janvier 2020
Carnets | janvier 2020
Le sas de l’écriture, le mur de Dubuffet
Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser. WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : « Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez. » Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais. Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir. Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés. Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole. Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite. On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent. Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus. Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige. Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre. Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.|couper{180}
Carnets | janvier 2020
Séraphine de Senlis
Je suis allé au musée pour Picasso. C’était l’intention. La raison. Mais c’est un tableau de Séraphine qui m’a arrêté. Qui m’a pris. Qui m’a retenu. Je ne savais pas qu’elle était là. Ni que j’avais rendez-vous avec cette toile. Je suis resté longtemps devant. Pas pour comprendre. Pas pour analyser. Juste parce que je ne pouvais pas faire autrement. À l’évocation de Séraphine, une image surgit aussitôt : Yolande Moreau. L’actrice. Le rôle. Et puis les deux figures se superposent. L’inconnue. L’interprète. Et devant moi, l’œuvre. Présente. Entière. Séraphine. Née dans l’Oise, 1864. L’étiquette dit : art naïf. Autodidacte. Religieuse, silencieuse. Elle broyait ses couleurs elle-même. Des mélanges étranges. Ripolin et racines. Terre et lumière. Dans la toile : une partition. En haut, un carré lumineux. En bas, une densité. Une obscurité pleine de formes, d’objets, de souvenirs. Toujours la même structure. Toujours ce partage. Une part d’éveil. Une part de nuit. Il y a là quelque chose de double. D’irréconciliable peut-être. Une joie traversée d’effroi. Une extase qu’habite le cauchemar. Et je pense à Klee. À ses notes sur la création. À cette phrase : il n’y a pas d’unité sans la présence de deux forces opposées. Ils sont contemporains. Mais ne se connaissent pas. Lui enseigne. Elle se tait. Lui analyse, pose des mots sur le mystère. Elle peint sans mots. Et pourtant ils sont liés. Reliés par cette nécessité intérieure. Ce besoin d’agir contre l’invisible. Ce combat de chaque jour pour sauver quelque chose du chaos. Je suis frappé de les voir si proches. Une même énergie les traverse. Une même urgence. Il y a un tableau de Klee, un peu plus loin dans la salle. Plus petit. Plus discret. Il n’attire pas. Il attend. Je fais le lien. Silencieusement. Quelque chose se tend entre les deux œuvres. Entre les deux présences. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que c’est là. Je quitte la salle. Mais je les porte avec moi.|couper{180}
Carnets | janvier 2020
05 janvier 2020
Devant eux Texte initial Je me suis arrêté devant eux. Ils n’appelaient pas, ne cherchaient rien. Ils étaient là. Des taches sombres, informes, à peine définies par un contour hésitant. Pas de fond. Pas de surface d’accueil. Juste cette matière grise, trouble, posée sans profondeur mais pourtant chargée de silence. Je savais que c’étaient des poissons. Il fallait les regarder longtemps pour que cela se confirme. Ils flottaient, suspendus, dans une immobilité sans eau. Leurs yeux, noirs et vides, n’étaient pas tournés vers moi. Ils ne regardaient rien. Et pourtant je me sentais vu, traversé. Il n’y avait ni décor, ni scène, ni narration. Seulement ces présences fragmentées, obstinées, dérangeantes, que la peinture refusait de dominer. Ce n’était pas un tableau à comprendre. C’était une masse à encaisser, une lenteur à éprouver. Je suis resté là un long moment. À guetter je ne sais quoi. À attendre qu’ils se dérobent ou qu’ils surgissent. Puis j’ai fini par m’arracher à cette fixité. J’ai rejoint la lumière du jour, la rumeur de la ville, le passage des heures. Mais je savais qu’ils n’étaient pas restés dans la toile. Ils m’avaient suivi. Réduction Ils étaient là. Taches. Pas d’appel. Pas de fond. Flottants. Sans eau. Sans regard. Mais je fus vu. Rien. Pas de décor. Pas d’histoire. Pas de scène. Présences. Résistantes. Inclassables. Je suis resté. Ils sont restés. Je suis parti. Ils ont suivi. Traduction anglaise — Before Them I stopped before them. No call. No search. They were. Dark stains. No shape. No ground. No welcome. Grey stuff. Floating silence. Fish, maybe. But waterless. Still. Eyes blank. Not on me. Still, I felt seen. No scene. No story. Just them. I stayed. They stayed. I left. They followed.|couper{180}
Carnets | janvier 2020
04 janvier 2020
De la physique quantique à l’exposition Picasso à Grenoble, un fil d’associations mentales|couper{180}