Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser.
WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : "Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez." Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais.
Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir.
Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés.
Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole.
Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite.
On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent.
Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus.
Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige.
Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre.
Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.