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C’était il y a quarante ans. On descendait vers le sud, en famille ou entre amis, dans une voiture trop chargée, fenêtres entrouvertes, radio souffreteuse crachant des nouvelles de trafic sur l’autoroute. Il fallait bien traverser Le Péage-de-Roussillon, il n’y avait pas d’alternative.
Personne ne s’arrêtait ici par plaisir. C’était une traversée obligatoire, aussi inévitable qu’un péage d’autoroute, mais sans la barrière levante, sans la logique évidente de son existence. On y entrait sans vraiment vouloir y être, on roulait au pas dans des embouteillages interminables, chaque feu rouge semblait une mise à l’épreuve. On passait devant une boulangerie, une boucherie, un café lugubre où des types fixaient leur Ricard d’un air absent, puis une station-service et une rangée de maisons basses dont les volets fermés donnaient l’impression que personne n’y avait jamais vraiment habité.
On regardait tout cela à travers le pare-brise, un coude nonchalamment posée sur la portière, en soupirant d’ennui. On se promettait que jamais on ne s’arrêterait là, encore moins qu’on y poserait ses valises.
Puis la circulation reprenait, la voiture redémarrait, et déjà Le Péage-de-Roussillon s’éloignait, disparaissait dans le rétroviseur, comme une contrainte dont on était enfin libéré.
Et pourtant.
Aujourd’hui, on y vit. On s’y lève, on s’y couche, on y fait ses courses. On prend son café dans un bistrot qui ressemble à celui qu’on avait aperçu depuis la voiture. On passe devant cette même boulangerie qui n’a pas changé de place – ou alors si, peut-être, mais pas suffisamment pour en être certain.
On prend une rue, puis une autre, et quelque chose cloche. Les rues ne sont pas tout à fait les mêmes que la veille. Oh, elles sont là, elles existent, ce n’est pas le problème, mais leur alignement, leur façon de s’agencer, c’est cela qui semble un peu déplacé, comme un meuble que quelqu’un aurait légèrement tiré sans qu’on sache pourquoi.
Hier encore, la pharmacie était de l’autre côté de la place, non ? Ou alors c’était un café, ou une banque, impossible d’être sûr. Les trottoirs paraissent plus étroits par endroits, plus larges à d’autres. La rue du Centre a pris un virage inattendu, débouche sur une place qui semble avoir perdu un banc ou gagné un lampadaire.
Il y a cette devanture de magasin, fermée depuis des années, dont on ne sait plus ce qu’elle vendait, mais dont on est persuadé qu’elle affichait un autre nom autrefois. Plus loin, cette enseigne neuve semble avoir toujours été là, alors que non, c’est impossible, elle a dû ouvrir récemment, et pourtant personne ne se souvient des travaux.
Peut-être que c’est une illusion. Peut-être que c’est comme ça depuis toujours et qu’on ne s’en était simplement jamais rendu compte. Peut-être aussi que le village lui-même n’est pas sûr de son emplacement, qu’il hésite encore sur son propre tracé.
Le Péage-de-Roussillon n’est pas une ville où l’on arrive, c’est une ville où l’on finit par être absorbé, où l’on vit sans vraiment comprendre pourquoi on y est.
Les habitants, eux, n’ont pas l’air troublé. Ils savent qu’il existe une logique ici, mais laquelle ? Ils empruntent les rues avec cette aisance tranquille de ceux qui ont accepté que les lieux ne se laissent pas capturer facilement. Ils ne se posent plus de questions.
Quarante ans plus tôt, on en sortait avec soulagement. Aujourd’hui, on y habite. Et peut-être qu’un jour, on tentera d’en partir, sans garantie de vraiment y parvenir.