juin 2024

Carnets | juin 2024

30 juin 2024

Je lève les yeux au ciel et cette luminosité dans le nuage. Est-ce que je vois vraiment cette luminosité particulière aujourd’hui ou est-elle le souvenir de plusieurs fois où elle surgit ainsi au détour d’un regard ? Sacrée question pour démarrer la journée. C’est dimanche. Je traîne. Il faut que je finisse de passer le karcher dans la cour. J’ai dû m’interrompre hier à cause de la pluie. Il faut au moins que j’attende 10 h. J’ai encore un peu de temps. J’ai créé plusieurs sites en local, deux avec SPIP et un avec Indexhibit. Un site est dédié au classement de tous les papiers de la maison ; il contient aussi les listes de livres par pièce dans la maison, des tutoriels informatiques, des listes de tout un tas de choses encore. Celui-là est accessible en local pour que S. puisse aller le consulter. Le second site SPIP est destiné à regrouper mes textes. Mais je bute encore sur l’arborescence, la notion de rubrique racine, et de sous-rubrique. J’ai aussi créé une partie notes de lecture. Ce site est accessible sur ma machine uniquement. Le troisième site Indexhibit était normalement destiné à la photographie. Mais pour tester des mises en page perso, j’ai voulu entrer du texte aussi. Je me disperse encore. Vendredi prochain, mais je parle d’un temps parallèle à celui de la publication, ce sera la fête des élèves. J’ai encore l’atelier à ranger, les toiles à accrocher. S. me dit qu’on sera moins nombreux que prévu. Tant mieux car risque de pluie prévu. On pourra se réfugier dans l’atelier. Le lundi qui suit, il faudra décrocher l’exposition de S. Ensuite, la grande inconnue de juillet-août, plus que les stages pour faire entrer un peu d’argent. Les prélèvements ne prennent aucun congé. J’ai moins lu cette semaine. Je me suis perdu dans les méandres du code HTML et CSS. J’aurais du mal à revenir néanmoins sur Windows à présent. Linux m’oblige à pénétrer dans les arcanes de la ligne de commande, d’aller plus en profondeur, de ne pas être juste un utilisateur, un consommateur. J’ai aussi laissé de côté la lecture de blogs. De temps en temps, je vois passer les messages mais je ne clique pas. Pas le temps ou bien je suis trop occupé, pas assez disponible. C’est un choix. Découverte du site Meyerweb.com en effectuant des recherches sur les thèmes Indexhibit. Le dernier article publié date de deux semaines, sur la perte d’une enfant, dix ans après. Et cette phrase à la fin : « Vous ne l’avez pas déçue. — Je le sais, mais je ne le sens pas. » En feuilletant les pages du site, je tombe sur des articles datant de 2003 et qui semblent traiter de l’utilisation du CSS à ses débuts. La mise en page est minimaliste, pas de fioritures, juste une colonne à gauche de l’écran. Titres en gras, texte et code. En relevant l’impression d’aridité de cette rencontre, la difficulté d’entrée dans ces articles, je me demande si la présentation joue autant un rôle que l’aspect inconfortable qu’ils présentent. De là, je tire une sorte de leçon concernant la séduction des mises en page. C’est drôle car c’est exactement ce que je cherche au bout du compte sur les sites locaux que je construis. Pas de fioritures, du contenu présenté de manière claire et pratique. Ce qui me fait penser aussi à T.C et au fait qu’il ait passé son blog entier pour qu’il tienne sur un repository GitHub. Il y a certainement une connexion à effectuer entre l’usage minimaliste du code et les préoccupations écologistes au regard de l’abondance qui se manifestent principalement par des signes d’appartenance à la mode du moment. Depuis que je connais Internet, j’ai vu tellement de changements. Revenir à ces souvenirs des prémisses, quel navigateur ? Netscape Navigator peut-être. Le fait d’utiliser un code simple est avant tout poussé par le souci que tous les navigateurs puissent le lire. Ensuite, on arrive à des navigateurs plus évolués, plus exigeants. Le barrage s’effectue par la qualité des machines, par leur puissance. Si tu as une vieille machine, un navigateur peu adapté au changement, tu restes sur la touche, du moins c’est ce que l’on veut te faire croire. De là, l’utilisation des logiciels open source. Avec une machine qui n’a pas de grandes capacités, on peut installer une distribution Linux, et disposer néanmoins d’un accès au web dans sa totalité. Concernant les sites web désormais, on voit aussi certaines hégémonies s’installer. Pas pour rien que je reviens à SPIP, à Indexhibit. Après, il faut relever les manches, ça ne tombe pas tout cuit. Et dire qu’aujourd’hui les hébergeurs te proposent d’installer un WordPress en moins de cinq minutes, clé en main. Cette apparente simplicité qui te laisse comme une andouille sur le carreau dès qu’un grain de sable enraye toute cette belle mécanique. Cette semaine, j’allais presque oublier que je me suis rendu à R. au-dessus d’A. Un trou paumé vraiment. Mon GPS était dingue. J’ai dû faire au moins trois fois le tour du village avant de trouver enfin la rue. Impression bizarre d’arriver dans un club du troisième âge. Des personnes étaient assises et jouaient au tarot. On m’a demandé de patienter. La dame va venir. Au bout du compte, je me suis retrouvé à devoir me vendre à un groupe de dix personnes. « Et ce n’est pas fini, et en plus, etc. » À la fin de l’entretien, celle qui prenait des notes me dit qu’on me rappellera, qu’ils ont encore une autre personne à rencontrer avant de prendre leur décision. J’en étais quasi vexé d’avoir déployé autant d’énergie. Me suis à nouveau perdu pour rentrer. Il fallait se dépêcher car la route serait barrée à partir de 20h. Je serais condamné à errer jusqu’au lendemain 5h dans cet endroit du monde si étrange. Hier, samedi, je téléphone à Free avec le téléphone de S. Le mien semble hors service. Le type au bout du fil effectue les vérifications d’usage à distance et voit que rien ne paraît bloqué. Sauf l’âge de ma carte SIM, qui date de 2014. Ils m’en renvoient une que je devrais recevoir cette prochaine semaine.|couper{180}

Carnets | juin 2024

29 juin 2024

Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. Tu habites là, donc tu suis les règles. La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. Dans « Le Baron perché » de Calvino, je retrouve l’idée de ne plus vouloir descendre de mon cerisier. Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? Il y a beaucoup à dire à partir de là. Ça se bouscule : sur le verbe habiter, sur le mot maison, sur les cabanes, les châteaux en Espagne. À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».|couper{180}

Carnets | juin 2024

28 juin 2024

À partir d’un objet sans le décrire. Donc plutôt écrire à partir d’une relation avec un objet. Peu importe l’objet. Il n’a pas besoin d’être spectaculaire. Ce serait même un handicap qu’il le soit. Il serait la vedette. J’y perdrais. J’ai toujours la sale habitude de m’aplatir face à tout ce qui est spectaculaire. Je m’aplatis, je me couche, je m’effondre dans la contemplation du spectacle. Je mets toujours un certain temps à m’en relever. Je fais souvent semblant de ne pas être écrabouillé par le spectaculaire. J’imite le flegme anglais à ces moments-là. Intérieurement, je suis complètement explosé. Mais extérieurement, rien ne se voit. Je suis une façade dans une avenue de Palerme. Devant, on imagine que ça en impose. Derrière, les bidonvilles. Dans un premier temps, je cherche mon objet. Quel objet vais-je bien pouvoir PRENDRE / UTILISER / EXPLOITER / ME SERVIR. Ça commence bien. Les premiers verbes associés à une relation, ça commence bien. Recommence en te déplaçant d’un pas de côté. Je ne cherche rien du tout. Je trouve. C’est Picasso qui a dit ça. Disons une gomme. Pourquoi une gomme, pourquoi pas. Peu importe le pourquoi. Est-on obligé toujours d’être assailli de pourquoi ? Mettons les pourquoi de côté. Tendons la main vers la gomme. Quelle action ensuite ? Je vais beaucoup trop vite déjà. Avant de commettre la moindre action, il y a l’œil. Voir cette gomme. Je vois une gomme posée sur une table. Voilà comment les choses se passent. Je cherche souvent une gomme et ne la trouve pas. Quand je ne cherche plus, je trouve. C’est souvent comme ça que les choses se passent. En tout cas, avec les gommes. La gomme surgit au moment où je m’y attends le moins. Il m’arrive de penser qu’elle me nargue. Tu me cherchais hier et tu ne me trouvais pas, ben voilà, j’apparais aujourd’hui. L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. Je crois que c’est surtout parce que je ne range pas les gommes après la séance. Mon inattention dans ce domaine est assez phénoménale. Elles en profitent, bien sûr. Elles se cachent sous des feuilles de papier. Elles tombent au sol, roulent sous la table, vont se loger dans les recoins les plus improbables. Et puis, soudain, au moment où je m’y attends le moins, l’œil tombe sur une gomme. Voilà ma vie. C’est mieux ? Pourquoi cette question ? C’est autrement. Je peux chercher encore un autre point de vue. Un point de vue à l’aveugle. Un angle mort. Je ferme les yeux, je récite un mantra, j’avance le bras, mes doigts touchent quelque chose d’un peu mou, c’est comme de la pâte à modeler, c’est un peu froid, mais ça se réchauffe rapidement quand je malaxe la matière, j’en fais une boule. Je sais que c’est une gomme mie de pain, on ne va pas se mentir. Je ne vais pas faire l’ingénu, ou le comédien. Ce n’est pas forcément à cette gomme que j’aurais voulu penser. Mais la voici. C’est bien ce que je disais. Au moment où on s’y attend le moins, on se retrouve avec une gomme mie de pain dans la main. Même en fermant les yeux. Je me demande. Tu ne mettrais pas certains mots en MAJUSCULES. Pour qu’ils se détachent du texte, que tu les voies mieux. Ça veut dire quoi mieux ? C’est comme pour les gommes, je crois. Tu veux trouver une gomme pour mine de plomb, tu te retrouves avec une gomme mie de pain. C’est comme ça, c’est la vie. Faire de l’humour ne te sauvera pas. Ça peut soulager un moment, détendre, mais ça ne réglera pas cette affaire de gomme. Ça, c’est sûr. Se lamenter non plus. Avec le temps, une certaine équanimité d’humeur se fabrique. Avec les gommes comme avec tout le reste. J’ai commencé tôt. Avec un arc et des flèches. Trop facile de penser qu’en visant on atteindra une cible. Trop facile, c’est ce qui me vint immédiatement à l’esprit. Bizarre. La plupart des personnes pensent que viser est difficile, qu’il faut se donner de la peine, travailler son geste, s’améliorer sans cesse. Je dis non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Avec cette méthode, l’ennui nous guette. Entrez donc dans l’atelier, vous allez bien voir. Cherchez donc une gomme, vous allez voir. C’est pas comme ça que ça fonctionne, la vie ici. Asseyez-vous plutôt et fermez les yeux, prenez le temps de devenir aveugles, sourds et muets. Vous y êtes ? Tendez le bras, tapotez sur la table, avec vos cinq doigts, laissez vos doigts courir à la surface de la table. Vous y êtes, vous sentez. Elle est froide, n’est-ce pas ? Malaxez. Vous avez mis le doigt sur le problème et sur la solution en même temps. À partir de là, chacun fait comme il peut. Certains font semblant de croire au hasard, d’autres s’inventent un ami imaginaire. Parfois, certains avalent la gomme pour pallier le problème. Ils pensent que ça va avoir un goût de pain chaud. Pas du tout. Ils se trompent. Et souvent, c’est une convenance, on préfère s’inventer un goût de pain chaud sur la langue plutôt que le véritable goût des choses.|couper{180}

Carnets | juin 2024

27 juin 2024

Question. Il serait question. Il serait intéressant de se questionner sur l’emploi conscient du conditionnel, comme par exemple ce passage : « Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une première cigarette. » Ne serions-nous pas en train de nous questionner sur la réalité d’une irréalité exprimée par le conditionnel présent ? Imaginons-nous la même chose en transformant ces phrases en : « Ils auraient décacheté leur courrier, ils auraient ouvert les journaux, ils auraient allumé une première cigarette » ? Ou oserions-nous utiliser une forme désuète, rare aujourd’hui, comme : « Ils eurent décacheté leur courrier, ils eurent ouvert les journaux, ils eurent allumé une première cigarette » ? Est-ce que cela ferait exactement le même effet d’inverser les différentes propositions de cette phrase, de les chambouler, de les réordonner autrement, d’en effectuer des tours et des détours dans tous les sens ? Aurions-nous la même sensation ? Et l’eussions-nous, cette sensation étrange, qu’en ferions-nous alors ? Il y aurait eu un point, et je ne l’aurais même pas vu. J’aurais considéré l’ensemble sans voir le point censé séparer les deux propositions. Bizarre comme on manquerait à ce point d’attention. On aurait loupé un élément tout à fait essentiel. Un point, ce n’est pas rien. Certains diraient même : un point, c’est tout. Referions-nous à nouveau le tour de ces trois propositions sous un angle neuf ? Ils auraient décacheté leur courrier. Ils auraient ouvert les journaux. Ils allumeraient à présent une première cigarette. Ah. Ce serait presque naturel d’ajouter un « à présent » maintenant qu’ils allumeraient leur première cigarette, une fois qu’ils auraient ouvert leur canard en deux d’un coup de coupe-papier, celui-là même qui leur aurait servi à décacheter leur courrier. On visualiserait le coupe-papier posé près d’un tas de lettres, avec un manche ouvragé, probablement en ivoire. Jadis, cet ivoire aurait appartenu à un éléphant. Quelle étrange pensée pour l’éléphant, de voir sa dent transformée en manche d’instrument tranchant pour ouvrir le courrier. Plus loin, sur un fauteuil crapaud, reposerait un journal. Matinal ou vespéral, on ne saurait le dire, mais ce serait un journal. Un point, c’est tout. Une fenêtre donnant sur des immeubles haussmanniens et permettant de placer une ligne d’horizon traversant en son milieu exact un œil-de-bœuf pourrait laisser imaginer que je me trouverais, si c’était moi par exemple en train de regarder par la fenêtre, à la même hauteur que l’œil-de-bœuf, ou plutôt mon regard serait, comme il se doit, à la hauteur de la ligne d’horizon qu’il créerait sans même s’en apercevoir. Pour m’en apercevoir, il faudrait que j’effectue quelques pas en arrière. Que je puisse me voir de dos, puis je tendrais un bras, bien tendu comme il se doit, si possible avec un crayon de bois, pour prendre des mesures. Personnellement, je n’aurais pas envie d’allumer une cigarette, je ne fumerais plus depuis des mois. Je verrais néanmoins mon double sortir un paquet de la poche de sa veste, tapoter le cul du paquet pour faire surgir la cigarette, les doigts qui s’en saisiraient pour la porter à ses lèvres. Le briquet serait battu, la flamme jaillirait, une bouffée de fumée bleuâtre effectuerait des spirales au-dessus de ma tête là-bas. Et peut-être qu’à cet instant je verrais de l’autre côté de l’œil-de-bœuf, de l’autre côté de la rue Saint-Antoine, un type qui me ressemblerait point pour point. J’aurais, à cet instant, à l’aide du recul, du crayon, de la ligne d’horizon, à la fois le côté pile et un peu du côté face.|couper{180}

Carnets | juin 2024

26 juin 2024

Visite du site de M.B. Construit avec Spip. Thème : The-Morning-After indisponible. Le problème de la mise en page de sommaire.html peut se régler avec l’utilisation d’un thème que l’on peut adapter à ses besoins. Problème : quand Spip évolue, les thèmes ne suivent pas toujours. Créer son propre thème s’avère donc plus fiable. Deux façons de voir cette problématique de l’accueil. Si site local, une interface basique, facile à reparamétrer. Il n’y a que moi qui peut y aller, pas besoin de déco ou de fioriture. Si site distant, la perception des visiteurs peut être variable. Questions : Qu’est-ce que j’appelle mise en page pour la page d’accueil d’un site distant ? compréhensible tout de suite navigation simple cohérence du contenu Ce qui m’amène à réfléchir sur la notion d’arborescence : rubriques, sous-rubriques, articles, mots-clés. utilisation de balises efficaces (#) et (|) création éventuelle de sous-domaines, par exemple : peintures.nom de domaine / blog.nom de domaine / photographies.nom de domaine Toujours très embrouillé sitôt qu’il s’agit d’impératifs. En fait, une panique. Tellement habitué que l’on ne s’en rend même plus compte. C’est que l’ordre provenant de l’extérieur est insupportable à une volonté peu claire provenant de l’intérieur. Sans chaos intérieur, il n’y a pas de nécessité d’ordre. L’ordre extérieur ajoute au chaos intérieur par le fait qu’il semble toujours imposé. C’est un point de vue. Pas d’amour, pas de confiance, pas d’espoir. Un point de vue de désespéré. Préférer être désespéré qu’espérer n’importe quoi pour ne pas l’être. Le désespoir est un espace comme un autre. On fait avec, on peut le subir, puis l’examiner, aller dans tous les recoins, déposer du gros sel, se dire qu’un démon fausse notre vision. S’auto-exorciser. Éviter ensuite de partir dans le sens contraire. Devenir ravi. L’entre-deux, la passerelle, le pont. Surprise en recevant les enfants mardi dernier. Ils comprennent 5/5 l’idée que chacun, le peintre comme le spectateur, a son rôle à jouer pour construire l’entre-deux, le pont. Toujours pas rappelé W. Interrogations multiples concernant les raisons pour lesquelles je l’appellerais. Elles ne sont pas bien claires, soit je me réfugie dans la naïveté, soit dans une lucidité effroyable. L’entre-deux ne me manque pas pour rien. C’est un fait. Je ne crois pas à la simplicité, à la spontanéité. J’y crois sur le moment comme un enfant, puis je reprends ma pelisse de loup, je m’enfonce dans la forêt. Penser au renard susceptible de se rogner lui-même une patte quand il est pris au piège.|couper{180}

Carnets | juin 2024

25 juin 2024

Tenir. Le paysage défilant. Vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit, accordéon diatonique jouant la ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissement de freins. Sonnette, soufflets, parfums. Envahissant, claquant, dévorant. Des villes, des immeubles, des pavillons, des jardins, des terrains vagues, des villes, des barres, des tours, des villas, des châteaux en Espagne. Couinement du skaï et de la moleskine et des semelles de caoutchouc. Froissements de papier, d’étoffe, de main, de peau, frôlements, acrobaties, esquives japonisantes, odeurs corporelles surprenantes, percutantes, à tomber. Tenir. Debout. Devenir île. Agripper la barre centrale. Oublier le poisseux, le suant, le merdeux. Différences de température, petite brise, déplacements. Ralentissement de la rame. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Insectes. Cafards. Égayer l’œil face au grouillement. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Sortir, entrer. Sonnerie. Fermeture des portes. Secousses. Nuit jour, nuit jour. Tunnels. Gare de Lyon. Impressionnant. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre et acier. Voir la foule. Se rendre compte. La gare. Le monde. Danger. Une masse. Peur. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Oups. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Grimper à côté. Monter. S’élever. Retomber. Couloir débouchant sur couloirs. Escalier pas roulant. Ciel gris. L’Européen. Les bagnoles. Les klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Passer devant Bofinger, se rappeler l’attentat. Pas toujours, souvent. Puis rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser en oblique du jardin, admirer les arbres, chercher au fond de la poche quelques francs. S’arrêter là. Rue de Turenne. Café. Bonjour, bonsoir. S’imbiber d’un peu de chaleur humaine. Debout au comptoir. Marcher jusqu’à la gare de l’Est. Prévoir une bonne heure en tout. Nécessaire. Obligatoire. Prendre le temps. Au forceps. Arriver enfin. Nausée. Le parfum des croissants de la boulangerie d’à côté. L’odeur de caoutchouc brûlé. De gas-oil. Un tout mélangé. Bien secouer. Pousser le battant de la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Façades de briques. Petits balcons en ferraille des fois fleuris. Ciel au-dessus, encore gris, cendreux, géométrique. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives, cliquetis, réglages, voix graves, lentes ou rapides, déjà familières. Entendre gueuler M. le contremaître. Se sentir chez soi pour une durée déterminée. On ne peut faire autrement. Gagner sa vie. Dégommer les plaques avec une éponge et de l’eau. Nettoyer l’encrier. Imprimer pour finir quelques macules. Oh tiens, un paysage chinois. Mais si. Convier à regarder. Regarder à travers, sur le papier, sur les murs, à travers la réalité. Réponse habituelle des collègues : T’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Ne plus rien dire. La fermer. La boucler. Subir en silence la journée. S’asseoir face à la gueule du monstre. « La Roto ». Le cul bien calé sur une caisse en bois. Patienter. Voilà. En prendre plein la gueule au sens propre. Éjaculations d’encre et de papier. Des films en tout genre. Même du porno. Des affiches de cinéma géantes. Peintes à la main, s’il vous plaît. Surveiller que ça s’empile tout bien comme il faut, au petits oignons. Au carré. Une fois que c’est fait, recommencer. Une vie entière. S’inventer un ami imaginaire pour tenir. Le soir, même trajet non. Changer de trajet. Un jeu. S’inventer des jeux. Se distraire. Oublier. Une heure tout compris jusqu’à la gare cathédrale. Changer de costard. Passer du rat des villes au rat de banlieue. S’endormir parfois. Parvenir au terminus. Sentir une main sur l’épaule. Faut y aller monsieur, c’est le terminus.|couper{180}

Carnets | juin 2024

24 juin 2024

C’est comme si je courais. Je cours, je suis seul sur la grande route, j’aperçois un chemin et je l’emprunte. Il traverse les champs en labour, les jachères, les bocages. Nous arrivons, lui et moi, dans la forêt. Je continue par un sentier, je laisse le chemin et le souvenir de la grande route derrière moi. De l’eau s’égoutte des branches des arbres, il y a des bruits d’ailes, des craquements de bois, pas beaucoup de vent L’odeur de la terre, des feuilles et du bois mort monte du sol et emplit l’air. Je marche en levant la tête pour voir, au-dessus des cimes, le ciel. J’ai écrit deux textes, c’est le troisième. C’est comme si je courais, que je prenais une sorte de distance avec quoi, je ne sais pas. Avec le désir, me semble-t-il immédiat, je le repousse petit à petit, à petite foulée. J’ai bientôt plus de 10 jours d’avance. D’avance sur quoi, je ne le sais pas. Je continue à courir, c’est une sorte de drogue, si je ne cours pas comme ça, il me semble désormais que ça ne va pas. Ce n’est pas la même chose que de courir autour d’un stade, c’est autre chose. C’est comme si on était poursuivi par les loups, il faut bien s’inventer une peur réaliste. Enfant, j’avais toutes sortes de peurs. J’étais rempli de peur et de merveilles. La peur, je crois, faisait naître le merveilleux. Ai-je conservé ça avec le temps ? Je me souviens, encore une fois de plus, de mon départ pour le Portugal. J’avais briqué la chambre de fond en comble, comme un sou neuf. J’avais peu de choses, un sac à dos, avec quelques habits, quelques livres, quelques carnets. De quoi rester propre. J’ai fait du stop et j’ai atteint l’Espagne. J’ai bu un verre sur le bord de la route, en pleine nuit, les gens faisaient la fête. J’ai conservé de l’Espagne une sensation de chaleur moite, une odeur de grillades, des relents de parfum bon marché, un regard andalou et l’impression d’être chien. J’ai fait du stop et ça a continué. J’ai atteint Porto, la gare. J’avais faim, il y avait des petits restaurants tout autour de la gare, on y vendait du ragoût, du porc et des fayots. L’heure de la micheline a sonné et j’ai embarqué vers le petit village au nord du nord. Je voulais un endroit perdu, le plus perdu possible, sans touriste. Il faisait chaud. Toutes les vitres du wagon étaient baissées, la porte aussi était grande ouverte. La nuit était là aussi, on voyait des collines et des feux. Ce n’étaient pas des lumières artificielles, c’étaient de vrais feux. Enfin, la micheline est arrivée à son terminus, c’était le village. Je suis descendu avec un jeune type. Il n’y avait qu’un couple sur le quai, j’ai compris qu’ils étaient de la famille du type. Ils se sont étreints, ils ont ri, ils se sont embrassés. J’ai attendu que ça se passe et je me suis rapproché pour leur demander s’ils connaissaient un hôtel pour la nuit. Ils m’ont regardé et ils ont fait mine d’être tristes. J’ai vu la joie se dissimuler sous un masque de tristesse. Non, pas d’hôtel ici. J’allais remercier et partir, chercher un endroit quelque part pour me reposer. Un champ, un arbre. Ça ne me dérangeait pas. La femme a dit « attends » et ils m’ont conduit dans une maison. J’ai dormi là comme un loir. Au matin, il faisait beau. Je me suis levé, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai vu une coursive avec de la vigne vierge qui pendait, la vue donnait sur un jardin potager. Puis j’ai entendu des grognements qui venaient de sous le plancher. J’ai descendu l’escalier, j’ai regardé par la fente d’une porte et j’ai vu des cochons tout roses tourner leurs petits yeux ronds vers moi. Ils avaient l’air de savoir que j’étais là, que j’avais dormi là au-dessus de leurs têtes de cochon.|couper{180}

Carnets | juin 2024

23 juin 2024

En faire des montagnes, des caisses, d’une façon que l’on considère exagérée. Est-ce que j’en fais encore trop ? C’est obsédant. Je me le demande plusieurs fois par jour. Durant mes cours, en déjeunant, en allant faire les courses, en choisissant ce que je veux lire, ce que je me dis après avoir écrit. Tu t’en fais une montagne, mon petit vieux. Cette découverte que si toi tu te fabriques des caisses, les autres s’en fichent totalement, ils sont à la manœuvre pour gravir leurs propres montagnes. Ou les redescendre. Comment s’appelle déjà cette machine, j’en aperçois l’image rapidement, elle me traverse, clepsydre. Un instrument de mesure du temps, l’orateur ne dispose que d’une quantité de liquide impartie. Puis la parole passe à quelqu’un d’autre. De la mesure en toute chose, dit Horace, comme il dit aussi qu’une fois l’amphore vide, les amis se dispersent. On a tout de même conservé quelque chose d’Horace que l’on peut placer dans la conversation. C’est cela, en faire des caisses. Il arrive qu’on s’en charge tout seul, pour soi seul, je me fais des montagnes tout seul. Les autres s’en fichent totalement et je crois que c’est honnête en fin de compte. C’est beaucoup mieux que de faire mine de s’intéresser. Je connais cette pratique. Faire mine de s’intéresser pour s’enfoncer dans un rôle social, une coterie, une compagnie, comme le font les bonhommes, les gens de bonne volonté. Parfois on ne se rend même pas compte. On fait mine de s’intéresser par réflexe. Cela doit provenir d’une partie mystérieuse du cerveau. C’est un comportement animal. Peut-être provenant d’un félin à dents de sabre, pour atténuer l’effroi qu’il produit, il fait mine de s’intéresser. Surtout quand il s’approche d’un étang, qu’il aperçoit le reflet de sa dent. Oh my god, what a teeth ! J’aimerais parfois ne pas faire mine. Mais c’est plus fort que moi, c’est ancré. Donc je fais mine, je m’en rends compte, j’ai la nausée, je me calfeutre. Je pense à cette histoire de pilote dont l’avion tombe dans les terres froides. Il n’a qu’une couverture en feutre, un peu de graisse, et du temps pour s’inventer toute une mythologie personnelle. Temps qu’il occupe pour agrandir son périmètre symbolique avec du miel, des os, du sang, des animaux morts, de la terre, du bois, de la poussière. Il ne peut pas vraiment en faire des caisses devant les loups, les ours, les oiseaux, il est seul. Il devient artiste vraiment une fois qu’il a compris le but de tout ça, qu’il a trouvé un sens, une biographie. Il donne des cours, il a des élèves qui deviendront célèbres. Il reprend ce vieux concept de maïeutique tout bêtement. Voilà une trajectoire parallèle. Et, comme on le sait, les parallèles ne se rejoignent pas, c’est leur raison d’être. Voir des traces parallèles dans la neige, quand on a faim, quand on a soif, quand on est désespéré, c’est tout un poème. Je suis probablement trop vieux pour que l’on me confie un avion de chasse. Peu de chance que je sois abattu, que je découvre les terres froides, des traces de renard dans la neige. Mais je connais cette histoire, je peux me réinventer cette histoire. J’en ai presque les larmes aux yeux, je suis comme ça. Il faut être abattu quelque part en plein vol, se réchauffer comme on peut avec les moyens du bord, parvenir à battre un briquet imaginaire, faire surgir la sacro-sainte flamme, s’imaginer une compagnie pour transmettre cette flamme, si possible sans en faire des caisses. De la mesure, j’en ai peu. À part dans l’art du dosage des couleurs, mais le mérite ne me revient pas, j’ai travaillé, j’ai passé du temps pour étudier ça. Le mérite en revient au temps, à la patience, aux nombreux échecs. J’essaie de le dire à mes élèves, mais je sais d’avance qu’ils ne comprennent pas ce que je veux dire. D’ailleurs, je ne suis pas certain de vouloir le dire. Ça ne sert à rien de vouloir le dire. Il faut seulement le faire.|couper{180}

Carnets | juin 2024

22 juin 2024

Dans la totalité du temps considéré. Toujours. De tous les jours additionnés, jusqu’à ce moment où on le dit. On ne peut pas présumer de l’avenir. À partir du moment où c’est dit, on ment forcément, on se ment à soi-même. Je t’aimerais toujours, mon amour. Dans le fond, pas d’erreur, c’est bien souvent un conditionnel. Dire ça au futur, c’est faire une faute de conjugaison, c’est ignorer ce que fait toujours de nous le temps, la plupart d’entre nous, la plupart du temps. Enfin, je parle pour moi, les autres, je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. J’aimerais m’améliorer en conjugaison, mais il y a du boulot. En orthographe, en grammaire aussi. Quand j’y pense, une montagne. J’imagine parfois que si je savais tout cela sur le bout des doigts, ma cervelle se calmerait. Dans la totalité du temps considéré, j’ai passé mon temps à me sous-estimer et à sur-estimer les autres. Et de temps en temps, cela s’inversait. Cela ne s’est pas inversé dans une progression du temps, jour après jour, non. Ce fut plus en zigzag. Des virages à 90, 180, 360°. Vers la fin, arbres et murs de plein fouet. J’aurais voulu mourir pour leur laisser toute la place puisque je crois qu’ils la voulaient, que ce n’était que ça qu’ils voulaient. J’exagère, mais c’est cela. Enfin, je parle de ce que je connais, il y a de grandes chances. Je cherche dans ma mémoire la tirade de cet androïde incarné par M.F. Qui, tout compte fait, est sans doute plus humain que nous autres. En vain. Parfois, je cherche et je ne trouve pas. Et je m’y fais, et ça me va. Quand j’y pense à cette montagne, celle que l’on doit porter sur les épaules, les bras m’en tombent. J’ai toujours, dans la totalité du temps considérable, éprouvé de la difficulté avec l’idée de montagne, surtout quand il faut se la représenter sur un dos, le mien. Cela me dérange moins que ce soit un dos étranger, un dos sans rapport avec le mien. Chacun sa peine, c’est bien vrai. La mienne vient des montagnes insupportables qu’on m’obligea, avant que je ne m’oblige seul, de manière autonome, à faire mienne cette peine. Enfin, je parle de ce que je connais, plus vraiment de chance que je m’éloigne de cela désormais. Parfois, j’imagine que nous partons avec un capital chance, variable évidemment pour chacun, et que les précautions d’usage, en regard de tout le déploiement d’injonctions à le dilapider, ce capital, sont inscrites en caractères minuscules – peut-être même en chinois – en marge du mode d’emploi. Dans la totalité des mots écrits ce jour, je ne sais pas où est la passerelle avec le monde. Je ne sais même pas s’il en existe une vraiment. Je préfère ne pas le savoir plutôt que d’en inventer une qui ne serait que ma propre idée de passerelle, pas celle du monde. Peut-être que j’ai un faible pour l’introspection. Je suis un être faible en ce sens-là très exactement. Parce que je crois, à tort ou à raison, qu’en creusant la terre avec les mains, il y a peu de chance de parvenir en Chine, même si l’on creuse longtemps, régulièrement, avec ténacité et un peu de chance. Ou plutôt – je suis trop dur avec moi-même par moments – disons qu’il y a un bon 50 % de chances qu’on y parvienne, une chance sur deux. Je ne parle pas le chinois, ça ne m’a jamais vraiment intéressé, trop de signes, peu de chance d’en venir à bout. La philosophie consistant à prendre son temps, à mesurer l’érudition à l’aune du temps passé à étudier les idéogrammes, est une idée toute faite. Je me suis déjà fait avoir avec l’hébreu, qui lui incite à s’inventer une sorte d’intelligence pour boucher les trous, les vides entre les consonnes, mais qui nécessite beaucoup trop de temps à commenter ces trous, ces vides. Concernant le persan, le farsi, je n’en parlerai plus, personne ne m’écoute sur ce sujet, et avec le temps, j’ai acquis la certitude que tout le monde s’en foutait. Les gens sont comme ça, surtout moi. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je m’intéresse à quelque chose, quelqu’un, durant quelques jours, quelques heures, mais comme je n’ai plus une minute à moi, je me sens obligé de passer à autre chose, quelqu’un d’autre. Comme je n’ai plus une minute à moi, j’essaie de gagner du temps, de grappiller par-ci par-là, quelques précieuses secondes. Le temps qu’il faut pour écrire, par exemple, que je n’ai pas autant de temps que je le croyais. Car on m’a quasiment tout volé, je suis devenu un pauvre parmi les pauvres de notre temps. Ma pauvreté n’est pas à plaindre. Comme toujours, dans la totalité du temps considéré, j’ai fini par admettre que la pauvreté et la richesse ne sont que des mots, et que l’on peut faire de ces mots ce que nous désirons. Enfin, je parle pour moi, pour les autres, je ne m’avance pas. Ce n’est pas non plus une forme de rétention d’information, je n’ai pas de secret à préserver. Non, rien de tout ça. Je pense qu’on ne peut pas transmettre une expérience avec des mots seulement. C’est rude d’en prendre conscience. Ce n’est pas forcément une affaire d’orthographe, de conjugaison, de grammaire. C’est un abîme dans lequel on tombe lentement. On prend conscience des choses petit à petit durant cette chute.|couper{180}

Carnets | juin 2024

21 juin 2024

Je recommence. Je doute. Je ne suis pas sûr. J’hésite. J’ai envie. J’ai peur. J’avance un pied. Je perds l’équilibre. Je tombe. Je me relève. Je recommence. Je progresse. Je m’habitue. Je m’amuse à tomber, à me relever. J’apprends à faire confiance à ce corps. Bientôt je courrai. Je vois l’arbre en fleurs, j’éprouve une émotion, la blancheur des fleurs me rappelle une chose. Je ne sais quelle est cette chose. J’éprouve à la fois de la joie et de la peine, les deux sont mélangées, de la grenadine dans de l’eau. Je vois le mélange s’effectuer quand la main plonge la cuillère dans le verre. Je vois le rose se modifier. Je comprends que la quantité de sirop au fond du verre joue un rôle comme la quantité d’eau qu’on ajoute au sirop. J’ai envie de grimper à l’arbre, de m’enfouir complètement dans la blancheur des fleurs. Je cours vers l’arbre, je tombe, je me relève, je ne peux pas le perdre de vue, il est là, de plus en plus grand. Je progresse, j’y arrive. J’ai peur et j’ai envie de m’enfouir dans ces fleurs blanches. Le parfum suave des fleurs entre par les narines. Le parfum ne se voit pas, mais je le sens. C’est une chose invisible qui remplit le corps tout entier une fois qu’il est entré par les narines. Comme la blancheur des fleurs du cerisier pénètre par les yeux et fait tituber le corps entier. Je goûte le vert des feuilles d’oseille. Le goût est acide dans la bouche. Je suis surpris. Je ne suis pas sûr de ce que je ressens, pas encore sûr de savoir vraiment quoi penser de cette acidité. Je suis surpris. Je me reprends, je recommence, je m’habitue à l’acidité comme à la surprise que procure l’oseille quand on la cueille. Je goûte toutes les herbes du jardin une par une, je les touche, j’estime du bout des doigts de la paume leur texture, certaines sont douces, d’autres plus dures, mais à la fin tout finit dans la bouche pour obtenir encore et encore la surprise, le vacillement léger, la découverte, l’acceptation ou le rejet par le palais et par la langue. J’ai des doutes concernant les mots salsifis, épinard, rhubarbe, groseille, pois cassé. Je les goûte une fois et je fais la grimace, je les entends, ils entrent dans mon oreille, je me souviens du goût, il me dégoûte. Je regarde autour de moi quand quelque chose me dégoûte et le dégoût envahit tout ce que je vois autour de moi. Je suis au centre du dégoût, le dégoût est en moi, il ressort par les yeux et il envahit tout autour de moi. Je ne sais pas si je suis en colère d’être dégoûté comme ça contre moi-même ou contre tout ce qui me dégoûte désormais tout autour de moi. J’ai des doutes. Je me trompe souvent. Je suis maladroit, les objets m’échappent, les objets tombent et souillent la table, la fourchette, le couteau, la petite cuillère. La réaction vis-à-vis de cet événement est variable. Cela peut faire naître un éclat de voix, une claque, un coup de poing sur la table. Parfois aussi on me saisit par-dessous les épaules. On m’extirpe de la chaise. On me met dans un parc entouré de barreaux, la lumière s’éteint, il fait noir, je crie, je pleure, et puis à un moment ou à un autre, une fois que tout le dégoût est sorti de mon corps, je me sens apaisé, je m’endors. Je suis sorti du ventre de ma mère et on m’a placé dans une couveuse pendant plusieurs semaines. Je ne me souviens plus du tout de cette période de ma vie. J’imagine qu’elle a été importante. Je ne cesse de la reconstruire. J’imagine la quiétude du ventre de ma mère, j’imagine le désir étrange qui me pousse à m’en extraire soudain. Souvent je pense que je me suis chassé seul du paradis, pour quelle raison, je l’ignore. Je pense que la raison est de n’avoir pas été baptisé. Mais c’est une erreur logique. Pouvais-je entendre le refus de mon père depuis le ventre de ma mère ? « Non il ne sera pas baptisé, il choisira sa religion quand il sera grand. » Est-ce pour cette raison que je n’ai eu de cesse, enfant, de vouloir devenir grand ? Et pourtant je n’ai jamais fait le nécessaire pour obtenir ce baptême, pas plus que de me relier à quoi que ce soit. Et quand je remonte le fil des raisons possibles, je pense à chaque fois que je ne suis pas assez grand. Je panse en tout cas quelque chose qui ressemble à une blessure, et cette blessure est un amalgame que j’effectue entre l’isolement de quelques semaines en couveuse après m’être chassé loin du paradis, et aussi cette malédiction extérieure m’interdisant d’entrer dans la lumière de la foi par le baptême. Je me mets bien entendu à détester la religion et tous ceux qui en pratiquent une, parce que je pense qu’ils ont obtenu ce passage naturellement, sans le plus petit effort de leur part, tellement facilement, naturellement que ça me dégoûte. Je n’ai pas de goût pour la société, je reste dans un coin de la cour de récréation, ou bien je m’enfouis dans un trou, ou encore je cours tout au fond du jardin pour grimper sur l’arbre. Je me sens mal en société. Je sens que ça ne va pas, que ça ne va jamais. Je sens que je freine malgré moi, que je ne progresse pas, que je meurs à petit feu dans le dégoût qui me vient pour fuir ma peine. Je m’invente des histoires pour échapper à l’ennui mortel. C’est une puissance invisible qui me guette depuis le ciel gris et bas par-delà les collines. Il m’est tombé dessus sans crier gare. Il est comme de la boue ou comme lorsqu’on veut courir ou voler dans un rêve, il nous cloue sur place, nous force à effectuer du sur-place. Quand je le sens venir j’éprouve toujours une sensation physique de lourdeur, mon corps devient pesant, la terre est un aimant qui oblige le corps à s’en rapprocher, alors il faut s’asseoir ou s’allonger, on a bien de la peine à se tenir debout quand l’ennui frappe. Et comme il n’y a rien à faire à part attendre que ça passe, je m’invente des histoires, pour passer le temps. Je n’ai pas su tout de suite que c’était inventé, il a fallu que l’on me le dise, arrête de nous raconter des histoires. Cela ennuyait le monde que je lui raconte des histoires. Un prêté pour un rendu. Je crois que le diable n’attend rien d’autre qu’un simple hochement de menton de ma part. Que si je regarde le fond du puits dans la cour de la ferme, la mère à quatre bras va m’attraper et m’emporter tout au fond de la terre. Je crois que j’attends d’être puni d’exister, que les choses ne peuvent se dérouler tranquillement, gentiment pour moi comme pour tous ces autres enfants que j’aperçois autour de moi. Ils sont des étrangers dans l’expression de leur étrangeté, de leur différence, et si je creuse la raison de cette différence, c’est que pour eux tout est naturel, ils n’ont pas besoin de faire des efforts pour l’obtenir. Ils sont acceptés, ils se reconnaissent ainsi aussi sûrement que si l’acceptation était un signe sur leur front. Le diable est ainsi mais c’est le contraire, lui a un signe sur le front pour que l’on sache tout de suite qu’il est le diable. Il me fait peur mais en même temps je crois qu’il ne peut pas être aussi mauvais que tout le monde le dit. Peut-être que lui aussi est comme moi, qu’il a compris que je suis un être vivant dans le rejet, dans la marge, un être inachevé dans le sens où la fin serait d’être accepté. Mais que le prix à payer dépasse de mille coudées ce que la plupart des enfants qui se tiennent autour de nous dans la cour de récréation ont payé. J’entends les paroles de chansons pénétrer en moi et je les reconnais. Je suis attiré par les paroles des chansons qui me parlent de la difficulté d’être et dont la fin va toujours plus ou moins vers une acceptation tranquille de cet état de fait. Les paroles de chansons sont comme un baume, une pommade qui soulage des coups, des blessures, on peut s’y reconnaître, elles sont comme la glace de la salle de bain dans laquelle on essaie de savoir qui l’on est. Je passe beaucoup de temps à me regarder dans la glace de la salle de bain à me recoiffer, à m’ébouriffer les cheveux, pour cacher les trous que je commence à percevoir dans mes cheveux. L’odeur du savon, la vapeur qui embue les vitres, font que la salle de bain est un lieu idéal pour essayer de comprendre qui l’on est. Ce que je perçois de moi, dans cette image inversée, me permet d’exercer un sentiment bizarre que je n’accorde qu’aux arbres et aux animaux, un genre de compassion, une excuse, une auto-acceptation. La salle de bain en fin de compte est une sorte de petit paradis privé quand on ferme le verrou, qu’on est certain que nul ne viendra nous déranger. Dans la chaleur de la salle de bain on retrouve le paradis perdu, le ventre de la mère, et les regrets sont les histoires que l’on se raconte pour tenter d’échapper à l’ennui pesant. Je ne crois pas à cette durée que l’on m’impose. Je ne crois pas au temps. Je ne crois pas au moment présent. Je ne crois pas à l’emploi du temps. Je ne crois pas à l’irrémédiable. Je ne crois pas à la mort. Je ne crois pas à la naissance. Je ne crois pas aux renaissances. Je ne crois en rien de tout ce que l’on veut me proposer de croire. Je veux expérimenter tout ce qui m’est proposé. Je veux réinventer la roue pour les moindres mécanismes d’horlogerie, étudier les plus minuscules engrenages attentivement. Pour cela je m’enfonce dans la bêtise, dans cette sorte d’instinct nommé animalité. Je ne me sens ni meilleur ni pire qu’une bête, qu’une plante, qu’une pierre. Je crois que s’enfoncer dans l’absence de croyance, les refuser toutes les unes après les autres le plus méthodiquement possible m’entraînera vers la source même de toute croyance. Avec un peu de ténacité et de chance, j’inventerai les miennes. Elles résisteront à l’épreuve des chocs des balles et de l’imbécillité magistrale. Avec un peu de chance, beaucoup de ténacité. Les travaux à ma portée sont la plupart du temps alimentaires, ils forment des excuses toutes faites pour ne pas faire autre chose de ma vie. Je possède des listes de raisons qui feraient pâlir de jalousie les scribes et les copistes, avec enluminures et graffitis dans les marges. Mais au fond de moi je sais que je perds mon temps, ce temps que je ne possède pas parce qu’on me le vole, que tout converge pour qu’on me le vole. Alors quand je ne travaille pas, quand je suis chez moi, je jouis de tout mon temps à n’en rien faire. Une fois la porte de mon appartement refermée, je me sens soulagé. Je m’allonge sur un canapé, je ferme les yeux, je me concentre sur ma respiration pour ne plus penser à rien. Je m’évade ainsi. Je refuse de sombrer pour autant dans le mysticisme. J’essaie d’apprendre à mourir, de parvenir à ce lieu mathématique représenté par le 0, au carrefour du positif et du négatif. La raison est que j’éprouve une peur de perdre la sensation d’être au monde, ce qui est tout à fait absurde puisque souvent je me dis que je n’y suis pas. C’est peut-être dans le fond une approche empirique des paradoxes qui m’occupe, peut-être que j’imagine la mort comme un seuil, comme la vraie porte de cette vie dont je rêve en vain. L’art est une île lointaine dont j’aime à mes moments perdus rêver. Ou une femme. Un impossible amour. Il faut toujours que je sois déçu pour raviver plus loin mon désir. Je me suis inscrit dans une école pour apprendre ce que les gens nomment l’art. Je n’ai rien appris que ce que je ne savais déjà. Que l’art n’est pas de l’homme, que c’est de là que provient toute la confusion, et certainement l’idiotie. J’ai décidé de tourner le dos à mes maîtres. J’ai dit que l’art me traverserait si je devenais suffisamment transparent. Je l’ai dit dans le temps, comme on allume une mèche suffisamment longue. L’explosion s’effectue par paliers, par décennie. Chaque étape emporte une partie de la poussière déposée sur les yeux depuis que l’on fréquente le monde des hommes. Chaque explosion fait écrouler les piliers un à un de cette absurdité que l’on a fait de l’art au cours des siècles. On ne décide pas de faire de l’art, c’est la vie ou la mort qui décident que tu es assez effacé, transparent pour te traverser. La nécessité se situe dans la volonté de transparence, pas dans le désir de faire de l’art. Je suis seul et ça me va. Comme un gant. Un gant jeté à la figure du monde. Demain à l’aube, au chant du coq. Je suis devenu l’enfant que je n’ai pas pu être. Je sais à présent dire oui, dire non, je n’ai nul besoin d’y réfléchir pour en décider. Je ne peins presque plus que lorsque je me sens requis à le faire. Je ne cherche ni gloire, ni argent, ni postérité. Juste à émettre la note juste sur le silence que j’ai construit avec ténacité et parfois un peu de chance. Quand l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit une rivière, la rivière un fleuve, et cette flaque d’eau, la mer. Quand l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, tout pour lui avait une âme, et toutes les âmes étaient une. Quand l’enfant était enfant, il n’avait d’opinion sur rien, il n’avait pas d’habitudes, il s’asseyait en tailleur, partait en courant, avait une mèche rebelle, et ne prenait pas de pose pour la photo. Quand l’enfant était enfant, c’était le temps des questions suivantes : Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle pas un rêve ? Ce que je vois, entends et sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et y a-t-il des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ? Quand l’enfant était enfant, ça lui arrivait de manger une pomme, et ce n’est plus maintenant, morsure après morsure, que ça lui arrivait. Quand l’enfant était enfant, les baies tombaient dans sa main, comme seules des baies tombent dans une main, et c’est encore le cas maintenant. Les noix fraîches lui faisaient une langue rapeuse, et c’est encore le cas maintenant. Sur chaque montagne, il avait la nostalgie d’une montagne encore plus haute, et dans chaque ville, il avait la nostalgie d’une ville encore plus grande, et c’est encore le cas maintenant. Il atteignait les cimes des arbres pour cueillir des cerises, tout comme il le fait encore maintenant, il était effrayé par les étrangers, comme il l’est encore aujourd’hui, il attendait la première neige, tout comme il l’attend encore aujourd’hui. Quand l’enfant était enfant, il lançait un bâton contre un arbre, et il y vibre encore aujourd’hui.( Peter Handke)|couper{180}

Carnets | juin 2024

20 juin 2024

je dis oui. Pourquoi pas. L’idée me vient après le visionnage de la vidéo de présentation, la lecture des textes de Handke, celle d’inverser de paragraphe en paragraphe une soi-disant « révélation » personnelle, singulière, bizarre en une narration qui exclurait toute particularité, pour revenir à une sorte d’anonymat, afin de n’être -plus rien d’autre- voix parmi toutes les autres voix. Un échange de mail, c’est parti. On finit par succomber. Sous les mots d’ordre. Encore plus facilement, plus inconsciemment qu’on aura voulu résister afin de les éviter. Comme si – l’information- disposait de tout son temps, était dotée d’une sorte d’autonomie, d’une patience infinie pour trouver la faille. Tout ce qui reste à la fin de ce parcours de bégaiement, c’est la nécessité, c’est ce que l’on espère conserver. Et grand effroi parfois qu’elle ne soit une illusion aussi. Une raison d’être, posée sur l’innommable comme un pansement sur une plaie vive. Et bien qu’on ne sache ni pourquoi ni comment, on sait seulement qu’elle veut rester vive. Cette nécessité doit bien se situer quelque part en ces lieux, en ces temps. Et l’écrire est ce moyen , comme le moyeu d’une roue, l’axe d’un cercle, si possible pas trop excentrique, un axe pas trop taré, permettant, aidant, poussant, à la dépossession de soi-même ( encore que je ne sois pas certain qu’il s’agisse du bon terme. Ordinairement il est possible qu’on confonde le personnage comme un fâcheux, un gêneur, un emmerdeur et, une fois qu’on a fait le tour complet des substantifs, qu’on tombe sur le pot aux roses, quelqu’un ou quelque chose d’insignifiant, la banalité tout simplement). Le premier paragraphe peut être une prise de conscience. La possibilité d’enfin avoir une conscience des choses à la manière dont on effectue un choix. Je veux avoir conscience, non, j’ai tout à coup conscience des choses. Il est devenu urgent de prendre conscience des choses. Soudain, il s’interrompt. À soixante-quatre ans, le peintre détourne les yeux de son tableau. Quelque chose vient de bouger dans la périphérie, au-delà. Un rayon de lumière tombe sur une feuille du laurier que la brise agite doucement dehors, dans la cour. Le regard, timidement, pénètre dans cette vision et c’est comme un retour à la maison. Sauf que cette maison, à ma connaissance, n’a jamais existé. Il me semble que c’est seulement une maison rêvée, constituée de bric et de broc de cet acabit-là très exactement. Et il me suffit d’en prendre conscience par la douleur voilà tout. La douleur est un excellent conducteur de conscience. Et puis tout à coup vers ce lieu, proche de l’insoutenable, un rayon de lumière à un instant T, vers quoi le regard s’oriente sans raison particulière, ce qui l’apaise grandement, comme s’il avait croisé la présence de l’ange. Encore une chose un être sensé ne pas exister comme je suis désormais proche de croire que je n’ai jamais existé. Tout comme le peintre. Que tout ne fut que rêve cauchemar, élucubration d’oisif, désir d’évasion de délinquant. Je ne sais plus rien de ce que je crus un jour savoir. J’ai désappris avec autant de peine sinon plus que ce par quoi j’ai appris. Je me suis souvenu d’une phrase, je crois qu’elle est logée dans une chanson. « On se croit mèche on n’est que suie ». Encore qu’il s’agisse encore de vanité lorsque je veux me dire qu’ aussi loin qu’il m’en souvienne, et ce dès le début, je su qu’il devrait en être ainsi. J’ai travaillé à des choses insignifiantes pour pouvoir manger, me loger, m’habiller, c’est aussi cela la vérité, j’ai bêlé de concert tout en râlant en sourdine. Il ne me vient pas à l’esprit tout de suite que je suis un loup et que je peux me gaver de mouton. Je râle au lieu de faire hou hou comme un loup. Une longue agonie à passer, repasser à traverser, errer, dans les travaux dits subalternes qui alternent et alternent si bien qu’à la fin ils altèrent l’âme ou la renforce, mais ça on ne peut pas le savoir à l’avance. C’est un peu une loterie. Ce que l’on gagne au bout, pas des millions mais une triste tranquillité d »esprit au mieux, au pire on se découvre soudain aigri, racorni. Vieux. Et bien sûr on râlera encore plus sourdement, le loup disparaîtra, on deviendra absolument abscons , incompréhensible. Les jeunes générations vous traverseront du regard, elles ne vous verront pas, vous serez la surface un peu poussiéreuse d’une vitrine démodée sur laquelle tous ces jeunes gens en passant, flânant se mirent s’admirent, c’est comme ça, chacun son tour, rien à dire. Je l’ai su grâce au grillage séparant nos jardins, nos maisons, je l’ai su douloureusement car il fallait des autorisations. Il fallait obtenir la permission. Je l’ai su que nous étions séparés par des murs, des clôtures, des âges, des expériences, des rôles à tenir, des postures, des ressentiments dont on a depuis la nuit des temps perdu la source, je l’ai su par la traversée permanente du jour ou de la nuit, des colères ou des haines qui sont pour nous des secondes natures. Secondes pour ne plus voir les premières, pour les oublier, les enfouir. Que la nature première ne vaut d’être fréquentée que lorsque l’on est seul, rejeté, en marge, et que cet écart- volontaire ou pas-peut influer sur la rapidité avec laquelle on la perçoit soudain. Comme un retour à la maison, même si à proprement parler on n’a jamais eu véritablement eu de toit, que les toits changent si souvent qu’on se lasse de toute tentative de s’y habituer pour ne pas être déchiré par leur perte. Je ne me souviens plus de l’instant où je suis venu au monde. Ni du moment spécial, l’était-il vraiment ? où je fus conçu et même si avant que mes os ne se forment , un dessein avait-l été formé. Ma mère avait refusé plusieurs fois ma naissance, elle en avait surtout conçu de l’inquiétude, de tranquillité, et ces sentiments l’avaient poussée à jouir d’une forme étrange de culpabilité. Cette culpabilité d’avoir à accepter comme de refuser de mettre un être au monde ce qui sans cesse la tirailla, même et surement surtout quand je fus là en chair et en os, braillant, mugissant, bavant, me contorsionnant, rampant, merdant, pissant, gémissant, babillant. C’est lorsqu’elle mourut que je compris la profondeur de l’ absence. C’est aussi lorsqu’elle mourut que j’eus vraiment l’étrange sensation de naître vraiment. comme si sa mort prématurée avait été une façon de réparer l’irréparable, ce qu’elle avait toujours imaginer être l’irréparable. Ne vivons nous pas tous dans cette étrange notion que rien, plus rien ne peut plus être réparé sauf au prix de nos vies, sauf au prix de tuer en nous dans l’œuf l’égoïsme l’individualisme le capitalisme ? Depuis Auschwitz, Dachau Treblinka ne le savons nous pas ? et qu’aussitôt je refusai d’en faire de son absence une présence. Pour ne pas échapper à la douleur de l’absence si aiguë soit elle si féroce, si inhumaine. Quelque chose se brisa mais c’est par les débris que je compris qu’une sorte d’unité avait un jour existé. Que je voulu à cet instant précis le croire, c’était cela que je nommais nécessité. C’était si surprenant de tomber dessus comme au détour d’une rue en ville. Il faut que je perde les choses et les êtres pour sentir à rebours qu’ils furent là très réels. En contrepartie, peu à peu ; je disparais en temps moi aussi à l’instar d’une construction irréelle. Je crois que mon père aussi s’aperçut qu’il avait eu une femme à ses côtés lorsque il ne la vit plus. Qu’il continua de marcher comme les personnages de ces dessins animés vous savez parce qu’il avait prit simplement l’habitude de marcher comme d’endurer tout ce qui peut se produire dans la vie d’un homme. Parce que lui aussi avait appris cette seconde nature, celle qui consiste à enfouir la première, sauf quand soudain il ne le pouvait plus, qu’il devenait le diable lui-même, et tous les ogres, et tous les monstres que l’enfant rencontrait dans ses cauchemars. Je crois que mon père voulut ma mort mille fois et en cela il fut véritablement un père. Chaque idée du peintre se présentant à son esprit il la caressa un instant, parfois quelques jours, une semaine, un mois puis il la brisa pour ne pas s’arrêter à une simple idée toute faite. Il voulait, il voulait sans accepter de dire clairement quoi. Il voulait c’est ce que j’en retiens comme lui avait voulu. Il voulait préserver une sorte de flamme, la transmettre mais il ne savait pas comment faire car on ne lui avait pas transmise à lui, ou si maladroitement. Ou si peu éclairante, si peu chaleureuse, qu’il dut d’abord inventer la flamme pour lui-même. Il savait à la fin qu’on ne fait jamais autre chose que de s’inventer cette flamme , que la transmettre ne servait à rien. Il voulait, il voulait il le désirait du plus profond de lui je crois, il voulait que j’invente ma propre flamme et peu en fin de compte lui importait qu’elle fut aussi froide, si peu éclairante que celle qui avait autrefois reçu en legs. la litanie convient jusqu’à ce moment où elle ne convient plus. Quand la fusée s’élève, qu’elle a vidé la plus grande partie de son carburant une réaction hypergolique lui permet de s’extraire de la gravité. On réajuste un peu son chapeau sur la tête, on remercie, si possible on est simple, et on fait quelques pas loin du mur, la lamentation s’achève. Elle a perdu soudain sa raison d’être. On a pris soudain conscience du mécanisme, on évolue dans l’espace intersidéral. J’évite l’incipit. Je ne sais plus la cause, ni si cela est facile ou trop spontané. Je louche. Les premiers mots se cachent quelque part dans l’un de ces paragraphes. Je ne sais pas encore qui ils sont, je ne les cherche pas. Ce que je sais c’est que tout ce qui tourne fait un cercle autour d’un centre, que sitôt que l’on se fait une idée de ce centre il s’évanouit. Je ne veux pas je ne veux pas je ne veux pas est l’exact pendant d’un je veux je veux je veux et tout ça forme un cercle qui me déborde et dont je n’ose même plus penser être au centre. La région Centre est inscrite sur le manuel de géographie de la France, l’Allier et le Cher en font partie. Ce sont des mots qui ressemblent à d’autres mots, que l’on imagine fonctionnels, mais qui laissent des traces indélébiles néanmoins sans qu’on en sache vraiment pourquoi. Comme si deux mondes se superposent, comme si le sens premier se superpose au sens profane ou vice versa. Et mon quartier se nomme la Grave. Comme un accent grave déposé sur le a muet du monde qui m’entoure. L’Aleph ne se présente pas comme joyeux, il faut le ranimer pensai-je. Repeindre tout le décor du ciel et celui des galeries, des tunnels et des caves. Le peintre est un enfant dans le regard duquel tout le grave est entré comme du plomb qu’il doit chauffé à blanc, et, si possible avec l’aide du mercure, le transmuter en or. Le peintre est cet enfant, il est déjà alchimiste et il ne le sait pas encore. La source se tarit mille fois pour nous rappeler à notre désir de source. J’écris comme je respire et peut-être est-il le moment d’étouffer, de manquer d’oxygène, de s’enfouir bravement encore dans la journée. Ceci n’est pas un texte définitif. C’est un début. « » Lorsque l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, tout avait une âme pour lui et toutes les âmes étaient une. » (Peter Handke, L’enfant) Cet après-midi je propose de revenir encore une fois sur la peinture abstraite en prenant le prétexte des fleurs, une sorte de synthèse si l’on veut à partir des exercices sur Joan Mitchell et Georgia O Keeffe. Il y a quelque chose à apprendre entre l’apparent lâcher-prise et l’apparente rigueur des teintes et des modelés, une sorte d’entre-deux qui est une sorte d’équation à résoudre en ce moment…|couper{180}

Carnets | juin 2024

19 juin 2024

Une semaine d’avance. j’écris la nuit du 13 juin ce qui ne sera publié que le 19. Est-ce que je m’économise ainsi, ou l’éventuel lecteur, ( j’allais prendre des précautions et ajouter lectrice, puis j’y renonce ) d’ailleurs je renonce à finir aussi cette phrase. Je la laisse en suspension. Ce que je ne lis pas tombe dans l’oubli. Une fois le livre refermé que se passe t’il, où vont les mots, les phrases que je ne lis pas, que je ne lis plus. Il est pratique de penser que d’autres s’en empareront, mais ce n’est pas ça. Je veux parler de cette partie de soi qui disparaît avec, une partie en chantier portée par l’avancée du texte, et qui devient un chantier à l’abandon. Bien sûr il est possible de reprendre le livre là où l’on s’était interrompu. Mais est-on certain de retrouver le même chantier, de ne pas se tromper de chantier ? Glaner, ce qui reste une fois la moisson terminée, c’est à dire la journée fauchée. J’essaie de tendre l’oreille vers des sons particuliers , des sons qui auraient à un moment ou l’autre attiré vraiment l’attention. Le son d’une perceuse pendant que j’effectuais une conférence sur la peinture à des CP. Plus tard j’ai ouvert la porte fenêtre, le vent traversait les feuillages des tilleuls, et ma voix soudain qui disait aux élèves il est beau ce tilleul vous l’avez regardé, et l’absence de réponse. J’entends aussi cette remarque concernant le fait que si M.B. n’avait pas sauvé les carnets de F.K personne ne saurait qui était F.K. Le monde tournerait, il n’y aurait pas de manque avéré. On s’imaginerait qu’il n’y a pas de manque parce que sinon on ne verrait que ça, partout. Que R.G ait pu être conseiller spécial de 2009 à 2012 de Mikheil Saakachvili, président néolibéral de la Géorgie état fasciste et qu’il soit désormais l’un des ténors d’une coalition de gauche qui ne semble pas très bien partie pour coaguler, me fait hausser les sourcils. Que J.B ait pu être un youtubeur partageant ses prouesses en jeux vidéos dans un appartement miteux du 93 ne m’émeut pas, pas plus que ça n’éloigne l’impression de coquille vide. Que ces deux là soient en tête de peloton me donne la chair de poule. Le vide voilà bien le personnage principal d’une histoire politique qui s’étend pour ma part des années 60 à aujourd’hui. Le vide et l’odeur de la soupe. Et puis De Gaulle qui écrit comme Corneille, les époques mentales qui s’entremêlent. un sursaut dans le rêve vers 68, un long sommeil, des digestions qui deviennent de plus en plus difficiles après les 30 glorieuses. Une chose à savoir c’est que les africains paient depuis très longtemps leurs factures de gaz avec leurs mobiles. Depuis plus longtemps que les estoniens. C’est qu’il fut certainement plus pratique de passer du téléphone arabe au portable, les coûts des infrastructures dont nous bénéficions nous, européens, leur étant exorbitants. A ce propos, quand on pense à tout ce que les générations ont dû payer pour les routes les autoroutes, les transports particuliers comme communs ; il peut arriver de trouver obscène le coût des péages, comme le coût du gaz, de l’électricité. au bout du compte le désintérêt pour la politique est inéluctable, il est voulu. Tellement dégoûté blasé écœuré que les bras nous en tombent. D’autres ne se gênent pas alors d’en profiter. N’importe quel autre. La mafia n’agît pas autrement dans les terres pauvres. Passer à côté d’une nécessité, comme celle de vouloir devoir écrire quelque chose, c’est s’éparpiller comme je le fais aujourd’hui. Je vois bien la nécessité, elle croise les bras en me toisant, l’air un peu hautain, voire méprisant. D’un autre côté lorsque on se soumet pieds et poings liés à la nécessité, ça n’apporte rien de bon non plus, j’ai testé. Que deviennent les autres quand on tourne les talons qu’on ne les voit plus. Il y a forcément des existences parallèles que nous menons en creux, avec ou sans les autres. Et si vous reveniez à l’émotion que vous éprouviez enfant à relire le même conte à écouter la même ritournelle, leur ai-je proposé comme exercice. Ils l’ont fait sans regimber. Il n’y avait pas de bruit, à peine le bruit des moteurs dehors, dans la rue, ils étaient si absorbés, comme si j’avais percé un tunnel dans un mur et que j’avais tapoté des épaules en lâchant go go go. J’ai pensé qu’ils auraient pu se révolter, qu’ils allaient le faire, mais non.|couper{180}