janvier
Carnets | janvier
29 janvier 2019
Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue à elle, faite de raccourcis, de sons avalés, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m’en aperçois à la fatigue que ça met dans les conversations : je fais répéter, je colle mon visage au visage de l’autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidité, par pudeur, par gêne d’être repéré. Aujourd’hui je ne joue plus. Je demande. Je fais répéter. J’assume l’onde brouillée qui me reste et, avec ça, j’évite les malentendus. Elle est venue en vacances. À l’heure du goûter, elle m’a regardé droit, a pointé le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J’ai d’abord cru à une fantaisie de plus. Je me suis approché, j’ai dit « quoi ? », elle a répété, même son, même assurance. Alors j’ai ouvert le frigo. Son doigt est allé tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j’ai compris. On a ri. Ou plutôt j’ai ri intérieurement, elle, déjà passée à autre chose. Je n’ai rien raconté ensuite. Pas à sa mère, pas à son père, pas à ma femme. Je gardais la scène pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon café à la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achevé, inachevé. Deux plateaux sur la table, comme si la journée devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voilà que « ah je veux » s’est collé à « achevé ». Vouloir, achever : la même poussée. Achever, c’est finir, oui. Mais c’est aussi porter le coup de trop, celui qui met définitivement à terre ce qui respirait encore. Cette proximité me gêne. Elle éclaire peut-être ma manière de peindre. Je laisse tant de toiles à demi levées, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l’idée. Ne pas fermer trop tôt. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder à l’œuvre une chance de continuer sans moi, et à moi la possibilité d’y revenir sans devoir l’achever. C’est un pacte de survie, à deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n’avais pas fait répéter l’enfant, l’autre jour, j’aurais pu entendre « un cheveux », hausser les épaules, repartir à l’atelier et laisser passer la scène. Là, je l’ai attrapée. Non pas malgré mon oreille, mais à cause d’elle.|couper{180}
Carnets | janvier
26 janvier 2019
C’était une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L’enfant a pris un caillou, l’a glissé dans l’élastique, a pincé le cuir entre le pouce et l’index, a tendu, puis a lâché. Il savait que ça pouvait rater, comme d’habitude. Cette fois, ça a touché. L’oiseau a eu un bref déséquilibre, une aile à peine ouverte, puis il s’est couché sur le côté. Le gamin s’est approché avec le sourire qu’on a devant une réussite sans importance. Il s’attendait à voir l’animal repartir au dernier moment, comme si tout ça n’avait été qu’un jeu. Mais rien n’a bougé. Alors il a compris, d’un coup, qu’il avait tué un oiseau. Le premier. Il est resté là une seconde, juste à regarder. « Donc le hasard peut faire ça aussi », a-t-il pensé, sans phrases complètes. Il a ramassé le corps tiède et léger, l’a lancé par-dessus la haie, et il a décidé de ne plus y revenir. Le reste de la journée s’est mal tenu. Il n’avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas seulement l’oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la tête une gêne continue, comme un bruit de fond qu’on n’arrive pas à baisser. Tout ce qu’il faisait passait par cette gêne. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient déplacés, comme si le décor appartenait désormais à quelqu’un d’autre. Il n’a rien dit. Il sentait confusément que les mots n’aideraient pas, qu’ils rendraient la chose plus réelle encore. Le soir, son père est rentré, il l’a embrassé. Après le repas, la télévision parlait d’une guerre lointaine. Les images défilaient, les voix aussi, et les parents s’enfonçaient dans le sommeil, chacun sur son canapé. L’enfant caressait le chien sans y penser. La mère s’est réveillée, a dit d’aller au lit, demain il y avait école. Dans sa chambre, il a allumé sa lampe torche et a repris le livre qu’il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n’entrait. Il a éteint. Dans le noir, l’oiseau est revenu une fois, très net, puis il s’est endormi.|couper{180}
Carnets | janvier
Mensonge et vérité, les outils de l’art
Le mensonge et la vérité ne sont pas pour moi des idées générales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu’est une vérité si je ne la vois pas d’abord se déguiser, se déplacer, me tromper. Je peins, j’écris, et je m’aperçois que ce que j’appelais sincérité, au début, était souvent une pose involontaire : une manière de tenir le monde à distance en me racontant que je l’attrapais. Il m’a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu’elles mentent au réel, mais parce qu’elles m’épargnaient — pour comprendre peu à peu ce que je cherchais. Je ne crois pas à une vérité commune où l’on se retrouverait tous, comme à une place centrale. Ce rêve-là ressemble à d’autres rêves consolants : un paradis d’origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La vérité, en revanche, est morcelée, locale, liée à un corps et à son rythme ; elle change dès que je change. Et elle se cache sous des mensonges très simples : les premiers, ceux de l’enfance, qu’on oublie de ranger en lieu sûr ; puis ceux de l’âge adulte, plus raffinés, plus honnêtes en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d’inquiétude. On s’y habitue. On les confond avec soi. Jusqu’au moment où ça craque : une toile qu’on n’arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne répond plus. Là, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s’explique pas. À la fin il ne reste pas une morale, ni un système, mais un silence net, sans adjectif, parce qu’il est déjà tout ce qu’il faut pour dire ce qui a été vrai et ce qui a menti.|couper{180}
Carnets | janvier
Tuer un oiseau
Un jour j’ai volé les ciseaux de couturière de ma mère pour découper un élastique dans une vieille chambre à air. Un jour j’ai pris un couteau et j’ai coupé une branche, parce que j’y voyais la fourche parfaite pour un lance-pierre. Un jour j’ai ramassé une pierre, froide, indifférente, posée là depuis un temps que je ne savais pas compter. Un jour j’ai vu sur la neige un oiseau noir, minuscule, nerveux. Un jour j’ai tendu l’élastique, j’ai lâché, sans pensée, avec la précision de ceux qui veulent toucher. Un jour il n’y a pas eu de bruit. Seulement une tache rouge qui s’est ouverte dans le blanc. Je me suis approché. L’oiseau ne s’est pas relevé. C’est là, d’un seul coup, que j’ai compris : j’avais tué.|couper{180}
Carnets | janvier
désobéir
La désobéissance n’est pas chez moi un caprice. Elle surgit quand une injonction me demande de renoncer à quelque chose d’essentiel. Je peux obéir à ce qui protège, à ce qui canalise, à ce qui m’empêche de nuire. Je peux apprendre à différer, à tenir mes pulsions, à me taire quand il le faut. Mais dès qu’on touche à la liberté intérieure — celle qui me permet de penser, de créer, de dire non sans haine —, la désobéissance devient une question de survie. Ce n’est pas “faire n’importe quoi”. C’est refuser l’humiliation sous une forme polie. Dans l’atelier, cette frontière est claire : on vous tend des recettes, des styles, des goûts dominants, des phrases toutes faites sur ce qui se vend, ce qui rassure, ce qui “ne dérange pas trop”. L’artiste qui cède à cela peint avec la main de quelqu’un d’autre. La désobéissance commence là : dans le refus du poncif, dans le refus d’un beau convenable, dans le refus d’une œuvre qui flatte au lieu d’ouvrir une plaie. Si une peinture heurte, ce n’est pas pour le spectacle de la violence ; c’est parce qu’elle met le doigt sur une zone fragile, là où la bienséance masque une sauvagerie intacte. Nous vivons une époque où deux barbaries se croisent. L’ancienne — meurtre, viol, pillage — n’a jamais disparu ; elle change de visage, elle s’habille de prétextes, mais reste ce qu’elle est : une violence qui s’autorise elle-même. L’autre est plus froide : elle se dit raisonnable, efficace, nécessaire. Elle détruit sans sang visible, par calcul, au nom du bien-être d’une minorité. Elle ravage des vies, des pays, des milieux, et s’excuse ensuite avec des chiffres. Entre les deux, la peur prospère et la parole publique se fige. On demande aux gens d’être sages pendant qu’on leur retire les moyens de vivre. On invoque des “valeurs” à ceux qui n’ont plus de quoi nourrir leurs enfants. C’est là que reparaît l’hésitation la plus simple : parler ou casser. Rester dans le cadre ou le rompre. Les gilets jaunes ont porté cette hésitation à ciel ouvert. Le mouvement a montré à quel point le pouvoir se nourrit de nos scrupules : si nous dialoguons, il temporise et continue ; si nous explosons, il réprime et continue. Dans les deux cas, il continue. Alors que faire ? Je ne connais pas de solution propre. Je sais seulement ceci : l’art n’a aucun sens s’il s’aligne sur la peur. Peindre des paysages “jolis” comme si le monde n’était pas en train de se durcir, écrire des textes qui s’excusent d’exister, c’est ajouter une couche de somnifère à une époque déjà anesthésiée. La désobéissance artistique n’est pas une posture héroïque ; c’est une obligation minimale : tenir sa place sans se mentir. Faire une œuvre qui refuse la langue des dominants, qui refuse le confort du consensus, qui rend visible ce que tout le monde préfère laisser hors champ. Si quelque chose peut encore déplacer les mentalités, ce ne sera pas une morale de plus. Ce sera une somme de gestes précis, tenus, risqués, qui cessent de demander la permission. J’en appelle à cela : que les artistes désobéissent d’abord dans leurs œuvres, sans slogan, sans prudence prophylactique, et qu’ils acceptent d’y mettre leur peau. Que cette désobéissance-là circule. Qu’elle devienne contagieuse.|couper{180}
Carnets | janvier
23 janvier 2019
Rien que le vent : il prend les cimes, les tord, les vide, redescend en nappes sur la plaine, rase l’herbe comme une main distraite, puis revient, sans objectif, sans forme fixe, avec cette obstination de chose vivante qui n’a pas de visage. Je lui ai donné ma vie, ou peut-être est-ce lui qui m’a pris : un état de veille flottante, un pays inventé à force de déplacements, un autre pays que j’ai tenté de lire dans les yeux des gens, et qui se défaisait dès que je croyais l’atteindre. Le vent ne promet rien, il n’explique pas ; il passe, il insiste, il recommence. Il est l’allié du silence, celui qui répond au silence par une épaisseur supplémentaire, par une pression dans les oreilles, par une vibration dans les vitres. Alors j’écoute : la pluie qui frappe les pavés jusqu’à les faire sonner comme une monnaie pauvre, les oiseaux qui crient avant le jour, non pour annoncer l’aube mais pour vérifier qu’elle existe encore. Chaque fois je recommence le monde dans ma tête, et chaque fois je me présente à son enterrement, à l’heure, comme on va à un rendez-vous qu’on ne croit pas pouvoir éviter. Et je me surprends à applaudir, non par joie mais par réflexe, comme si tout cela n’était qu’une représentation qui exige sa relance : encore, vas-y, refais. Le vent traverse les champs chauffés, soulève la poussière des blés, s’accroche un instant à tes cheveux, y fait un désordre d’enfance, puis il lâche. Un trou net s’ouvre, tout retombe, je reste sans savoir ce qui vient après, et le monde se tait d’un seul coup, avec sa facilité de monde qu’on oublie. Alors, dans cette stupeur, je bats des mains encore une fois, presque contre moi-même, et le souffle revient. Le vent repart. Le silence aussi. Et je repars avec eux, sans autre fil que cette reprise infinie.|couper{180}
Carnets | janvier
Le ciel bleu d’hiver
Sous mes semelles l’herbe gelée crisse, sèche, coupante. Par moments ça glisse ; le corps rattrape, les bras s’écartent une seconde puis se recollent au manteau. L’air pique. À chaque souffle une buée blanchit devant moi. Le nez coule, je renifle, mains dans les poches, et j’avance. La forêt est loin. Dix kilomètres, peut-être plus : un nombre-refrain dans la tête, à répéter pour tenir. Je suis parti jeudi, juste après le petit déjeuner. La maison était trop pleine, trop serrée ; des voix, des portes, la cuisine chauffée mais quelque chose restait froid en moi. J’ai ouvert le portail en le retenant du bout des doigts pour qu’il ne grince pas. La cour, les fenêtres, les “m’sieurs-dames” lancés au vide sans me retourner, et la route prise d’un coup, comme on se sauve. Ça fait longtemps que je marche. Le ciel est d’un bleu net, lavé par les orages de la veille. Tout est plus clair. Sur le pont de l’Aumance je me suis arrêté. L’eau passait vite entre les pierres avec un bruit mince, continu. Dans le courant, les herbes se pliaient et revenaient, encore et encore, sans décider de céder. J’ai sorti la cigarette volée à ma mère. Je l’ai tenue comme je voyais faire les grands, lentement, d’un air sérieux, presque cérémoniel, et je l’ai allumée. La fumée m’a griffé la gorge ; j’ai toussé, vexé et fier à la fois, parce que tousser, c’était leur ressembler un peu. Je suis reparti. Les champs labourés s’ouvraient à perte de vue : terre sombre, dure, retournée en mottes lourdes, et, tout au bout, une bande plus noire encore. L’orée. La route s’y enfonçait et disparaissait presque aussitôt. Là-bas, déjà, le froid changeait de nature ; il devenait calme. Les arbres étaient tels que je les voulais : droits, serrés, silencieux. Ils ne bougeaient pas, sauf un craquement de temps en temps, un travail lent de bois et de vent. Je les sentais liés entre eux par quelque chose de souterrain, de têtu, une vie qui ne s’exhibe pas. Quand l’un tombait, il ne quittait pas vraiment le groupe : il passait dessous, sombre, patient, dans les racines des autres. Je suis entré sous leur voûte. La route a disparu derrière moi. J’ai marché plus doucement. Un peu plus loin, tout ce que j’avais laissé dans la maison semblait déjà loin, comme si ça appartenait à un autre jour.|couper{180}
Carnets | janvier
La voix de Félix Leclerc
La première fois que j’ai entendu sa voix, j’étais enfant et je traversais une période trouble, cette sensation de courir sans avancer, de faire des gestes pour rester au même endroit. La radio était allumée quelque part, je ne cherchais rien, et la voix est arrivée comme une présence. Grave, chaude, sans emphase, et pourtant tenue par quelque chose de ferme dessous : pas la bonté de façade, pas la gentillesse que les adultes s’obstinaient à jouer autour de moi, mais une force retenue, une réserve d’ombre. Félix Leclerc, je le sentais ainsi, non pas comme un homme aimable, mais comme un homme qui garde en lui une part sauvage et qui la protège. Ses chansons avaient l’air simples, presque douces, mais cette douceur était bordée par l’âpreté, comme si chaque phrase se savait capable de mordre. Les gens prenaient le bijou et oubliaient l’écrin ; moi j’entendais l’écrin, j’entendais ce qui entourait les mots. Longtemps je n’ai pas écouté les paroles : je me laissais porter par la matière même de la voix, son rythme, ses creux, l’endroit où elle vibrait, l’endroit où elle se taisait. Elle me faisait un abri, pas un abri sucré, un abri réel, où l’on peut respirer quand le monde ment. Plus tard seulement, en reprenant ces chansons avec une oreille neuve, j’ai compris que la poésie n’est pas une décoration mais une manière d’approcher ce qui effraie sans se dérober. Des mots très simples peuvent tenir au plus près du mystère ou de l’horreur, sans les flatter ni les expliquer. On peut rester à la surface et dire “c’est joli”, comme on dit “c’est gentil”. Mais quand la voix et les mots se rejoignent vraiment, il se produit autre chose : une phrase vous traverse, vous laisse une trace physique, et vous comprenez que ce que vous appeliez douceur n’était qu’une forme de courage. Une chanson comme ça ne passe pas ; elle se fixe, et vous accompagne longtemps après que l’enfance a cessé. Né à La Tuque, en Haute-Mauricie, en 1914, Félix Leclerc a d’abord été annonceur dans une station radiophonique de Québec, puis de Trois-Rivières, après des études au Juniorat du Sacré-Cœur et à l’Université d’Ottawa. Arrivé à Montréal, en 1939, il interprète sa première chanson sur les ondes de Radio-Canada où il se fait aussi connaître comme comédien. Il obtient un grand succès littéraire avec sa trilogie Adagio, Allegro et Andante, et avec ses pièces de théâtre. En 1950, il se produit sur la scène de l’ABC de Paris et est rapidement consacré vedette internationale. Lauréat du Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros, à trois reprises, il obtient plusieurs autres distinctions au cours de sa prestigieuse carrière. Son prénom est associé à un trophée, le Félix, remis à l’occasion du gala annuel de l’Association de l’industrie du disque du Québec. Il meurt le 8 août 1988, dans l’Île d’Orléans, où il s’était réfugié dans les années 1960. "Le calepin d'un flâneur, page 1")|couper{180}
Carnets | janvier
Seul avec le minotaure
Depuis le début de l’année, je suis entré dans un labyrinthe. Pas celui des livres, mais le mien : une suite de couloirs intérieurs où, à chaque tournant, je me retrouve devant la même question de geste, de couleur, de nécessité. J’avance sans arme, sans plan affiché. Mon fil d’Ariane n’est pas une méthode : c’est une sensation très simple, presque physique, du juste et du faux. Quand je prends un pinceau, je le sais tout de suite. Si le geste n’a pas d’intention, il sonne creux. Si le tableau ne tient pas entre le monde et moi comme un passage indispensable, il devient décor. Alors je reviens en arrière, je reprends, je m’entête dans une direction, puis je la quitte si elle ment. Dans les mythes, il y a toujours, au centre du labyrinthe, une chambre où l’on doit rencontrer ce qu’on est venu chercher. En Crète, c’était l’antre du Minotaure : un monstre caché pour que personne ne le voie, nourri par des sacrifices, et que Thésée finit par tuer en suivant un fil. Je ne suis pas Thésée. Je n’ai pas l’idée d’une victoire. Je ne sais même pas si l’on sort vraiment d’un labyrinthe de ce genre. Mais l’image m’aide parce qu’elle dit la vérité de l’expérience : on ne s’engage pas là-dedans pour se distraire. On s’y engage parce qu’il y a quelque chose au centre qui appelle. Ce que je cherche, ce n’est pas un mythe, c’est la source de l’envie. Pourquoi peindre, si ce n’est pas pour toucher à ce point où le désir, l’amour, la compassion se remettent à circuler ? Pourquoi continuer, si ce n’est pas pour approcher une zone qui résiste, qui effraie un peu, et qui pourtant est la seule qui compte ? Le Minotaure, je ne sais pas encore s’il est dehors ou dedans. Peut-être les deux. Peut-être une même masse obscure : le monde tel qu’il va, et moi tel que je réagis — peur, honte, violence, besoin de sens. Je ne suis pas sûr qu’il faille “tuer” quoi que ce soit. Je marche plutôt pour voir, pour m’approcher, pour comprendre de quelle façon cette bête et moi sommes liés, et ce que cette liaison exige de mes tableaux, de ma vie, et de la place que j’essaie de tenir devant vous.|couper{180}
Carnets | janvier
L’argent
J’ai longtemps eu avec l’argent un rapport de fuite et de retour. Quand j’en avais, ça me faisait comme un repos étrange, une baisse de tension ; et presque aussitôt je cherchais à m’en débarrasser. Dépenser pour redevenir léger. Retrouver une pauvreté qui me paraissait plus vraie que l’aisance, plus proche de moi. Je ne me disais pas cela en ces termes, évidemment. Je sentais seulement qu’avec l’argent quelque chose se figeait en moi, et qu’en le perdant je respirais de nouveau. Je me suis construit là-dessus, au point que ma vie professionnelle aurait été toute autre si j’avais voulu garder, accumuler, viser. Je n’ai pas visé. J’ai passé mon temps à défaire ce que je gagnais, comme si le gain portait une menace. Mon père est dans cette histoire, au centre. Voyageur de commerce, absent des journées entières, il rentrait le week-end avec une énergie impatiente, prête à rattraper ce qu’il pensait avoir laissé filer. Il s’installait dans son bureau, pipe au bec, dans un fauteuil de cuir près de la cheminée, et il écrivait un programme pour tout le monde. Il fallait s’y tenir. L’hiver approchant, il faisait rentrer des stères de bois pour les deux cheminées. La maison en débordait. Je revois le tas comme une falaise. Je devais charger la brouette, la pousser au fond du jardin, revenir, recommencer. Chaque aller-retour me prenait un âge. Quand je retrouvais le tas, il me semblait intact, comme si je poussais du vide. Peu à peu je comprenais que ça diminuait, mais cette compréhension ne me soulageait pas : elle ajoutait juste la certitude du temps perdu et de ce qui restait encore à faire. J’aurais voulu être ailleurs. Jouer. Tailler des arcs. Partir en vélo rejoindre la forêt. Ou tenir ma canne au bord du Cher, ce fleuve gris où flottaient parfois des plaques grasses de sang venues des abattoirs, comme si le paysage lui-même avait sa part d’horreur ordinaire. Après le bois, mon père prenait une boîte à gâteaux en fer sur l’étagère et y jetait un ou deux billets. “Voilà ton argent de poche.” Parfois il rentrait content d’un contrat, sortait des billets de sa poche, les glissait dans la tirelire. Je croyais que c’était la mienne. C’était la nôtre, à mon frère et moi. Lui, plus jeune de trois ans, ne poussait pas les brouettes avec moi. Il ne semblait pas appartenir à cette corvée. Quand je m’en aperçois aujourd’hui, je comprends mieux la distance qui s’est mise entre nous : pas seulement la différence d’âge, mais la différence de charge. Moi, j’étais celui qu’on mettait au travail, et peut-être celui sur qui on comptait. Et pourtant, que je sue ou non, la boîte à gâteaux se remplissait toujours. L’argent venait comme une récompense, ou comme un ciel qui pleut sans raison. Il fallait peiner pour l’avoir, et en même temps il tombait sans lien visible avec l’effort. Cette incohérence a fait son nid en moi. Longtemps, l’argent et mon père se sont confondus : le poids de la corvée, la brusque générosité, le mélange de dette et de cadeau. Ce n’est qu’après sa mort, dans le manque brutal qu’elle a creusé, que j’ai compris pourquoi je m’étais tenu si près du manque d’argent : c’était une manière de rester à la distance exacte où je pouvais encore le sentir sans retomber sous sa loi. illustration exercice à l'encre de chine, travail d'enfant|couper{180}
Carnets | janvier
Se cacher et n’être jamais découvert : le vrai pire des contes
Dans les contes, il y a toujours une porte qu’on ouvre sur le pire. Ogresse, dragon, forêt interdite, chambre au fond du couloir : peu importe le costume, c’est la même fonction. Il faut que le héros y entre, qu’il s’y cogne, qu’il en ressorte changé. Enfant, je lisais ça comme on lit une carte du monde. J’y cherchais le frisson et j’y apprenais la règle : s’attendre au pire fait partie du voyage. J’ai grandi avec cette attente collée à la peau. Le dehors était une antichambre, la jungle commençait à la limite de la maison, et je croyais que le pire avait un nom simple : la mort. Quelque chose de noir au bout de la route. Puis j’ai compris, par une logique presque enfantine elle aussi, que ça ne tenait pas. La mort, une fois là, ne laisse plus personne se marier, ni revenir raconter l’histoire. Le pire devait se trouver avant. J’ai pensé à vieillir — Brel le dit mieux que moi. J’ai vieilli. Ce n’est pas drôle tous les jours, mais ce n’est pas l’ogre non plus. On passe encore des seuils, on rit, on tient. Alors j’ai eu ce doute embarrassant : et si j’étais passé à côté ? Si, sans m’en rendre compte, j’avais contourné le pire comme on contourne une ville qu’on ne visitera jamais ? Passer à côté du pire, c’est comme passer à côté du meilleur : on avance quand même, mais avec une sorte de fadeur persistante, le goût tiède d’un plat qui a manqué de sel. C’est là qu’une phrase me revient, non comme une morale mais comme un éclair : il n’y a rien de pire que de se cacher et de n’être jamais découvert. Je la reconnais parce qu’elle parle de ce que font les contes en nous : ils nous apprennent à sortir de la cachette pour être trouvés, pour être mis à l’épreuve, pour devenir quelqu’un qui peut enfin affronter ce qui l’attend. Et je me demande, sans ironie cette fois, si mon pire à moi n’a pas toujours été celui-là : me tenir à l’écart de la rencontre, rester hors champ, et appeler ensuite ça prudence ou liberté. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | janvier
L’émotion en France : entre exposition et exhibition
En anglais, “exhibition” veut dire exposition ; en français, le mot regarde de travers celui qui déborde. Cette différence suffit à dire notre malaise : un peintre peut s’exposer, mais s’il s’exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre à l’émotion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J’ai grandi avec ce réflexe autour de moi, mais je ne l’ai jamais porté très bien. Il y a en moi un pli d’origine, une façon de ne pas tenir la bride quand ça monte. Je ne pleure pas “pour faire pleurer”. Je pleure parce que quelque chose déborde et qu’il n’y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus ça vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d’hiver soudain lavé, et ça remonte. Et je sais à quel moment la peur apparaît : pas la peur qu’on me trouve ridicule, ça je m’en arrange ; la peur qu’on me voie vrai, nu, pris en flagrant délit de vulnérabilité. C’est là que la bienséance française est la plus cruelle : elle ne t’interdit pas de sentir, elle t’interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d’être poli même avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l’écris. Je m’expose et je m’exhibe en même temps, et tant pis si ça gêne. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu’on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu’aujourd’hui la lumière a été limpide, presque insolente au cœur de l’hiver, et que cette insolence-là m’a touché comme un rappel : on est encore là, et c’est déjà beaucoup. illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989|couper{180}