février 2025

Carnets | février 2025

28 février 2025

Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}

Autofiction et Introspection Lovecraft

Carnets | février 2025

27 février 2025

Ce texte, entre carnet et fiction, capte des fragments d’un quotidien où la distance s’installe, où le monde semble légèrement se déliter. Réel ou réécrit ? Peu importe. Il s’agit ici d’explorer un état, une impression fugace.|couper{180}

Autofiction et Introspection Espaces lieux Lovecraft

Carnets | février 2025

26 février 2025

Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction). Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total. Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantanément. Le mardi reste un jour mystérieux. C'est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j'ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ? A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'étais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j'étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse. Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal écrit, ce n'est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'hôtel parisienne. En plissant les yeux j'arrive à lire le titre d'un livre posé à même le sol en linoléum près d'un lit sur lequel un homme dort. « Critique dans un souterrain » de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d'un paragraphe à propos de HPL. « Il y a de l'amour ». Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018|couper{180}

Auteurs littéraires Le basculement du quotidien vers le fantastique Lovecraft

Carnets | février 2025

25 février 2025

Le fragile territoire du peu Il s’en faudrait de peu. D’un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d’air suspendu au bord de la fenêtre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une étoffe effilochée qu’on drape autour des épaules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne tracée du bout du doigt sur une vitre embuée, une parole suspendue, prête à basculer dans le vide. C’est un équilibre instable, une marche hésitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s’il nous laissera tomber dans l’indéfini. Un frisson de précaution guide chaque geste. Le monde entier semble s’être resserré autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la différence entre le vide et l’existence. Écrire comme on rapièce Une maille de solitude, une autre d’ironie, une troisième d’impatience. On tricote, on rapièce. Voilà un début de journée en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarrée, posée de travers sur un crâne encombré d’idées dissonantes. C’est ça, écrire. Une couverture en patchwork où chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d’un souvenir, la fraîcheur d’une peur qui mord la peau, la laine rêche d’un regret. On coud des mots comme on répare une veste trouée par l’usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur là, sans trop savoir si l’ensemble tiendra, si la structure ne s’effondrera pas sous le poids de son propre déséquilibre. Mais il faut avancer, bâtir, même à coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d’une phrase, surgit une beauté imprévue, une harmonie accidentelle. L’effort et la boucle D’ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n’importe comment. Faire le tour du pâté de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au même point et prétendre qu’on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s’alignent comme une rangée de moutons sur une lande battue par le vent. Ils résistent, s’accrochent, s’effacent parfois avant d’être repris, réécrits, redessinés dans un effort aussi vain que nécessaire. L’écriture est un marathon sans ligne d’arrivée. On court, on s’essouffle, on trébuche. On pense atteindre un sommet et, en réalité, on tourne en rond. L’illusion du mouvement, un chemin balisé d’ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu. Silence et fuite Le silence grignote l’espace. Un silence feutré, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glacé. Ça me rappelle Zatopek, sa foulée chaotique, son souffle coupé en lambeaux. Est-ce que je cours après quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ? Le silence est un piège. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il pèse de tout son poids sur l’air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l’on ne dit pas, de ce que l’on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on écrit, pour briser cette chape étouffante, pour donner une voix à ce qui autrement resterait conféré aux replis de la conscience. Gigue de mots Je voudrais écrire en dentelle et en granit, avec la souplesse d’une lumière d’automne et la rudesse d’une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s’effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut. Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s’effacent, ils résistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s’alignent avec une évidence éclatante, parfois ils s’entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous échappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition. Assembler et rapiécer Alors j’écris. Pour assembler, pour rapiécer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut naître une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu’on enfonce bien sur la tête avant d’affronter le vent. J’écris pour conjurer l’absence, pour donner une texture aux pensées éparses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n’en avoir aucun. J’écris en espérant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une vérité que je n’ose pas nommer. Et si ce n’était que ça, après tout ? Une quête absurde, mais nécessaire. Un pas après l’autre, un mot après l’autre, sans jamais vraiment savoir où l’on va. Le flot incontrôlable des poèmes Depuis quelques jours, des poèmes sortent de mes doigts comme des filets de bave d’une bouche édentée. Ça ne m’appartient pas. Je me le dis et me le répète. C’est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui dépasse la canopée de mon marasme. Placer du gras et des titres saucissonnés à la manière marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s’achève par une défaite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j’éteins ma conscience. J’écris sous la dictée. Musique : Nils Frahms « Says » SPACES|couper{180}

Autofiction et Introspection écriture fragmentaire

Carnets | février 2025

24 février 2025

Note à moi-même... L’écrivain moderne n’écrit plus. Il cherche. Il teste, il compare, il guette. Quel est l’outil parfait, celui qui alignera pour lui les phrases, qui lui évitera l’écueil du doute et les tunnels d’incertitude ? Nous avons tous commencé quelque part : Works, pour les pionniers du traitement de texte. Word, pour ceux qui croyaient à la mise en page automatique. Scrivener, pour les apôtres de l’organisation. Puis Ulysses, WordPress, MacWrite, ClarisWorks, et désormais Substack. ( je viens de créer un compte sur Substack aujourd'hui je mélange traitement de texte et plateforme de publication) Chaque outil arrive en messie, chaque mise à jour promet le nirvana. Et demain, un autre apparaîtra, vanté par des convertis. Jusqu’au suivant. Mais en vérité, ce n’est pas l’outil qui manque : c’est l’écriture. On connaît la rengaine : « Si seulement j’avais LE bon logiciel, j’écrirais tellement mieux… » Non. Kerouac n’a pas attendu un traitement de texte, il a déroulé un rouleau de papier et s’est lancé. Hemingway griffonnait sur des carnets, Modiano sur des fiches. Aucun ne s’est jamais arrêté en soupirant : Ah, si seulement j’avais eu Scrivener… L’outil n’a jamais rien résolu. Seule compte la discipline. L’éternel drame n’est pas d’écrire, mais de retrouver ce qu’on a déjà écrit. Ce roman prometteur ? Une moitié dans Google Docs, un quart dans un mail intitulé « brouillon », le reste quelque part dans Word, peut-être une note perdue dans Evernote. La solution ? Obsidian (rire). Ou simplement accepter qu’une partie de notre œuvre repose désormais au cimetière des fichiers oubliés. Prendre des notes, c’est croire que l’on retient quelque chose. En réalité, c’est souvent un acte de panique : Et si j’oublie cette phrase lumineuse ? Alors on empile, on archive, on stocke. Mais tout cela ne fait qu’alimenter une angoisse. Pendant des années, j’ai accumulé : carnets, fiches, classeurs, tiroirs. À force de tout vouloir retenir, je ne retenais plus rien. L’essentiel, ce ne sont pas les fragments conservés mais les liens invisibles entre ce qu’on vit, ce qu’on lit, ce qu’on perçoit. Au fond, prendre des notes par peur de perdre une idée fait de nous des capitalistes de la pensée. On accumule, on thésaurise, persuadés que plus tard, on en tirera profit. Mais l’inspiration ne fonctionne pas ainsi. La mémoire non plus. Et ces deux mots, à bien y réfléchir, ne servent à rien pour écrire. Un outil est d’abord un songe. Une impulsion. Un élan confus. La précision ? L’ennemie absolue. Bien sûr, un marteau sert à planter des clous. Mais qui plante des clous par désœuvrement ? À moins d’être fou ou artiste – ce qui, aujourd’hui, revient souvent au même. Nous avons vécu un siècle fasciné par le détournement des objets, des mots. Poètes et terroristes s’y sont engouffrés. Certains détournent des avions, d’autres le sens commun. À qui la faute ? Peut-être à l’obsession du profit. De l’accumulation. Je ne suis pas médecin, mais je suis sûr qu’il existe un lien entre la banque, le capital, et la rétention intestinale. Il suffit de chercher. Alors oui, les outils sont charmants. Tester de nouveaux logiciels, c’est amusant. Mais le meilleur outil, c’est celui que tu utilises. Tu veux écrire ? Ouvre une page blanche et écris. Tu veux retrouver ce que tu as écrit ? Accepte simplement qu’une partie s’évapore, qu’un texte disparu n’était peut-être pas si essentiel. Les écrits perdus ont parfois la sagesse d’avoir disparu. Il se peut aussi que l’écueil soit plutôt dans la relecture. Le meilleur des outils ne relira pas mes textes à ma place, j’ai essayé, je peux le dire, ça ne fonctionne pas. Ne cherche pas le Graal. Écris. Et si vraiment tu tiens à un outil ultime… un carnet, un fichier texte, et une bonne organisation mentale, c’est déjà très bien. musique : Métamophosis One Philip Glass|couper{180}

idées

Carnets | février 2025

23 février 2025

Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle référence, quel modèle ? À part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j’étais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur, et donc nous n’avions plus besoin de mots pour la désigner. Ce que nous éprouvions n’avait plus rien à voir avec la peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Nous n’avions plus droit qu’au malaise, à la gêne, à l’angoisse, au stress, à l’inquiétude, à l’intranquillité. Mais admettons. Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caractéristiques primales de cette peur. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon : ces vieux termes remonteraient à sa mémoire comme un dépôt enseveli depuis des millénaires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au siècle dernier. C’était courant. Si désormais, on ne leur laisse plus le temps d’avoir vraiment peur. La tablette, la télé, les téléphones portables diffusent des craintes bien encadrées, contrôlables aisément par les parents, faciles à expliquer, accompagnées de tout un arsenal de combines pour les éluder. Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Du moins, l’invisible tel qu’en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d’autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l’électricité, puis plus tard les néons et les LED, avait fait disparaître ce que recouvrait auparavant l’invisible. Un jeu de bonneteau. L’invisible d’hier encore était là, on change la donne, on appuie sur l’interrupteur, on rallume, où est-il ? Peut-être logé dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d’alerte, État profond, Davos. Admettons alors qu’on puisse changer d’éléments de langage aussi aisément que l’on modifie notre perception de la réalité. Admettons que X, au siècle dernier, ait éprouvé tout un pan des peurs ataviques de l’humanité et qu’il ait été témoin de ce cambriolage. Du fait qu’en changeant la fréquence de ce qu’avait été, depuis l’origine des temps, l’invisible – aussi facilement qu’on change de station de radio – on ait modifié, en quelque sorte, le génome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqué ce sport à profit. Pour faire toujours plus de pognon, évidemment. Puisqu’il n’y a plus que cela qui compte. Admettons que ce genre de chose soit également inéluctable. Qu’il ne faille pas s’illusionner, que les époques précédentes aient été mieux équipées en vocabulaire pour s’effrayer ou se rassurer sur ces phénomènes électriques, magiques, que sont nos émotions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En être ébahi, ébaubi, tout autant que devant le désir. On comprend presque aussitôt ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. À la fois la peur de l’immensité du contenu d’une bibliothèque et l’inéluctable qui en découle presque en même temps : se dire qu’on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus. L’universalisme aussi est un mot caduque, lié à une certaine idée que les êtres se faisaient, ou plutôt ne se faisaient pas, de l’inéluctable. On pouvait hier encore s’imaginer posséder une connaissance totale d’un sujet, voire même de plusieurs, sans doute grâce à une transversalité du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X éprouva, il s’en était ouvert un jour à Y, avec beaucoup de nostalgie. Admettons aussi que c’est cette nostalgie de toute une époque envers l’universalisme qui aura engendré la nôtre. Une époque prônant l’oubli, le carpe diem, la méditation pleine conscience, les théories fumeuses sur la sérendipité, l’instant présent. Par paresse, par facilité. Ce qui autrefois nécessitait de lire, de s’interroger, de questionner le monde nous intéresse moins que des réponses toutes faites, destinées à créer l’égrégore d’une nouvelle matrice rassurante. Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonnés avec Nietzsche. Que nous reste-t-il après cela, qui puisse ne pas se désagréger sous nos yeux fatigués ? La réalité. Une idée de réalité nous abandonne, laissant la place à un théâtre d’ombres, à un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l’humanité nous quitte réciproquement à celle que nous avions placée dans nos institutions. Qu’en est-il de la peur de X, à présent, de son désir, et des nôtres ? Les mots me manquent cruellement pour les exprimer. C’est ce que je voulais dire. Musique Arvo Pärt-Fratres|couper{180}

Lovecraft Narration et Expérimentation

Carnets | février 2025

22 février 2025

Coincé entre dystopie et utopie, écrire quelque chose qui ne serait pas complètement idiot. Qui ne s'autodétruirait pas presque aussitôt l'avoir écrit ? C'est sans doute pour cette raison que la bêtise devient un vecteur. On s'accroche à la bêtise, à la blague, à la connerie comme à une fusée espérant qu'elle nous emportera vers d'autres cieux. Mais comme tout est inversé, c'est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l'on s'enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man's land, une foule d'ectoplasmes aux yeux blancs dévisagent les égarés. Le sourire se fige en un rictus crispé. Ici pas d'Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues méduses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l'effort de lucidité qu'elle tente de masquer à peine, tombe à l'eau au plus profond de l'eau. Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l'attention s'y accroche de toute sa force pour s'extraire de la force centrifuge de l'horreur environnante. Ce n'est pas parce que j'écris :« je vais chez le dentiste » que c'est vrai. C'est juste pour ne pas passer pour un parfait imbécile. La perfection m'étant à ce point insupportable même dans ma propre imbécilité. S'il n'y avait pas d'être humain, le monde existerait vraiment tel qu'il est, sans bien ni mal. De là à souhaiter l'extinction, d'en éprouver de la peur comme du désir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l'être humain, qui peut à l'origine permettre aux voyants d'équilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain à présent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le dégoût monte d'autant plus rapidement que la foi s'amenuise. Non pas le dégoût de l'autre, qui permet toujours des rassemblements, de s'inventer l'adversaire, mais le dégoût de soi. Et le pire est qu'on n'a même pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d'un tel dégoût. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s'évader dans la supputation, la pénitence, le pardon, la sympathie, l'empathie. Peut-être est-ce là la seule forme de transcendance possible : un ricanement étouffé dans l'abîme, une ironie glacée qui évite l'écueil de l'espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine grâce, une chute en apesanteur. La pensée elle-même se dissout dans cette immersion totale. Tout est disséqué, analysé, démystifié, et pourtant tout nous échappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles où l'on devine, entre les ombres, les contours d'un mirage que personne ne pourra jamais atteindre. Ainsi, écrire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l'eau une trace appelée à disparaître. Mais c'est peut-être dans cette absurdité même que réside la réponse : ne rien attendre, ne rien chercher à sauver, juste jouer le jeu de la dérive et voir où cela mène, si tant est qu'il y ait un ailleurs. Musique : Tim Hecker – Virgins / incense at Abu Ghraib (Abu Ghraib est une prison utilisée pour détenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, où de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l' album montre un homme qui pose pendant une séance de torture. Ce même homme a plaidé non coupable de multiples accusations portées contre lui, mais a quand même subi tous les coups et agressions. Il était essentiellement « vierge » au milieu de la violence.)|couper{180}

Autofiction et Introspection
un poisson blanc traverse l'écran

Carnets | février 2025

21 février 2025

Carnet de mémoire : L'attente ou l'amour ? en écho à un texte écrit sur l'utopie dans la rubrique lectures. Un amour du passé qui hante. L'idée s'impose d'abord comme une évidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Après tout, rien n’est certain. Impossible d’en faire une généralité. Replonger dans cette histoire, et le doute s'installe. Sommes-nous hantés par l’attente de l’amour plus que par l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette illusion, cette promesse, qui obsède davantage que les êtres aimés. Et si, au fond, ce qui compte n’a jamais été l’amour, mais cet état d’expectative, ce vertige du « peut-être » ? Un récit qui explore cette zone grise, là où l’amour ne se vit pas encore et où, paradoxalement, il est peut-être à son apogée. Comme une utopie qui n’existe que dans la distance, un idéal insaisissable qui recule dès qu’on s’en approche. Le désir se nourrit de ce qui échappe, de ce qui ne se possède jamais vraiment. L’été s’annonce immobile. À peine arrivé sur le quai de la gare, une chape invisible s’abat. Un mélange d’ennui et de langueur, une torpeur inévitable. G.-p. attend, en cotte noire, maculée de taches anciennes, le regard dissimulé sous la visière de sa casquette. Un hochement de tête, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme. Première nuit. Le tic-tac de l’horloge emplit la maison, se diluant dans l’odeur d’encaustique et de tabac froid. Couché dans le lit étroit, à l’écoute des bruits du dehors – des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers – une certitude s’impose : l’été sera long. Les journées s’étirent avec la lenteur propre à la campagne. Matinées passées à errer sur les chemins, mains dans les poches, mâchant un brin d’herbe sèche. Après-midis à retrouver P., le fils du facteur, près de la mare. Des lianes séchées en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s’élève, étouffée par la chaleur. Puis un jour, B. apparaît. Derrière les prunelliers, un éclat de rire. Une robe légère, des jambes brûlées de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, bégayant des mots absurdes, l’accent du pays s’alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l’assemblée, un sourire en coin, bras croisés sur la poitrine, déjà en position de force. Mais ce n’est pas elle qui bouleversera cet été. Ce sera N., sa sœur aînée. Un soir de pluie, toute de blanc vêtue, les cheveux blonds collés à la peau par l’humidité. Un regard moqueur, une démarche assurée. Tout en elle semble hors de portée. Dès le lendemain, un rendez-vous tacite s’installe. Chaque soir, après le dîner, une sortie prétextée. Toujours la même attente derrière la barrière. Un menton levé, un sourire qui oscille entre retenue et insolence. Des marches sur les sentiers, frôlant les fossés bordés d’orties. Des mains s’approchant sans jamais se toucher. L’air du soir imprégné de camomille et de paille humide. Un rire discret, une tête détournée. Que peuvent bien attendre les filles d’un garçon ? Ignorance totale des règles du jeu. L’espoir secret d’un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment. Les nuits se succèdent, équilibre fragile entre attente et retenue. Puis l’été s’achève. Une adresse échangée. Peu de foi en une réponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblitérée de Vallon-en-Sully. Un cœur battant au moment de l’ouvrir, à l’abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont là. Une réponse. Puis une autre. Bientôt, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse à chaque attente. L’hiver passe, réchauffé par cette correspondance secrète. Puis l’été revient. Le voyage entrepris seul. Huit kilomètres sous le soleil, valise à la main, cœur en feu. Aucun avertissement préalable. Chaque instant doit être savouré. Sur le chemin, la maison de N. apparaît. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une étreinte. Elle, suspendue à son cou. Un regard échangé. Pas de surprise. Pas de trouble. Un léger sourire, un geste distant. Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire figé, l’estomac noué. Les lettres de N. restent longtemps dans une boîte, jusqu’au jour où elles sont brûlées. Un autre temps. L’amour s’est transformé, devenu autre chose. Peut-être à cet instant son véritable visage se révèle-t-il : le désir, ce désir de posséder l’autre plus que tout. Une incapacité neuve d’attendre quoi que ce soit – une fille, une femme, une prétendue sécurité affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu'à l'époque, tout cela n’était qu’une illusion de plus : imaginer le dégoût de posséder l'autre alors qu’il ne s'agissait que du reflet d'une impossibilité plus profonde – celle de se posséder soi-même. Certains souvenirs dorment, bien rangés, attendant d’être déterrés. Comme des peintures oubliées dans un grenier, suspendues à un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est caché définit souvent bien plus que ce qui est montré. Pendant longtemps, ces histoires semblent n’intéresser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu’un qui comprend. Et le passé reprend vie. À la relecture de cette histoire des années plus tard, une interrogation persiste : l’attente de l’amour n’est-elle pas, en fin de compte, plus précieuse que l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui confère au désir sa force et son mystère. Comme si toute possession portait en elle la fin de l’enchantement, la dissipation de l’illusion. Un mécanisme silencieux, une mécanique intime qui trouve un écho troublant dans ce monde où l’on chérit plus l’illusion d’un avenir radieux que la réalité d’un présent atteint. Peut-être l’amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu’il creuse.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | février 2025

19 février 2025

Il pense que c’est fini. Que cette boucle, il va encore la boucler, pour la forme, histoire d’être sûr. Depuis plusieurs jours, une douleur assez précise, assez tenace — une dent, disons, mais pas n’importe laquelle, celle qui fait mal — l’empêche de penser correctement, ou du moins d’avoir l’illusion qu’il pense correctement. Il résiste, encore, dans une posture qui tient autant du stoïcisme que du pur entêtement. Il observe, avec une sorte de patience scientifique, la douleur monter, descendre, pulser, se diffuser, revenir plus vive. Pendant ce temps, le monde s’effondre, paraît-il. Ce n’est pas une exagération, c’est juste une observation factuelle : guerres, famines, politiques absurdes, températures record. Une dystopie de série B qui s’écrit en temps réel. Il pourrait s’en alarmer, il pourrait agir, mais la douleur de la dent a ceci de pratique qu’elle ramène tout à une échelle plus proche. Plus domestique. Un nerf exposé, une mâchoire qui proteste. Un micro-drama dans un macro-chaos. Il n’ira pas chez le dentiste. Pas encore. Pas maintenant. Pourquoi ? Toutes les raisons d’y aller semblent évidentes, toutes les raisons de ne pas y aller également. Il reste là, dans cet entre-deux parfait où la nécessité ne s’impose jamais vraiment. Autrefois, il aurait attendu qu’une femme s’en mêle. Un appel, une voix légèrement inquiète, une main sur son bras : Tu devrais vraiment consulter. Mais il sait qu’il ne l’écouterait même plus. Il hoche peut-être la tête, marmonne une promesse vague, mais rien ne suit. Il n’y croit pas plus qu’à tout le reste. Et pourtant, il écrit. C’est sa seule concession au mouvement.Une lucidité qu’il qualifie de terrifiante certains jours, d’apaisante d’autres. Une lucidité qui ne sert à rien, mais qui est là, qui tient bon, qui le garde debout. Voilà où il en est : pas guéri, pas fichu, pas sauvé. Juste là. Quelques heures plus tard : Dans ces cas-là, la sagesse, autant qu’elle puisse exister, impose de se rendre chez le dentiste. Musique douce, basculement du fauteuil vers l’arrière, bouche grande ouverte, la sensation un peu désagréable d’un doigt caoutchouteux qui pénètre dans la bouche. Une voix jeune, presque joyeuse : « Et là, ça vous fait mal ? » C’est à ce moment qu’il pense au « de base » que ne cessent de dire les petits-enfants. De base, il suffit de se rendre chez le dentiste pour ne plus savoir quelle dent fait mal. Et c’est vrai. Maintenant qu’il est là, impossible de désigner avec certitude le point d’origine. Il a mal, oui, mais où exactement ? Cette molaire, celle du fond, ou plutôt celle d’à côté ? La douleur se dérobe au moment où elle devient soignable. Forcément. Bon, a dit la voix jeune derrière lui, je vois plusieurs caries donc on va soigner tout ça. Mais avant, je vais vous faire un petit détartrage. C’est là qu’il demande qu’on le pique. Sans doute à cause de la volonté d’amoindrir le supplice du détartrage par l’adjectif qualificatif apposé. « Un petit détartrage. » Non, il ne veut pas de ce « petit ». Il sait ce que ça cache. Il ne veut pas d'euphémisme, ni de la douceur feinte. Il veut l’anesthésie, tout de suite, avant qu’on ne tente de lui faire croire que ça ne fait pas mal. La voix jeune hésite, sourit. Le doigt en caoutchouc bat en retraite. Un patient qui réclame une anesthésie pour un détartrage, ce n’est pas si fréquent. « Vous êtes sûr ? » Il l’est.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | février 2025

18 février 2025

Ce mouvement de rapprochement, puis d’éloignement, puis de rapprochement à nouveau. Ce va-et-vient incessant, comme un geste de peintre, ample et mesuré. Il n’est pas là pour rien. Il n’est pas gratuit. Je le paie cher. Parce qu’il en va ainsi de tout. Je me rapproche des êtres, je m’en éloigne pour mieux les voir, pour les voir autrement, quand la proximité m’aveugle. Je m’éloigne du collectif, puis je m’en rapproche, jusqu'à l’agacement, jusqu’à la brûlure, pour retrouver enfin ma quiétude en prenant de la distance. Hier, au musée Science-Expériences, rue Thomassin, Lyon. La station ISS traverse le ciel, passant à 400 km au-dessus de nos têtes, seize fois par jour. Moins qu’un Lyon-Paris, mais il faut pourtant vingt-quatre heures pour l’atteindre. Parce qu’on ne peut la rejoindre en ligne droite. Il faut d'abord s'élever sur la même orbite, puis la poursuivre, l’attraper dans son mouvement. De même, pour fabriquer des cristaux de glace, il faut un certain dosage de pression. Dans une bouteille où se mêlent neige carbonique, eau chaude et produit vaisselle, le gaz se détend brusquement, la température chute sous zéro, et la glace se reforme, à l’envi. Tout est affaire d’équilibre et d’ajustement. La distance ne signifie pas l’abandon. L’éloignement permet parfois de mieux saisir ce qui nous échappe de trop près. Et le mouvement continue, oscillation perpétuelle entre attraction et répulsion, entre le désir et la fuite. Un cycle infini, comme une respiration. L'aller et le retour. Pour comprendre cette notion, la répétition est nécessaire. Jusqu'à s'y perdre totalement. Jusqu'à l'oubli. L'aller et le retour liés au travail. Aux promenades. À la salle de sport. Certains sont quotidiens, d'autres hebdomadaires, d'autres encore suivent un rythme que l'on ne discerne pas immédiatement. Aller et retour de la joie et du dégoût, de l'envie et du rejet, vers un livre, un être, un lieu. Vers soi.|couper{180}

Temporalité et Ruptures

Carnets | février 2025

17 février 2025

Votre navigateur ne supporte pas la vidéo. ` C’était il y a quarante ans. On descendait vers le sud, en famille ou entre amis, dans une voiture trop chargée, fenêtres entrouvertes, radio souffreteuse crachant des nouvelles de trafic sur l’autoroute. Il fallait bien traverser Le Péage-de-Roussillon, il n’y avait pas d’alternative. Personne ne s’arrêtait ici par plaisir. C’était une traversée obligatoire, aussi inévitable qu’un péage d’autoroute, mais sans la barrière levante, sans la logique évidente de son existence. On y entrait sans vraiment vouloir y être, on roulait au pas dans des embouteillages interminables, chaque feu rouge semblait une mise à l’épreuve. On passait devant une boulangerie, une boucherie, un café lugubre où des types fixaient leur Ricard d’un air absent, puis une station-service et une rangée de maisons basses dont les volets fermés donnaient l’impression que personne n’y avait jamais vraiment habité. On regardait tout cela à travers le pare-brise, un coude nonchalamment posée sur la portière, en soupirant d’ennui. On se promettait que jamais on ne s’arrêterait là, encore moins qu’on y poserait ses valises. Puis la circulation reprenait, la voiture redémarrait, et déjà Le Péage-de-Roussillon s’éloignait, disparaissait dans le rétroviseur, comme une contrainte dont on était enfin libéré. Et pourtant. Aujourd’hui, on y vit. On s’y lève, on s’y couche, on y fait ses courses. On prend son café dans un bistrot qui ressemble à celui qu’on avait aperçu depuis la voiture. On passe devant cette même boulangerie qui n’a pas changé de place – ou alors si, peut-être, mais pas suffisamment pour en être certain. On prend une rue, puis une autre, et quelque chose cloche. Les rues ne sont pas tout à fait les mêmes que la veille. Oh, elles sont là, elles existent, ce n’est pas le problème, mais leur alignement, leur façon de s’agencer, c’est cela qui semble un peu déplacé, comme un meuble que quelqu’un aurait légèrement tiré sans qu’on sache pourquoi. Hier encore, la pharmacie était de l’autre côté de la place, non ? Ou alors c’était un café, ou une banque, impossible d’être sûr. Les trottoirs paraissent plus étroits par endroits, plus larges à d’autres. La rue du Centre a pris un virage inattendu, débouche sur une place qui semble avoir perdu un banc ou gagné un lampadaire. Il y a cette devanture de magasin, fermée depuis des années, dont on ne sait plus ce qu’elle vendait, mais dont on est persuadé qu’elle affichait un autre nom autrefois. Plus loin, cette enseigne neuve semble avoir toujours été là, alors que non, c’est impossible, elle a dû ouvrir récemment, et pourtant personne ne se souvient des travaux. Peut-être que c’est une illusion. Peut-être que c’est comme ça depuis toujours et qu’on ne s’en était simplement jamais rendu compte. Peut-être aussi que le village lui-même n’est pas sûr de son emplacement, qu’il hésite encore sur son propre tracé. Le Péage-de-Roussillon n’est pas une ville où l’on arrive, c’est une ville où l’on finit par être absorbé, où l’on vit sans vraiment comprendre pourquoi on y est. Les habitants, eux, n’ont pas l’air troublé. Ils savent qu’il existe une logique ici, mais laquelle ? Ils empruntent les rues avec cette aisance tranquille de ceux qui ont accepté que les lieux ne se laissent pas capturer facilement. Ils ne se posent plus de questions. Quarante ans plus tôt, on en sortait avec soulagement. Aujourd’hui, on y habite. Et peut-être qu’un jour, on tentera d’en partir, sans garantie de vraiment y parvenir.|couper{180}

Espaces lieux

Carnets | février 2025

16 février 2025

Rêve Inondation dans une cave, mais pas celle de la maison. Une cave inconnue. Je descends l’escalier qui y mène. Le fracas de l’eau résonne dans un recoin que je ne vois pas. Certainement une canalisation qui a lâché, me dis-je dans mon rêve. Pour le savoir, il faut tourner à gauche : le bruit vient de la gauche. Rien de politique, me dis-je avec ironie. Je m’apprête à rire de ma blague idiote quand un frisson avant-coureur me cloue sur place. Plus on en est conscient, plus il nous prend, nous glace. À la fin, on est raide. Ça y est, je suis figé d’effroi. C’est alors qu’une silhouette bouge au fond de la cave et s’avance sous un néon intermittent. Et là, qu’est-ce que je vois ? Un bas rouge qui remue la queue. Totalement incongru. Aussitôt, je me dis – toujours en dormant à poings fermés – que si je ne crois plus en mes rêves, il me faut aussi cesser de prendre mes cauchemars au sérieux. Le lendemain, la réalité n’a pas l’air plus limpide. Nous sommes allés réceptionner les petits-enfants à Perrache. Les employés de Junior SNCF vident d’abord la voiture des bagages qu’ils entassent sur le quai. « Si vous reconnaissez les bagages de vos enfants, allez-y », disent-ils. Ce qui semble le comble de l’absurde pour la dame qui trépigne à côté de nous. « Enchantée, je vous présente mon mari, avocat au barreau », en profite-t-elle pour placer. Et de papoter avec S. de l’effondrement de tout. Moi, non. Je m’en fous. Je trouve un siège libre et m’assois, observant cette grappe d’individus excédés pour pas grand-chose. J’ai mal aux dents surtout, et ça m’accapare. Ça me fait voir le monde encore plus laid qu’il ne l’est. Ce qui n’est pas peu dire. Surtout vers 18 h sur le quai d’une gare, alors que la nuit tombe en hiver. Enfin, une fois la famille reconstituée, les bagages récupérés, nous regagnons l’obscurité des parkings, place des Archives. Ce qui, soit dit en passant, me réconcilie momentanément avec ces expéditions vers la gare de Perrache : l’accès au parking souterrain est devenu d’une déconcertante facilité. Surtout pour repartir. On est derechef sur le quai, et on file, avec en fond sonore le concert des chamailleries habituelles sur la plage arrière. C’est toujours agaçant, mais c’est moins pénible et moins long que de s’extraire de la Part-Dieu. Ce qui nous entraîne vers 19h30 déjà, puis vers la soupe, puis vers le salon, puis, au bout du compte, assez rapidement vers le lit. Je tente vainement de me raccrocher aux Grandes Blondes d’Echenoz, mais l’effort est vain. Je sombre dans le sommeil. Et me retrouve au beau milieu de cette cave, face à un chien qui remue la queue.|couper{180}

écriture fragmentaire