Aujourd’hui, je vais contourner une grande difficulté dans ma vie : celle de vouloir réussir quoi que ce soit. Je m’installe devant ma toile, ferme les yeux à chaque touche de peinture que je dépose. Je peins à l’aveugle, jusqu’à ce que toute la surface soit recouverte de taches informes. Lorsque j’ouvre enfin les yeux, je découvre un tableau qui n’est pas réussi, un tableau que je classerais volontiers parmi les œuvres ratées. Me voilà face au contraire de ce que j’ai toujours perçu comme étant la réussite.
Mais qu’est-ce qui ferait que ce tableau soit réussi ? Pourquoi le juger raté ? D’où me viennent ces idées de réussite et d’échec ? Inévitablement, je reviens à l’immense confusion de mon enfance. Pour mes parents, réussir sa vie, c’était obtenir un bon emploi, progresser dans la même entreprise pendant des années, et gravir patiemment les échelons. Cette vision leur avait été transmise par leurs parents et ceux de leurs parents avant eux. En somme, l’idée de la réussite professionnelle n’avait guère changé depuis des générations.
En 1974, lorsque mon père reçut sa lettre de licenciement après quinze ans passés dans la même entreprise, il avait gravi les échelons de représentant à directeur commercial. Il avait travaillé sans relâche, passant ses soirées et weekends au Conservatoire des Arts et Métiers pour se former davantage. Mais à la maison, c’était un homme absent, stressé, souvent colérique. Il abordait les tâches domestiques à contrecœur, rongé par l’idée de négliger ce qu’il considérait comme plus important que de changer une ampoule ou réparer une prise défectueuse.
Après son licenciement, il sombra dans le mutisme et la colère. Son modèle de réussite s’effondra, et avec lui, l’image de stabilité qu’il nous avait imposée. Mes résultats scolaires et ceux de mon frère déclinèrent en parallèle, comme si nous l’accompagnions dans ce nouveau territoire d’échec. Les reproches, les insultes pleuvaient : pourquoi aggraver encore sa détresse par nos mauvais résultats ?
Ce fut le début d’une longue série de tentatives et d’échecs dans tous les aspects de ma vie. Loin d’en blâmer qui que ce soit, j’ai assumé cet échec comme une constante, voyant la réussite comme une valeur instable et insaisissable. À chaque échec, mon estime de moi se détériorait, mais je persévérais malgré tout, accumulant les ratages comme autant de trophées invisibles. Mon esprit analogique traçait des ponts entre échecs professionnels, sentimentaux et autres, comme si l’échec était devenu ma véritable compétence.
Le jour où j’ai réalisé que je cherchais l’échec autant que d’autres cherchent la réussite, ma vie a changé. J’ai adopté une philosophie de l’échec, le tenant pour évident, normal et inéluctable. J’observais les réussites des autres avec un œil critique : un ami dans un job en or, une belle femme à son bras, rien de cela ne me faisait envie, car je savais combien ces réussites étaient fragiles et éphémères. L’échec, lui, offrait une stabilité dans sa régularité.
En prenant conscience de ce mécanisme, je l’ai exploité. Travaillant comme photographe, j’ai appris à tirer le meilleur des négatifs dans mon laboratoire. Négatif, positif… Un apprentissage solitaire et acharné, où chaque réussite était contestée par de nouvelles exigences. Mon travail ne satisfaisait jamais vraiment les attentes fluctuantes de ma patronne artiste, et nous oscillâmes entre louanges et critiques, en même temps que notre relation personnelle faisait des allers-retours.
J’ai découvert que la réussite et le bonheur étaient pour beaucoup des chimères poursuivies aveuglément, des idées héritées sans questionnement. Les catastrophes ont cette vertu de nous réveiller de l’illusion, nous ramenant à ce qui est véritablement nôtre, même si cela ressemble parfois à un tableau raté.