Les Chinois ont regardé l’ordre du ciel avec une admiration si entière qu’ils ont voulu lui donner un équivalent sur terre. Le confucianisme a été ce modèle : un monde réglé comme une horloge, l’empereur au centre, soleil humain censé refléter le mouvement immuable des choses. Sauf que la terre ne consent pas à l’immuable. On peut calculer l’éclipse dans mille ans, mais on ne sait pas dire le temps qu’il fera demain. Ici, tout dévie, tout bifurque, tout surprend. L’imprévisible n’est pas un accident : c’est la loi du sol. Tchouang Tseu le prend au sérieux et en tire une méthode. Le Tao, chez lui, n’est pas un slogan de bien-être ; c’est une discipline d’accueil. Se fondre dans l’événement, ne pas lui opposer une raideur inutile, laisser passer les choses sans les prendre pour soi. Aucun effort n’est plus précieux que celui de ne pas s’arc-bouter contre ce qui arrive. Montaigne dira plus tard quelque chose d’analogue, Spinoza aussi : le bonheur n’est pas dehors, la tristesse non plus, et nos catastrophes viennent souvent de ce que nous faisons nôtre ce qui ne nous regarde pas. À partir de là, tout se joue dans une économie du désir : apprendre à ne pas courir derrière les objets comme s’ils pouvaient nous stabiliser.
Ce qui rend notre époque si fatigante, c’est qu’elle a remplacé ce vieux trésor d’expérience par une fabrique continue de sens factice. On n’a pas seulement oublié les philosophes : on les a rendus inutiles. Le bonheur est devenu un marché, et le marché a besoin d’un désir qui ne se satisfait jamais. Le mot d’ordre n’est plus “comprendre” mais “kiffer”. Chaque plateforme, chaque écran, chaque notification te rappelle que tu dois vouloir quelque chose maintenant — et que si tu ne veux rien, tu sors du champ. L’algorithme n’aime pas le silence. Il faut produire, réagir, s’acheter une émotion prête à l’emploi. Dès qu’une inquiétude apparaît, une boutique s’ouvre, un stage promet de la dissoudre, un discours l’enrobe de recettes. Le consommateur idéal est un être affamé qui confond ses besoins avec des objets disponibles. On lui vend la paix au mois, la joie en abonnement, la liberté en forfait. Et quand il obtient ce qu’il a désiré, on a déjà prévu le désir suivant. Ce mouvement n’est pas une théorie : on le sent dans les corps, dans la vitesse, dans la fatigue, dans ces maladies qui reviennent sous d’autres noms — dépressions, burn-out, effondrements nerveux — comme si la vieille détresse humaine trouvait simplement des costumes neufs pour traverser nos villes bien éclairées.
Je ne crois pas qu’on sorte de là par une doctrine de plus. Je le vois mieux dans un autre endroit, plus bas, plus bruyant : les ateliers où je peins avec des enfants. Eux ne cherchent pas le bonheur, ils le confondent avec le fait de vivre. Ils passent du rire à la colère, de la concentration à l’oubli, sans se sentir obligés de tenir une image d’eux-mêmes. Ils sont imprévisibles, et c’est leur santé. Alors j’essaie, moi aussi, d’entrer dans leur rythme : me fondre dans le brouhaha, dans la justesse nue des réactions, sans m’arc-bouter contre l’événement. Je sors rincé parfois, mais remis à sa place. Et sur la route du retour, au volant de ma vieille voiture cabossée, il m’arrive de rire tout seul : un rire qui n’achète rien, qui ne prouve rien, qui ressemble, pour une minute, à la paix.
illustration Photographie Dominique Kret, 2019