C’était une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L’enfant a pris un caillou, l’a glissé dans l’élastique, a pincé le cuir entre le pouce et l’index, a tendu, puis a lâché. Il savait que ça pouvait rater, comme d’habitude. Cette fois, ça a touché. L’oiseau a eu un bref déséquilibre, une aile à peine ouverte, puis il s’est couché sur le côté. Le gamin s’est approché avec le sourire qu’on a devant une réussite sans importance. Il s’attendait à voir l’animal repartir au dernier moment, comme si tout ça n’avait été qu’un jeu. Mais rien n’a bougé. Alors il a compris, d’un coup, qu’il avait tué un oiseau. Le premier. Il est resté là une seconde, juste à regarder. « Donc le hasard peut faire ça aussi », a-t-il pensé, sans phrases complètes. Il a ramassé le corps tiède et léger, l’a lancé par-dessus la haie, et il a décidé de ne plus y revenir. Le reste de la journée s’est mal tenu. Il n’avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas seulement l’oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la tête une gêne continue, comme un bruit de fond qu’on n’arrive pas à baisser. Tout ce qu’il faisait passait par cette gêne. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient déplacés, comme si le décor appartenait désormais à quelqu’un d’autre. Il n’a rien dit. Il sentait confusément que les mots n’aideraient pas, qu’ils rendraient la chose plus réelle encore. Le soir, son père est rentré, il l’a embrassé. Après le repas, la télévision parlait d’une guerre lointaine. Les images défilaient, les voix aussi, et les parents s’enfonçaient dans le sommeil, chacun sur son canapé. L’enfant caressait le chien sans y penser. La mère s’est réveillée, a dit d’aller au lit, demain il y avait école. Dans sa chambre, il a allumé sa lampe torche et a repris le livre qu’il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n’entrait. Il a éteint. Dans le noir, l’oiseau est revenu une fois, très net, puis il s’est endormi.
26 janvier 2019
Pour continuer
Carnets | janvier
29 janvier 2019
Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue à elle, faite de raccourcis, de sons avalés, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m’en aperçois à la fatigue que ça met dans les conversations : je fais répéter, je colle mon visage au visage de l’autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidité, par pudeur, par gêne d’être repéré. Aujourd’hui je ne joue plus. Je demande. Je fais répéter. J’assume l’onde brouillée qui me reste et, avec ça, j’évite les malentendus. Elle est venue en vacances. À l’heure du goûter, elle m’a regardé droit, a pointé le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J’ai d’abord cru à une fantaisie de plus. Je me suis approché, j’ai dit « quoi ? », elle a répété, même son, même assurance. Alors j’ai ouvert le frigo. Son doigt est allé tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j’ai compris. On a ri. Ou plutôt j’ai ri intérieurement, elle, déjà passée à autre chose. Je n’ai rien raconté ensuite. Pas à sa mère, pas à son père, pas à ma femme. Je gardais la scène pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon café à la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achevé, inachevé. Deux plateaux sur la table, comme si la journée devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voilà que « ah je veux » s’est collé à « achevé ». Vouloir, achever : la même poussée. Achever, c’est finir, oui. Mais c’est aussi porter le coup de trop, celui qui met définitivement à terre ce qui respirait encore. Cette proximité me gêne. Elle éclaire peut-être ma manière de peindre. Je laisse tant de toiles à demi levées, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l’idée. Ne pas fermer trop tôt. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder à l’œuvre une chance de continuer sans moi, et à moi la possibilité d’y revenir sans devoir l’achever. C’est un pacte de survie, à deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n’avais pas fait répéter l’enfant, l’autre jour, j’aurais pu entendre « un cheveux », hausser les épaules, repartir à l’atelier et laisser passer la scène. Là, je l’ai attrapée. Non pas malgré mon oreille, mais à cause d’elle.|couper{180}
Carnets | janvier
Mensonge et vérité, les outils de l’art
Le mensonge et la vérité ne sont pas pour moi des idées générales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu’est une vérité si je ne la vois pas d’abord se déguiser, se déplacer, me tromper. Je peins, j’écris, et je m’aperçois que ce que j’appelais sincérité, au début, était souvent une pose involontaire : une manière de tenir le monde à distance en me racontant que je l’attrapais. Il m’a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu’elles mentent au réel, mais parce qu’elles m’épargnaient — pour comprendre peu à peu ce que je cherchais. Je ne crois pas à une vérité commune où l’on se retrouverait tous, comme à une place centrale. Ce rêve-là ressemble à d’autres rêves consolants : un paradis d’origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La vérité, en revanche, est morcelée, locale, liée à un corps et à son rythme ; elle change dès que je change. Et elle se cache sous des mensonges très simples : les premiers, ceux de l’enfance, qu’on oublie de ranger en lieu sûr ; puis ceux de l’âge adulte, plus raffinés, plus honnêtes en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d’inquiétude. On s’y habitue. On les confond avec soi. Jusqu’au moment où ça craque : une toile qu’on n’arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne répond plus. Là, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s’explique pas. À la fin il ne reste pas une morale, ni un système, mais un silence net, sans adjectif, parce qu’il est déjà tout ce qu’il faut pour dire ce qui a été vrai et ce qui a menti.|couper{180}
Carnets | janvier
Tuer un oiseau
Un jour j’ai volé les ciseaux de couturière de ma mère pour découper un élastique dans une vieille chambre à air. Un jour j’ai pris un couteau et j’ai coupé une branche, parce que j’y voyais la fourche parfaite pour un lance-pierre. Un jour j’ai ramassé une pierre, froide, indifférente, posée là depuis un temps que je ne savais pas compter. Un jour j’ai vu sur la neige un oiseau noir, minuscule, nerveux. Un jour j’ai tendu l’élastique, j’ai lâché, sans pensée, avec la précision de ceux qui veulent toucher. Un jour il n’y a pas eu de bruit. Seulement une tache rouge qui s’est ouverte dans le blanc. Je me suis approché. L’oiseau ne s’est pas relevé. C’est là, d’un seul coup, que j’ai compris : j’avais tué.|couper{180}