En faire des montagnes, des caisses, d’une façon que l’on considère exagérée. Est-ce que j’en fais encore trop ? C’est obsédant. Je me le demande plusieurs fois par jour. Durant mes cours, en déjeunant, en allant faire les courses, en choisissant ce que je veux lire, ce que je me dis après avoir écrit. Tu t’en fais une montagne, mon petit vieux.

Cette découverte que si toi tu te fabriques des caisses, les autres s’en fichent totalement, ils sont à la manœuvre pour gravir leurs propres montagnes. Ou les redescendre. Comment s’appelle déjà cette machine, j’en aperçois l’image rapidement, elle me traverse, clepsydre. Un instrument de mesure du temps, l’orateur ne dispose que d’une quantité de liquide impartie. Puis la parole passe à quelqu’un d’autre.

De la mesure en toute chose, dit Horace, comme il dit aussi qu’une fois l’amphore vide, les amis se dispersent. On a tout de même conservé quelque chose d’Horace que l’on peut placer dans la conversation. C’est cela, en faire des caisses. Il arrive qu’on s’en charge tout seul, pour soi seul, je me fais des montagnes tout seul.

Les autres s’en fichent totalement et je crois que c’est honnête en fin de compte. C’est beaucoup mieux que de faire mine de s’intéresser. Je connais cette pratique. Faire mine de s’intéresser pour s’enfoncer dans un rôle social, une coterie, une compagnie, comme le font les bonhommes, les gens de bonne volonté. Parfois on ne se rend même pas compte. On fait mine de s’intéresser par réflexe. Cela doit provenir d’une partie mystérieuse du cerveau. C’est un comportement animal. Peut-être provenant d’un félin à dents de sabre, pour atténuer l’effroi qu’il produit, il fait mine de s’intéresser. Surtout quand il s’approche d’un étang, qu’il aperçoit le reflet de sa dent. Oh my god, what a teeth !

J’aimerais parfois ne pas faire mine. Mais c’est plus fort que moi, c’est ancré. Donc je fais mine, je m’en rends compte, j’ai la nausée, je me calfeutre.

Je pense à cette histoire de pilote dont l’avion tombe dans les terres froides. Il n’a qu’une couverture en feutre, un peu de graisse, et du temps pour s’inventer toute une mythologie personnelle. Temps qu’il occupe pour agrandir son périmètre symbolique avec du miel, des os, du sang, des animaux morts, de la terre, du bois, de la poussière. Il ne peut pas vraiment en faire des caisses devant les loups, les ours, les oiseaux, il est seul. Il devient artiste vraiment une fois qu’il a compris le but de tout ça, qu’il a trouvé un sens, une biographie. Il donne des cours, il a des élèves qui deviendront célèbres. Il reprend ce vieux concept de maïeutique tout bêtement. Voilà une trajectoire parallèle. Et, comme on le sait, les parallèles ne se rejoignent pas, c’est leur raison d’être. Voir des traces parallèles dans la neige, quand on a faim, quand on a soif, quand on est désespéré, c’est tout un poème.

Je suis probablement trop vieux pour que l’on me confie un avion de chasse. Peu de chance que je sois abattu, que je découvre les terres froides, des traces de renard dans la neige. Mais je connais cette histoire, je peux me réinventer cette histoire. J’en ai presque les larmes aux yeux, je suis comme ça. Il faut être abattu quelque part en plein vol, se réchauffer comme on peut avec les moyens du bord, parvenir à battre un briquet imaginaire, faire surgir la sacro-sainte flamme, s’imaginer une compagnie pour transmettre cette flamme, si possible sans en faire des caisses.

De la mesure, j’en ai peu. À part dans l’art du dosage des couleurs, mais le mérite ne me revient pas, j’ai travaillé, j’ai passé du temps pour étudier ça. Le mérite en revient au temps, à la patience, aux nombreux échecs. J’essaie de le dire à mes élèves, mais je sais d’avance qu’ils ne comprennent pas ce que je veux dire. D’ailleurs, je ne suis pas certain de vouloir le dire. Ça ne sert à rien de vouloir le dire. Il faut seulement le faire.