Les Chinois, fascinés par la justesse de l’ordre céleste, avaient imaginé pouvoir en faire un modèle sur terre, et le Confucianisme devint pour un temps la référence éthique. L’empereur, tel un soleil, occupait le centre du monde, symbolisant l’ordre immuable des choses. Mais ce qui fonctionne pour le ciel ne fonctionne pas toujours sur terre : si nous sommes capables de prédire l’heure du coucher du soleil dans mille ans avec une marge d’erreur ridicule, nous restons impuissants face à la météo du lendemain.

Sur terre, à l’inverse du ciel, règne l’imprévisible. C’est ce que Tchouang Tseu, deux mille ans avant Montaigne, avait compris en proposant une voie vers la paix, sinon le bonheur : le Tao. Le Tao consiste à se fondre sans effort dans chaque événement de la vie, à accepter sans lutte l’évidence de ce qui survient. Pour Tchouang Tseu, comme plus tard Montaigne et Spinoza, le bonheur ne se trouve pas à l’extérieur de soi. La tristesse, elle aussi, vient d’une erreur de perception, d’un attachement à ce qui ne nous concerne pas vraiment.

Dans notre monde insensé, une magicienne aux allures de charlatan est passée, réduisant en miettes des siècles de philosophie, de Platon à Spinoza en passant par les penseurs asiatiques. Ce qu’elle a laissé derrière elle, c’est une confusion magistrale autour de la recherche du bonheur. Le progrès, la vitesse et l’oubli ont engendré une société de loisirs et de plaisir instantané, où kiffer est devenu l’impératif collectif. Gare à celui qui n’aime pas, qui ne like pas. Il est marginalisé, voire torturé symboliquement pour confesser son incapacité à se vautrer dans les illusions de masse. Sur Facebook, l’inactif est censuré, jugé inutile à la croissance de cette machine à abrutir en masse.

Toute la sagesse accumulée par les philosophes a été balayée parce qu’elle entravait l’expansion des multinationales. Pour gouverner les foules, il faut les maintenir dans l’ignorance, et leur vendre à prix d’or une illusion de liberté, de bonheur, de paix. Tout est si bien calculé aujourd’hui : avec de l’argent, du pouvoir, les révolutions elles-mêmes sont prévues par des algorithmes, réduites à des fluctuations statistiques.

C’est pourquoi nous voyons fleurir les boutiques de bien-être, les cabinets de voyance et les coachs en bonheur, prêts à vendre à prix fort des recettes simplifiées pour se sentir libre et serein. Mais l’homme, éternel animal de désir, est le client idéal du grand capital. Chaque satisfaction appelle un nouveau manque, un nouveau désir. Les constructeurs l’ont bien compris, calibrant la durée de vie des objets à trois ans, synchronisés sur nos envies renouvelées. Le plaisir appelle à une satisfaction toujours plus rapide, et le banquier vous serre la main par téléphone pour financer le prochain caprice.

Sauf qu’à force de désirer sans fin, les choses se dérèglent. De vieilles maladies reviennent, habillées de nouveaux noms : dépression, burn-out, bipolarité, et autres fléaux d’antan. Les enfants, plus grands philosophes que nous, découvrent ce monde fou et y plongent plus vite que jamais. Plutôt que de relire un traité de philo, il n’est pas rare que je m’inspire de mes ateliers de peinture pour enfants, là où le bonheur, la joie et la paix se redéfinissent chaque jour dans le chaos imprévisible de leurs rires et de leurs éclats de voix. Je me fonds dans leur brouhaha comme un vieux taoïste, et je garde encore assez de souffle pour rire en rentrant au volant de ma vieille voiture cabossée.