07 janvier 2019

Aujourd’hui, je contourne une difficulté qui m’a collé des années : vouloir réussir quoi que ce soit. Je pose la toile, je m’assieds, et à chaque touche je ferme les yeux. Le pinceau avance sans contrôle visuel. Je sens seulement la résistance de la toile, l’épaisseur de la peinture, la zone humide qui s’élargit. Je continue jusqu’à recouvrir toute la surface de taches sans intention claire. Quand j’ouvre les yeux, le tableau est là, devant moi, et je le reconnais aussitôt comme “raté”. Pas parce qu’il est laid, mais parce qu’il tombe en dehors de l’idée que je me fais du réussi. Je suis face à l’envers de mon vieux réflexe.

Pourquoi ce réflexe existe-t-il ? Qu’est-ce qui, en moi, décide qu’une toile vaut ou ne vaut pas ? Je reviens toujours à l’enfance, à cette confusion fondatrice. Chez mes parents, réussir sa vie voulait dire une chose simple : un bon poste, la même entreprise, la progression lente, les échelons gravis un par un. Ce n’était pas une opinion, c’était une loi domestique, transmise sans discussion, comme si elle avait toujours été là.

En 1974, cette loi a explosé. Mon père a reçu sa lettre de licenciement après quinze ans d’entreprise. Il était passé de représentant à directeur commercial. Il travaillait tout le temps, allait au Conservatoire des Arts et Métiers le soir, courait après ce modèle avec une obstination dont je ne voyais que les effets secondaires : fatigue, impatience, colère. À la maison, il était là sans être là. Tout ce qui n’entrait pas dans la “réussite” l’agaçait : changer une ampoule, réparer une prise, c’était du temps volé à l’essentiel. Après le licenciement, le silence est tombé sur lui comme un couvercle. Son idée de la victoire s’écroulait, et avec elle la stabilité qu’il nous imposait. Mes notes et celles de mon frère se sont mises à chuter dans le même mouvement, comme si on glissait ensemble dans un pays où l’échec devenait la langue officielle. Les reproches pleuvaient : nous ne faisions pas que rater l’école, nous ratissions dans sa plaie.

À partir de là, j’ai vécu avec une certitude étrange : on échoue. On échoue d’abord, on échoue beaucoup, et la réussite n’est qu’un accident fragile. Je n’en voulais à personne ; je l’ai pris comme une constante de ma vie. À chaque ratage, quelque chose se dégradait en moi, mais j’avançais quand même, en accumulant ces échecs comme des trophées que personne ne voit. Peu à peu, mon esprit a relié tout ça : les déboires professionnels, les histoires d’amour qui s’effondrent, les voies abandonnées à mi-chemin. Comme si l’échec était devenu ma compétence la plus stable.

Le jour où j’ai compris que je cherchais l’échec autant que d’autres cherchent la réussite, un verrou a sauté. J’ai cessé d’y voir une malédiction ; j’y ai vu un système. La réussite des autres m’a alors paru transparente dans sa fragilité : un ami “installé”, une femme à son bras, des signes de bonheur bien tenus… je n’enviais rien de tout ça. Je voyais le fil qui pouvait casser. L’échec, lui, avait une régularité rassurante : on s’y retrouve.

Et j’ai fini par m’en servir. Dans la photographie, j’ai appris à tirer du négatif un positif. Dans un labo, on sait que l’image passe par son contraire : elle naît d’une inversion, d’un travail sur ce qui manque et ce qui se ternit. J’ai travaillé ainsi, seul, obstiné, sans croire vraiment à la victoire finale. Chaque étape franchie était aussitôt contestée par une exigence nouvelle ; avec ma patronne artiste, nous oscillions entre louanges et critiques, et notre relation suivait la même houle.

Ce que j’ai appris, au fond, c’est que la réussite et le bonheur sont souvent des chimères héritées, poursuivies sans examen, comme la trajectoire “normale” qu’on vous met dans les mains enfant. Les catastrophes ont au moins cette vertu : elles percent le décor, elles réveillent. Elles vous obligent à regarder ce qui est à vous, même si ce qui apparaît ressemble, à première vue, à un tableau raté.

illustration huile sur toile, pb 2019

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Carnets | janvier

29 janvier 2019

Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue à elle, faite de raccourcis, de sons avalés, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m’en aperçois à la fatigue que ça met dans les conversations : je fais répéter, je colle mon visage au visage de l’autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidité, par pudeur, par gêne d’être repéré. Aujourd’hui je ne joue plus. Je demande. Je fais répéter. J’assume l’onde brouillée qui me reste et, avec ça, j’évite les malentendus. Elle est venue en vacances. À l’heure du goûter, elle m’a regardé droit, a pointé le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J’ai d’abord cru à une fantaisie de plus. Je me suis approché, j’ai dit « quoi ? », elle a répété, même son, même assurance. Alors j’ai ouvert le frigo. Son doigt est allé tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j’ai compris. On a ri. Ou plutôt j’ai ri intérieurement, elle, déjà passée à autre chose. Je n’ai rien raconté ensuite. Pas à sa mère, pas à son père, pas à ma femme. Je gardais la scène pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon café à la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achevé, inachevé. Deux plateaux sur la table, comme si la journée devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voilà que « ah je veux » s’est collé à « achevé ». Vouloir, achever : la même poussée. Achever, c’est finir, oui. Mais c’est aussi porter le coup de trop, celui qui met définitivement à terre ce qui respirait encore. Cette proximité me gêne. Elle éclaire peut-être ma manière de peindre. Je laisse tant de toiles à demi levées, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l’idée. Ne pas fermer trop tôt. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder à l’œuvre une chance de continuer sans moi, et à moi la possibilité d’y revenir sans devoir l’achever. C’est un pacte de survie, à deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n’avais pas fait répéter l’enfant, l’autre jour, j’aurais pu entendre « un cheveux », hausser les épaules, repartir à l’atelier et laisser passer la scène. Là, je l’ai attrapée. Non pas malgré mon oreille, mais à cause d’elle.|couper{180}

Carnets | janvier

26 janvier 2019

C’était une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L’enfant a pris un caillou, l’a glissé dans l’élastique, a pincé le cuir entre le pouce et l’index, a tendu, puis a lâché. Il savait que ça pouvait rater, comme d’habitude. Cette fois, ça a touché. L’oiseau a eu un bref déséquilibre, une aile à peine ouverte, puis il s’est couché sur le côté. Le gamin s’est approché avec le sourire qu’on a devant une réussite sans importance. Il s’attendait à voir l’animal repartir au dernier moment, comme si tout ça n’avait été qu’un jeu. Mais rien n’a bougé. Alors il a compris, d’un coup, qu’il avait tué un oiseau. Le premier. Il est resté là une seconde, juste à regarder. « Donc le hasard peut faire ça aussi », a-t-il pensé, sans phrases complètes. Il a ramassé le corps tiède et léger, l’a lancé par-dessus la haie, et il a décidé de ne plus y revenir. Le reste de la journée s’est mal tenu. Il n’avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas seulement l’oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la tête une gêne continue, comme un bruit de fond qu’on n’arrive pas à baisser. Tout ce qu’il faisait passait par cette gêne. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient déplacés, comme si le décor appartenait désormais à quelqu’un d’autre. Il n’a rien dit. Il sentait confusément que les mots n’aideraient pas, qu’ils rendraient la chose plus réelle encore. Le soir, son père est rentré, il l’a embrassé. Après le repas, la télévision parlait d’une guerre lointaine. Les images défilaient, les voix aussi, et les parents s’enfonçaient dans le sommeil, chacun sur son canapé. L’enfant caressait le chien sans y penser. La mère s’est réveillée, a dit d’aller au lit, demain il y avait école. Dans sa chambre, il a allumé sa lampe torche et a repris le livre qu’il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n’entrait. Il a éteint. Dans le noir, l’oiseau est revenu une fois, très net, puis il s’est endormi.|couper{180}

Carnets | janvier

Mensonge et vérité, les outils de l’art

Le mensonge et la vérité ne sont pas pour moi des idées générales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu’est une vérité si je ne la vois pas d’abord se déguiser, se déplacer, me tromper. Je peins, j’écris, et je m’aperçois que ce que j’appelais sincérité, au début, était souvent une pose involontaire : une manière de tenir le monde à distance en me racontant que je l’attrapais. Il m’a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu’elles mentent au réel, mais parce qu’elles m’épargnaient — pour comprendre peu à peu ce que je cherchais. Je ne crois pas à une vérité commune où l’on se retrouverait tous, comme à une place centrale. Ce rêve-là ressemble à d’autres rêves consolants : un paradis d’origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La vérité, en revanche, est morcelée, locale, liée à un corps et à son rythme ; elle change dès que je change. Et elle se cache sous des mensonges très simples : les premiers, ceux de l’enfance, qu’on oublie de ranger en lieu sûr ; puis ceux de l’âge adulte, plus raffinés, plus honnêtes en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d’inquiétude. On s’y habitue. On les confond avec soi. Jusqu’au moment où ça craque : une toile qu’on n’arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne répond plus. Là, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s’explique pas. À la fin il ne reste pas une morale, ni un système, mais un silence net, sans adjectif, parce qu’il est déjà tout ce qu’il faut pour dire ce qui a été vrai et ce qui a menti.|couper{180}