Je suis allé au musée pour Picasso. C’était l’intention. La raison. Mais c’est un tableau de Séraphine qui m’a arrêté. Qui m’a pris. Qui m’a retenu.

Je ne savais pas qu’elle était là. Ni que j’avais rendez-vous avec cette toile.

Je suis resté longtemps devant. Pas pour comprendre. Pas pour analyser. Juste parce que je ne pouvais pas faire autrement.

À l’évocation de Séraphine, une image surgit aussitôt : Yolande Moreau. L’actrice. Le rôle. Et puis les deux figures se superposent. L’inconnue. L’interprète. Et devant moi, l’œuvre. Présente. Entière.

Séraphine. Née dans l’Oise, 1864. L’étiquette dit : art naïf. Autodidacte. Religieuse, silencieuse. Elle broyait ses couleurs elle-même. Des mélanges étranges. Ripolin et racines. Terre et lumière.

Dans la toile : une partition. En haut, un carré lumineux. En bas, une densité. Une obscurité pleine de formes, d’objets, de souvenirs. Toujours la même structure. Toujours ce partage. Une part d’éveil. Une part de nuit.

Il y a là quelque chose de double. D’irréconciliable peut-être. Une joie traversée d’effroi. Une extase qu’habite le cauchemar.

Et je pense à Klee. À ses notes sur la création. À cette phrase : il n’y a pas d’unité sans la présence de deux forces opposées.

Ils sont contemporains. Mais ne se connaissent pas. Lui enseigne. Elle se tait. Lui analyse, pose des mots sur le mystère. Elle peint sans mots.

Et pourtant ils sont liés. Reliés par cette nécessité intérieure. Ce besoin d’agir contre l’invisible. Ce combat de chaque jour pour sauver quelque chose du chaos.

Je suis frappé de les voir si proches. Une même énergie les traverse. Une même urgence.

Il y a un tableau de Klee, un peu plus loin dans la salle. Plus petit. Plus discret. Il n’attire pas. Il attend.

Je fais le lien. Silencieusement. Quelque chose se tend entre les deux œuvres. Entre les deux présences. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que c’est là.

Je quitte la salle. Mais je les porte avec moi.