d’informations venant du monde — et dont l’utilité, passée au peigne fin, le plus souvent, me désespère. Me désespère et m’enchante. Car au bout du chemin, je ne vois qu’une vanité extraordinaire, et, en même temps, une beauté inouïe dans toute cette agitation humaine. C’est peut-être dans cet écart que j’installerais la poésie : entre vanité et fléchissement gracieux. Et c’est sans doute cet entre-deux, ce mystère entre ces deux extrêmes, que je refuse également de vouloir résoudre. Sans doute, revenant sans cesse à l’origine, au commencement — et simultanément à toutes les fins — en même temps, finalement, ce serait cela, le vrai thème de la peinture. Avec un peu d’humour, je pourrais aussi dire que mon thème de prédilection, lorsque je peins, est d’enfoncer des portes déjà ouvertes. Réduction Peindre. Utile / inutile. Personne ne demande. Je peins. Rien n’est à apporter. Rien à donner. Juste cela : un refus. Pas de thème. Pas de place. Pas de nom. Pas d’ici-gît. Résister. Pas artiste. Résistant. Contre quoi ? Je ne sais pas. Mais je vis mieux. Pas de raison. Pas de justification. Refuser suffit. Le monde ? Je n’en sais rien. Seulement ce filtre. Ce désespoir utile. Cette beauté vaine. La poésie peut-être. Entre vanité et chute. Pas de solution. Seulement ce battement. Origine, fin, en même temps. Je peins. Je refuse. Je recommence. Traduction anglaise To paint. Useful / useless. No one asks. I paint. Nothing to offer. Nothing to give. Only this : a refusal. No theme. No place. No name. No here-lies. Resist. Not artist. Resister. Against what ? I don’t know. But I feel alive. No reason. No meaning. Refusal is enough. The world ? I don’t know. Only the filter. The useful despair. The vain beauty. Maybe poetry. Between vanity and collapse. No answer. Just this pulse. Beginning, end, all at once. I paint. I refuse. I begin again.|couper{180}

Carnets | février 2020

09 février 2020

La notion de thématique en peinture permettrait de rejoindre une sorte de voie royale, un consensus, qui épouserait en apparence cette notion d’utile. Il serait alors utile de peindre suivant des thématiques afin d’être identifié, classé, étiqueté.Un peu comme sur la pierre tombale on inscrit un ici-gît. Le peintre serait alors là et pas ailleurs ou partout, ce serait plus rassurant, et évidemment ce serait bien utile de savoir où il n’est pas.|couper{180}