Résister
Texte initial
Peindre est une forme de résistance. C’est placer un inutile face à l’assommoir de l’utile. Peindre, c’est pénétrer dans une ambiguïté entre utile et inutile. La peinture est inutile par essence. Personne ne me demande de peindre. Et cependant, moi-même, je trouve très utile de peindre — avant tout pour moi-même.
Ma peinture n’apporte rien de particulier, rien d’utile à personne. Elle n’apporte rien d’autre que ce qu’elle est : une représentation d’une résistance à l’utile, une résistance à l’information.
La notion de thématique en peinture permettrait de rejoindre une voie royale, un consensus, qui épouserait en apparence cette notion d’utile. Il serait alors utile de peindre suivant des thématiques, afin d’être identifié, classé, étiqueté. Un peu comme sur une pierre tombale : on inscrit un « ici-gît ». Le peintre serait là, et pas ailleurs, ou partout — ce serait plus rassurant. Ce serait bien utile de savoir où il n’est pas.
Sans doute, la notion de résistance dépasse le cadre de la peinture. La peinture n’est qu’une partie émergée de cette résistance. Elle est une résultante, non une cause.
C’est pour cela que je n’arrive pas à accepter l’appellation d’artiste. Je suis bien plus résistant qu’artiste, réellement.
Contre quoi cela vaut-il la peine de résister ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est l’intensité que m’apporte cet état de résistance. Cette sensation d’être en vie.
Tout ce que je pourrais trouver comme raison à ma résistance ne tiendrait pas la route face à l’utile. On ne tarderait pas à m’informer de mon erreur, de mes errances.
C’est pour cela que je ne m’intéresse pas à ces raisons : ce ne sont que des prétextes pour investir ou maintenir un état de résistance.
Le fait que je ne crois pas qu’il puisse y avoir de raison est l’empêchement principal à toute tentative de décider sérieusement d’une thématique.
Pénétrer une thématique serait comme s’engager dans une voie sans issue.
Une thématique n’expliquera jamais, de façon utile, à quiconque, ma nécessité de résistance.
En revanche, l’absence de thématique, accompagnant la profusion des œuvres réalisées, propose bien quelque chose : la mise en évidence du refus de toute thématique.
Peindre, c’est non seulement résister, mais aussi utiliser le refus pour créer de l’inutile. D’une certaine façon, c’est une façon d’équilibrer les choses.
Je dis « les choses » pour ne pas dire « le monde ». Je ne sais absolument pas ce qu’est le monde.
Je ne connais que le filtre par lequel je refuse bon nombre d’informations venant du monde — et dont l’utilité, passée au peigne fin, le plus souvent, me désespère.
Me désespère et m’enchante. Car au bout du chemin, je ne vois qu’une vanité extraordinaire, et, en même temps, une beauté inouïe dans toute cette agitation humaine.
C’est peut-être dans cet écart que j’installerais la poésie : entre vanité et fléchissement gracieux.
Et c’est sans doute cet entre-deux, ce mystère entre ces deux extrêmes, que je refuse également de vouloir résoudre.
Sans doute, revenant sans cesse à l’origine, au commencement — et simultanément à toutes les fins — en même temps, finalement, ce serait cela, le vrai thème de la peinture.
Avec un peu d’humour, je pourrais aussi dire que mon thème de prédilection, lorsque je peins, est d’enfoncer des portes déjà ouvertes.
Réduction
Peindre. Utile / inutile. Personne ne demande. Je peins.
Rien n’est à apporter. Rien à donner. Juste cela : un refus.
Pas de thème. Pas de place. Pas de nom. Pas d’ici-gît.
Résister. Pas artiste. Résistant.
Contre quoi ? Je ne sais pas. Mais je vis mieux.
Pas de raison. Pas de justification. Refuser suffit.
Le monde ? Je n’en sais rien. Seulement ce filtre. Ce désespoir utile. Cette beauté vaine.
La poésie peut-être. Entre vanité et chute.
Pas de solution. Seulement ce battement. Origine, fin, en même temps.
Je peins. Je refuse. Je recommence.
Traduction anglaise
To paint. Useful / useless. No one asks. I paint.
Nothing to offer. Nothing to give. Only this : a refusal.
No theme. No place. No name. No here-lies.
Resist. Not artist. Resister.
Against what ? I don’t know. But I feel alive.
No reason. No meaning. Refusal is enough.
The world ? I don’t know. Only the filter. The useful despair. The vain beauty.
Maybe poetry. Between vanity and collapse.
No answer. Just this pulse. Beginning, end, all at once.
I paint. I refuse. I begin again.