décembre 2021

Carnets | décembre 2021

Remonter à la source de l’intention

La notion de maïeutique est-t 'elle encore d'actualité dans ce monde où le savoir semble posé toujours face à l'ignorance ? Le savoir en tant que pouvoir, précisa t'il. Je piochais dans mon paquet de Lucky en toute hâte car je sentais que je n'étais pas encore tout à fait tiré d'affaire. Que la matinée allait certainement être beaucoup plus longue que prévue. En allumant ma cigarette et en expulsant la fumée par la fenêtre ouverte du bureau, je jetais un regard en coin vers les hlm en contrebas, vers les parkings qui les cernaient, je cherchais un espace vert où l'œil puisse se reposer, mais comme c'était un jour d'hiver je ne vis que grisaille jusqu'à l'horizon. Bill était sympa, il m'avait embauché pour monter une étude de marché à propos de synthétiseurs pour une grande marque. Sa faiblesse était qu'il mélangeait tout, le domaine privé comme le public. Au début j'avais trouvé cela plutôt cool mais à la longue, cela faisait désormais deux semaines que je m'étais installé dans les locaux et qu'il faisait ses sorties épatantes dans le saugrenu, j'en avais ras la casquette. Je venais tout juste d'avoir trente ans et j'éprouvais une nécessité impérieuse d'ordre, aussi ma réaction ne se fit pas attendre. — Tu peux me dire ce que la maïeutique vient foutre dans une étude sur les synthétiseurs ? Si tu as envie de parler philo tu peux m'inviter à diner un soir et ce sera avec plaisir, mais là franchement tu m'emmerdes. — Tu as tort de te braquer, la maïeutique est un élément essentiel justement. Comment faire comprendre aux gens qu'ils savent déjà que cette marque est la meilleure, voilà une piste intéressante non ? — Tu déconnes ou t'es sérieux ? je répliquais. Il ne daigna même pas répondre et tourna les talons pour sortir du bureau, avec ce petit sourire agaçant dont Bill a le secret. J'avais posé devant moi toutes mes notes et je les relisais. . Pourquoi les gens achètent-ils ce genre d'instrument ?Pourquoi cette marque est-t 'elle meilleure qu'une autre ?Quel est l'acheteur type ?Pourquoi suis je venu me foutre dans cette galère ? J'avais accumulé ainsi des pages entières de notes et de références que j'étais aller piocher dans des collections de magazines pour musicos et je tentais d'effectuer une synthèse afin de pouvoir pondre le questionnaire qui va bien. Les délais étaient assez courts mais je ne m'affolais pas. J'avais confiance en mes capacités encore à cette période bénie de ma vie. En fait j'étais totalement inconscient devrais-je plutôt dire. Je tentais de remonter à la source des intentions d'achat des prospects pour les ferrer dans un texte imparable qui les transformerait en client. De la musique je ne connaissais pas grand chose mis à part quelques accords de guitare, péniblement appris sur un coin de lit, pour épater une jolie brunette dans mon adolescence. Et puis la musique de synthétiseur franchement, pour moi ce n'était même pas de la musique. A la vérité la seule bonne raison pour laquelle je m'étais engagé à mener à bien ce job n'était rien de plus que l'appât du gain encore une fois. Si toutefois payer ses loyers en retard et ses traites s'appelle ainsi évidemment. J'avais tiré un trait que je considérais comme définitif sur à peu près tout ce qui de près ou de loin pouvait ressembler à du romantisme, du romanesque, jugeant que tout ça n'était purement que du sado masochisme. Il ne fallait pas me parler d'amour pas plus que de maïeutique, je sortais d'une longue période de sevrage, je savais que si je touchais à la moindre émotion dans ces domaines, j'allais replonger irrémédiablement et en reprendre pour je ne sais combien de temps comme un voleur à l'étalage en chope pour des mois en zonzon. Pour m'aider Bill avait embauché une jolie rouquine, la quarantaine encore glorieuse qui était venue spécialement de Rome où elle vivait pour rejoindre Clichy. Cela m'avait étonné au début, pourquoi aller chercher si loin ce que l'on peut trouver à deux pas ? Mais Bill m'avait assuré que c'était une chic fille et qu'en plus cela lui permettrait de "changer d'air" . Visiblement son couple périclitait, elle était un peu paumée. Je ne sais pas pourquoi, sans doute quelque chose dans la posture corporelle de Bill, son intonation, une petite lueur dans l'œil ou un tremblement infime de la lèvre inférieure, tout m'avait plus ou moins indiqué qu'il ne disait pas toute la vérité à propos de cette femme. Mais j'oubliais. Et effectivement elle était compétente, elle ne ménageait pas ses efforts, et en plus le café qu'elle faisait était excellent. Assez vite je me détendais et même commençais à envisager des relations extra professionnelles avec elle. Ce dont elle se défendit presque aussitôt prétextant toujours devoir rencontrer de la famille qu'elle ne voyait jamais la plupart du temps, puisqu'elle vivait à l'étranger. Je suis du genre buté d'autant plus qu'on me résiste. Je ne suis jamais à court de stratégies toutes les plus loufoques les unes que les autres pour parvenir à mes fins dans ces cas là. Le but premier étant de faire rire ce qui, comme on le sait, fait les trois quart du job avec les femmes. Sauf que là non, pas du tout. Elle restait cordiale, chaleureuse même, et même si elle riait à mes blagues, le sourire finissait généralement par l'emporter et nous glissions inexorablement vers la pente qui mène à l'amitié. La seconde semaine s'était écoulée et j'apercevais enfin le bout du tunnel grâce à Nathalie, c'était le nom de la dame, lorsqu'un soir, de retour chez moi, je me rendis compte que j'avais oublié des papiers que je voulais relire. Je retournais donc à Clichy et tournais la clef que Bill m'avait confiée dans la serrure pour m'engouffrer dans le dédale des couloirs. Soudain j'aperçus une lumière provenant du bureau de Bill ce qui m'étonna à cette heure tardive. Puis en m'approchant des râles traversèrent les cloisons, j'arrivais à la hauteur de la porte entr'ouverte et là j'aperçu la belle Nathalie en train de prodiguer une fellation au patron. Je me sentis bête et sur la pointe des pieds faisais marche arrière. j'en profitais pour récupérer mes papiers sans le moindre bruit et filer à l'anglaise. En revenant chez moi je réfléchissais à la phrase que Bill m'avait lâchée à propos de la maïeutique et je me tapais le front du plat de la main en riant. — Bien sur que je le savais, je me suis dis, depuis le premier moment où j'ai vu cette femme aux cotés de Bill. Et puis comme j'aime bien aller au fond des choses et que j'avais du temps devant moi à présent, je me suis mis à relire dans l'édition Folio, les présocratiques, qui venaient tout juste de sortir en librairie et que j'avais achetée sans bien savoir pourquoi.|couper{180}

Remonter à la source de l'intention

Carnets | décembre 2021

Avant toute chose, une bonne histoire

Richard me ressert un coup de Payse puis se renverse dans son Voltaire. — tu sais il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, il dit, les jeunes en général ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose sauf la paix. Puis il me toise comme il sait le faire lorsqu'il a une chose importante à me dire. — Est-ce que tu sais ce que tu veux ? il me demande. — Finir mon verre de Payse et aller me coucher je dis pour faire le malin. Mais ça ne le fait pas rire et je reste comme un con à siroter ma piquette en maintenant ma posture de crâneur. — Depuis que je te connais j'ai un peu fait le tour me dit Richard, un coup tu veux être chanteur, un autre tu veux écrire des romans, et un autre encore tu veux être navigateur... tout ça ne me parait pas bien carré . — tu veux dire que je ne tourne pas rond Richard ? — Si tu arrêtais de faire le mariole et que tu écoutais ce que je dis, un de ces quatre tu vas tomber sur un os tu verras, tu ne pourras plus te défiler aussi facilement. Tu crois tromper qui avec tes pirouettes ? Pas moi en tous cas. Je me demande ce que j'ai encore fait pour qu'il prenne la mouche. Et puis ça me les brise de me demander, du coup je repose le verre sur la table et je dis : — bon moi tu sais la philo ça me gonfle le boudin et puis t'es pas mon père. Heureusement d'ailleurs. Regarde-toi t'es devenu un vieux con qui joue les prophètes et t'es même pas capable de te couper les ongles de pied tout seul. Et je suis parti tranquillement sans me retourner ce soir là. J'ai pas fait comme d'habitude c'est à dire ce petit signe de la main quand j'arrive dans la rue Quincampoix et que je regarde là haut ses fenêtres et sa vieille tronche qui dépasse des géraniums. Il était tard, peut-être 2h du matin, il n'y avait plus de métro et j'ai décidé de remonter toute la rue de Rivoli à pince pour rejoindre la Bastille et mon gourbi au septième étage de la banque de France. L'eusse tu cru ? Un petit vent désagréable contre lequel aller m'a gâché la promenade. Et j'ai évidemment ressassé. — Qu'est ce que tu veux vraiment. Cette phrase de Richard m'a obsédé longtemps je crois, des semaines, des mois, des années. Je n'ai jamais pu répondre à celle-ci de façon définitive. Sans doute parce que tout ce que j'ai voulu je ne l'ai voulu que provisoirement tant la notion de provisoire se colle à mon existence toute entière. Hier je voulais ça, le lendemain autre chose, j'ai toujours eu de la peine à tisser quelque chose de solide entre tous ces désiderata. Une étoffe qui me tiendrait au chaud et qui enfin me rassurerait, donnerait un sens à ma vie comme on dit désormais. Il y a pourtant des volontés récurrentes et contre lesquelles je ne peux rien. Ces volontés proviennent de je ne sais où. D'une partie secrète dans laquelle la lucidité comme la conscience ne peuvent pénétrer. Cela n'a pas été simple de l'accepter. Que les seules volontés auxquelles j'étais forcé plus ou moins d'obéir appartenaient à ce qui est "plus fort que moi". J'en ai vu 36 chandelles, et de toutes les couleurs pour commencer à m'approcher du pot aux roses. Mais ce que moi je voulais pour moi, je crois que je suis totalement passé à côté. Ce que je voulais pour moi n'était que de l'éphémère et du vent, il n'y avait pas grand chose de substantiel là dedans. Et par ricochet j'ai beaucoup envié les gens auxquels cet éphémère, ce rien suffisait. Cette sensation d'être toujours à la marge de ce que tout le monde appelle la norme, il m'aura aussi fallu des années pour comprendre qu'elle n'était qu'une illusion nécessaire pour m'égarer en moi justement, "faire le tour" comme disait Richard, comme on fait un tour de manège, de chevaux de bois. Mais dans le fond du fond tout ce que je voulais c'était me raconter des histoires. Me les raconter d'abord à moi-même dans le menu, avec force détails et précision pour voir comment j'étais capable de me leurrer tout seul. Avant toute chose je cherchais une bonne histoire plutôt qu'une bonne vie. A quoi donc tout ça servirait-il ? je ne pouvais pas encore vraiment le savoir à l'époque, j'étais tellement dans le flou, le fameux flou artistique. Aujourd'hui je ne suis pas sur d'y voir vraiment plus clair. Je veux dire maintenant que je suis devenu ce qu'il faut bien appeler un homme agé. je repense à cette phrase de Richard et je me sens tout à fait capable de la dire, moi aussi, à présent comme on raconte une bonne histoire un soir entre amis. — vous savez, et je me renverse dans mon fauteuil aller, il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, les jeunes en général ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose d'autre que la paix, ils ont oublié tout le reste ou à peu près.|couper{180}

Avant toute chose, une bonne histoire

Carnets | décembre 2021

Cafard

Dans ma jeunesse j’ai vécu avec les cafards si longtemps que ça ne me fait plus grand-chose d’en croiser un, au sens propre comme au figuré. Je me découvre mithridatisé — du roi Mithridate qui s’empoisonnait chaque jour par crainte d’être empoisonné. Et c’est vrai que je supporte mal la tristesse chez les autres : dès que ça s’ouvre, je deviens un bon samaritain chiant comme la pluie. Heureusement que je n’arrive pas à faire ça pour moi-même ; sinon ce serait la double peine. Quand j’ai le cafard, je m’assois dedans et j’observe. Une part de moi regarde ce que les autres fabriquent. J’ai ça depuis l’enfance. À l’âge adulte, ça m’a donné quelques sueurs froides : je me croyais anormal, fêlé, promis à mal finir. En réalité je n’étais dangereux que pour moi, et assez lucide pour ne pas m’accrocher au déni. Dans mes piaules insalubres, les cafards cavalaient sur le papier peint. Au début j’ai eu un choc, une sensation de salissure qui allait jusqu’aux os. Puis je me suis demandé si j’avais vraiment une âme, et ce que ce mot voulait dire. J’ai vite réglé ce fantasme de pureté qui vous assigne au noir et au blanc. Quand j’ai mis de côté ces deux bornes, la nuance est venue, et avec elle mes premières peintures véritables. Comment expliquer ça aux gens ? On ne vous écoute pas. On vous rit au nez. “Quel chiant avec son âme.” C’est le même mécanisme avec les voyages : essayez donc de débarquer à un repas avec un DVD de vos photos et de demander qu’on le passe à la télé ; vous verrez la moue de la maîtresse de maison. Avec les gens, on ne parle pas d’âme, on ne parle pas de voyage, et on la boucle sur les cafards. Il reste de quoi faire : il fait beau, tu as vu ; tu as fait quoi pour midi ; la facture d’eau est arrivée ; si on allait faire les courses. Des phrases bateau, oui. Ça coule tout seul chez beaucoup. Pour quelqu’un qui ne trouve rien facile ici-bas, c’est un travail. J’ai dû faire énormément d’efforts rien que pour dire bonjour ; je te fais grâce du reste. illustration :En mémoire du Cluzeau, Huile sur toile pb 2021|couper{180}

carnet de voyage

Carnets | décembre 2021

Point de vue

Le soleil est déjà haut, comme dans un roman de Christian Jacq, sauf que je n’irai sans doute jamais en Égypte et, de toute façon, qu’irais-je y faire. Pour l’instant je vois surtout la route, sans lunettes de soleil, et ça tape. Je roule à 60 sur la petite départementale vers Saint-Donat. On est invités chez des amis pour un déjeuner du dimanche. Le pare-soleil de la Dacia d’occasion — 244 000 kilomètres au compteur — me gêne encore plus que la lumière. J’allume la radio par réflexe, pour m’accrocher à un bruit, et ma chérie coupe aussitôt. « C’est incroyable que tu fasses ça quand je suis à côté de toi. Tu deviens comme ton père : personnel, égoïste. Tu t’en fiches des autres. » Elle est nerveuse ces jours-ci, problèmes familiaux. Je tente une blague, mauvaise idée : « Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. » Elle se ferme. On roule. Déviation à l’entrée du bourg, on tourne un peu en rond. Ces villages de la Drôme ont un talent pour inventer des fêtes de rien : kermesse à la saucisse, concours de choux farcis, bugnes et pralines au vin chaud. Gaston nous ouvre la porte, bras écartés. Il est content de nous voir. On s’est croisés à une expo il y a quinze jours, après les confinements. Ça faisait deux ans. Son travail a bougé, je lui ai réservé une petite pièce que je dois payer. Michèle, sa femme, et la mienne se connaissent depuis longtemps ; moi je suis le second mari, donc l’ajout. À l’apéro je refuse le vin blanc, j’ai peur de l’acidité en fin d’année, et je prends un martini blanc. On y passe tous, sauf Michèle qui reste au pastis. On parle, on rigole, on évite les sujets qui plombent. Gaston tente déjà, en passant, deux ou trois allusions à son estomac ; personne ne les ramasse. Je sors fumer. Michèle m’accompagne. Leur mâtin espagnol vient vers nous. J’avais oublié sa taille. Michèle dit qu’il est doux mais craintif : l’ancien maître le battait, et lui a coupé la queue. Le chien a un pompon ridicule au bout de ce corps énorme. Je fais ce que je fais toujours : grimaces, voix débile, main tendue. Il garde ses distances. « J’ai fait des cailles, j’espère que vous aimez ça, cailles aux marrons avec gratin de cardons. » Je dis que j’adore, que je salive déjà. À table on repart sur les sujets habituels : le vaccin, ceux qui n’en veulent pas, le petit resto du village où les serveurs ne portent plus le masque. Un peu de politique, du flou. Je lâche un « je ne voterai pas Macron » et je me prends le bilan dans la figure ; je garde le reste pour moi. Les cailles arrivent, on passe aux histoires de subventions du club de seniors de Michèle, supprimées parce qu’en 2020 ils n’ont rien dépensé. Ma femme annonce qu’on ira en Grèce cet été. Et là Gaston s’engouffre : « Moi je ne peux plus prendre l’avion. » Dernier vol pour la Tunisie, trou d’air, impression de mourir, bip bip dans la cabine, “on ne nous dit rien”, stage à 800 euros pour apprendre à ne plus avoir peur. Ma femme ajoute que c’est surtout une simulation. Gaston repart, se palpe, détaille, saute de l’avion à ses cancers, à la mort qui tourne dans sa tête. Il fait de l’art-thérapie, dit-il. Il a une méthode : quand l’angoisse monte, il ventile. « Je ventile et ça se calme, c’est génial. » Ma femme me donne sa caille sans demander si j’en veux ; elle garde les cardons. J’essaie de ramener la conversation ailleurs en parlant du vin, mais Gaston est lancé. Les plats en sauce au vin rouge, terminés, trop de turbulences gastriques. Le médecin lui a dit de ne pas se retenir. Quand il doit roter, il rote. Il mime un rot, théâtral. Je regarde Michèle deux secondes, elle serre les lèvres. Gaston a vécu plusieurs cancers, ça râpe la table dès qu’il s’y met. Il vous fixe, il vous embarque, il ne supporte pas qu’on décroche. Autrefois ça m’énervait ; aujourd’hui je le vois venir et ça glisse un peu. J’ai même une tendresse sèche pour ce numéro. Je lui dis qu’il devrait écrire tout ça. Il rit : il ne sait pas écrire, mais il fait du qigong. La boule d’énergie entre les mains, il a fini par la sentir, et avec la ventilation il est “totalement zen”. Les deux femmes ont le visage grave, mais je vois leurs épaules trembler. Il reste du repas : fromage, dessert, café. Je tente une sortie. « Dessine-le, alors. Une BD. Gaston prend l’avion. Gaston et la boule d’énergie. Gaston et la libération des flatulences. » Les femmes éclatent. Gaston me regarde noir. Je ris, je dis que je plaisante, pas méchamment. « Ventile, ventile. » On finit dans le jardin au soleil. Le chien vient se coller à ma jambe après avoir récupéré des bouts de caille et de fromage. On se revoit bientôt, on se dit ça comme on se serre la main. Sur le retour, le soleil est dans le dos. On roule sans radio, sans se piquer. Je reparle du stage à 800 euros, incrédule. On rigole un coup. Et je me demande si ma blague était de la cruauté ou de la peur. Je n’ai pas envie de trancher. On se prend la main et on rentre comme ça, sans rien ajouter. illustration huile sur toile ( détail) pb 2021|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | décembre 2021

La fulgurance de l’hésitation

Une phrase de Nicolas de Staël tourne dans ma tête depuis l’aube. Il parle de la fulgurance de l’autorité et de la fulgurance de l’hésitation, et il les met côte à côte, comme deux façons d’entrer dans la peinture. J’entends ça très simplement, dans l’atelier : le moment où la main tranche, pose une forme sans discuter, et l’autre moment, tout aussi vif, où elle recule d’un millimètre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de près : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude dès qu’elle se présente. C’est presque physique : une idée se fixe, et tout de suite une autre force se lève, déplace la main, dérange l’évidence. Ce n’est pas une morale, c’est un réflexe de survie de la peinture. Si je m’installe trop vite dans “je sais”, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue à respirer. Le doute n’est pas le contraire de l’autorité ; il en est une autre forme, plus latérale, plus inquiète, mais tout aussi nécessaire. Quand De Staël bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui brûle, c’est le bois qu’il y met : une urgence intérieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d’issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par dévorer l’air. Il meurt à quarante et un ans. J’essaie d’imaginer ce que ça fait d’avoir déjà tout donné à cet âge, de pousser la peinture à ce point de tension. Et je me dis aussi que l’âge n’éclaire pas toujours comme on le croit : il ne règle rien, il déplace seulement la question. Ce qui reste, peut-être, c’est la manière dont l’hésitation travaille la surface. Une toile de Staël n’est pas un décret : c’est une suite de reprises, de corrections, de décisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes où l’on sent encore l’ancienne couche sous la nouvelle. C’est là, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affichée, mais la trace de ce qui a résisté, et de ce qui a fini par passer quand même. illustration dessin de Lucas|couper{180}

peintres peinture réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

Ordre et désordre, bien et mal, dormir et rêver.

Le dernier trimestre s’achève et je repense à ce fil que j’ai tiré dans les ateliers : partir d’un désordre et lui faire rendre quelque chose qu’on puisse regarder sans détourner les yeux. Pas parce qu’il faut “réussir”, mais parce qu’on voit bien la différence entre une surface abandonnée et une surface qui a fini par parler. Ce que je constate, séance après séance, c’est la même crispation chez beaucoup d’adultes. Ils arrivent avec une idée arrêtée, parfois même une image nette dans la tête. Ils la tiennent comme une bouée. Alors, dès que je propose un fond sale, deux couleurs posées vite, des traces laissées exprès, je vois les épaules se lever. Il y a celui qui demande tout de suite : “On fait quoi exactement ?” Celle qui cherche un sujet au bout de trente secondes et qui soupire quand elle ne le trouve pas. D’autres restent figés devant la feuille comme si elle allait les dénoncer. Les enfants, eux, plongent. Ils font, ils ratent, ils recommencent, ils rient d’un trait de travers. Un adulte, au contraire, se met à négocier avec l’exercice pour ne pas se perdre : il veut savoir où ça va mener avant d’y aller. Or ce que je leur demande est simple et difficile : rester dans ce qui arrive. Ne pas décider trop tôt. Accepter que ça commence mal, que ça soit informe, que ça bouge. J’ai vu des élèves se libérer d’un coup quand ils lâchent l’image prévue. Une femme l’autre jour avait juré qu’elle allait “faire un paysage abstrait”. Son fond était moche, elle en avait honte. Je lui ai dit : “Continue, ne lave pas.” Elle a ajouté une tache sombre, puis une autre, elle a gratté au chiffon, et soudain elle s’est arrêtée : “Ah… là.” Elle ne savait pas dire quoi, mais elle voyait. Ce moment-là, il est fragile et il ne se commande pas. Il vient quand on tient assez longtemps sans effacer. Souvent la douleur est là, juste à côté : la peur de rater, l’impression d’être nul, l’envie de tout recouvrir au gesso. Si on s’arrête avant, on reste à ce stade. Si on traverse, quelque chose s’ouvre, même petit. Mon boulot, c’est de les faire traverser sans leur vendre un miracle. Je ne leur donne pas un plan. Je leur mets des contraintes qui limitent les échappatoires : deux couleurs, trois formats, pas de règle, pas de sujet imposé. Je tourne autour de leur panique avec des questions, rarement des réponses. Je dis : “Qu’est-ce que tu vois là ?” “Qu’est-ce que ça te propose si tu ne forces pas ?” Et parfois je ne dis rien, je laisse le temps travailler. L’humour est utile aussi : une blague au bon moment détend la main, enlève l’idée qu’il y a un examen. Peut-être que je suis exigeant, oui, mais je ne leur mets pas ça sur le front. Je préfère que l’exigence arrive par le faire : regarder encore, ne pas tricher avec l’effacement, rester un peu plus longtemps devant ce qui dérange. C’est là que le désordre cesse d’être un ennemi et devient un terrain.|couper{180}

peinture

Carnets | décembre 2021

Un nouvel exercice

Bien, j’ai acheté un nouveau chauffage — à gaz, cette fois. Vous n’aurez plus ce prétexte de dire que vous n’y arrivez pas à cause du froid. Il fait vingt degrés, le café coule ; on peut travailler. Aujourd’hui, format carte postale : période des étrennes, puis des vœux. On reste propre : scotch autour, marge d’environ cinq millimètres. Si vous n’avez pas de ruban de masquage, prenez un crayon. Pas la règle : on va voir si la main tient la route. Maintenant, un fond à l’acrylique. Deux couleurs maximum. Trois si vous comptez le mélange, je vous le rappelle. Laissez vivre les traces, ne cherchez pas l’aplat impeccable : les coups de pinceau sont les bienvenus. Faites-en trois, ça évite de stagner ; pendant que l’une sèche, vous attaquez l’autre. Avec la chaleur, ça va vite. C’est bon ? Vous avez vos trois fonds ? Parfait. Je vais chercher le café. Voilà des feutres noirs à pointe fine. On regarde ce qu’on a fait, et on entoure tout ce qu’on voit : la moindre forme, le moindre accident, une différence de valeur, un bord, une tache. Il faut y aller franchement mais sans écraser la pointe : on glisse, on n’appuie pas. Non Mireille, on ne décide pas d’avance ce que ça doit devenir. On regarde. Et je te préviens : chaque “je suis perdue”, c’est un euro. Rires. Vous entourez, vous entourez encore. Vous voyez une forme ? Vous en voyez dix autres autour. C’est bon ? Pas encore ? Très bien, je sers le café. Toujours pas de sucre, Simone et Catherine ? Ensuite, on passe à l’intérieur des formes. Avec les mêmes feutres, vous fabriquez les valeurs : hachures, points, ronds, chiffres, lettres, signes bizarres, tout ce qui vous tombe sous la main. Oui Huguette, des étoiles si tu veux. Et n’oubliez pas : quand vous remplissez une forme, vous en faites apparaître une autre à côté ; regardez ce qui se passe entre vos traits autant que vos traits eux-mêmes. Christine demande si ce ne sera pas difficile de trouver le négatif. Rires. Qui a fini ? Lucie ? Attends, je regarde. Non, ce n’est pas fini : tu as laissé des zones muettes. Reprends ton fond, cherche encore. Il reste des choses que tu n’as pas vues. Continue. On prend le temps de regarder jusqu’au bout, même si ça agace, même si ça fatigue. Voilà. On part d’un fond un peu sauvage et on le pousse à parler. Ce n’est pas un tableau à accrocher au musée, on s’en fout. Ici, on travaille. Et si, au passage, ça vous remet à votre place et que vous voyez un peu mieux ce que vous faites, tant mieux. Allez, buvez votre café pendant qu’il est chaud, et reprenez vos feutres.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | décembre 2021

L’opinion

Puisque l’opinion est devenue un truc qu’on gratte et regratte pour un oui pour un non, je me dis que ça vaut peut-être le coup de m’en approcher. Parce qu’en général, l’opinion, je m’en tamponne. Quand on m’appelle pour me la demander, je raccroche. Au bar du coin, si quelqu’un veut mon pronostic sur un match de foot, je coupe court. Le foot ne m’a jamais vraiment attrapé : je ne peux même pas dire que je l’aime ou que je le déteste, il me glisse dessus. Pareil pour les chemises. Mon épouse m’envoie parfois un MMS avec trois coloris, je réponds au hasard. J’en porte peu, je suis plus T-shirt, point. Et pourtant, aujourd’hui, on me réclame un avis sur tout. Sur les gens, sur les choses, sur le monde. Ça vient vite, on vous attrape au vol. Dans ma jeunesse je donnais le mien sans compter. Je le balançais avec confiance, à qui le voulait. Je l’ai payé. Il vous revient déformé, déplacé, utilisé contre quelqu’un ou contre vous. Pas besoin d’un Guillaume pour tordre ce que vous avez dit : il suffit d’un peu d’ennui, d’un peu de malignité, d’une mémoire floue. Alors j’ai appris à me taire. Longtemps. Jusqu’à ce matin banal où un sansonnet a chanté près de la maison. Rien d’extraordinaire : juste ce filet de sons dans l’air froid. J’ai levé la tête. Il s’est mis à pleuvoir. Quelques grosses gouttes. Le parking luisait. Je cherchais mes clés depuis cinq minutes, comme un idiot. Je les ai trouvées, je suis monté dans la voiture. J’ai mis le contact. Par réflexe j’ai allumé la radio : c’était le journal, la parade habituelle des avis, des indignations, des certitudes à l’emporte-pièce. J’ai éteint. J’ai roulé en silence. Au boulot, même topo : on s’est mis à travailler sans trop parler. À midi, on se retrouve, on casse la croûte, et ça repart. Chacun y va de son commentaire : patrons, femmes, impôts, foot, politique. Ça se chauffe, ça ricane, ça s’accroche. Ce jour-là, je les ai écoutés sans que ça me serre. J’étais là, avec eux, et en même temps un peu à côté. Leurs opinions passaient comme une météo au-dessus de la table ; ça ne me les rendait ni meilleurs ni pires. J’entendais surtout les voix, les tics, l’histoire de chacun derrière sa phrase. Bien sûr, ce calme n’a pas tenu. La vie revient vite à ses habitudes. Mais ça m’a laissé ça : les gens ne se réduisent pas à ce qu’ils pensent tout haut. Parfois même ils sont loin de leurs propres idées, et ils l’ignorent.|couper{180}

Carnets | décembre 2021

Les reprises

Reprendre un tableau, reprendre un texte, repriser les chaussettes : pourquoi ? Parce que quelque chose cloche, parce que ça ne tient pas, parce que ça ne suffit pas. Parce qu’il faut s’y remettre. Pour certaines choses, ça ne coule pas de source. Il y a un point dur, un nœud qu’on approche puis qu’on contourne, et on ne le voit pas toujours venir. Deux heures cette nuit sur un texte, et rien n’a pris ; ça reste inachevé, surtout quand j’arrive près de ce qui compte et que ça me repousse ailleurs. L’écriture et la peinture ont au moins ça en commun : on tourne autour, on avance par biais, on fait mine de ne pas insister, on revient. Il faut du temps, de la patience, et une manière d’apprivoiser ce qui fait peur, ce qui fait fuir, ce qui met les nerfs à vif. Apprendre à tenir sans se crisper. Aujourd’hui, 8 décembre, je sais à quoi va penser mon épouse vers 17 heures, au moment où la nuit tombe. Elle me demandera le carton des petits verres et des bougies, et comme chaque année elle voudra que je l’aide à les poser sur les rebords des fenêtres. Il y a eu des années où ça m’agaçait : la tête pleine, pas de place pour ce rituel. Je râlais. Encore tes bougies, tu sais qu’on est les seuls ici, dans ce trou de cul de village, à faire ça ? On n’est plus à Lyon. Elle tenait bon. Le 8, c’est les bougies ; tu la boucles, tu m’aides. Et je finissais par la boucler, puis je me brûlais les doigts à allumer ces foutus lampions avec un briquet. Depuis le temps, j’aurais pu prendre un allume-gaz ; non. J’y vais à l’ancienne, et je me plains. Puis, une fois que tout est allumé, je suis content. Vraiment. Le sale gamin retombe un moment, et c’est l’autre qui revient, celui qui s’émerveille d’un rien, celui que j’ai longtemps planqué sous une carapace parce qu’il prenait tout trop fort. Chaque 8 décembre depuis presque vingt ans, c’est le même petit scénario : je grogne, j’obéis, je vois que ça lui fait plaisir, et au bout du compte ça nous en fait aussi. Ça nous rapproche, un peu, chaque fois. Elle ne lâche pas là-dessus. Elle reste droite dans ce qu’elle est. C’est sa façon à elle de tenir, de ne pas laisser le monde tout emporter. Répéter ces gestes, à date fixe, ça fabrique quelque chose de simple et de solide ; ça met une lumière dans la maison et dans la tête, même quand on arrive de mauvaise grâce. Et je pense à ceux qui n’ont plus ça, qui laissent filer, qui jettent au lieu de repriser, qui ne savent pas quoi faire de leur colère ou de leur fatigue. Moi, ce soir-là, je finis avec les doigts un peu brûlés et la maison allumée, et ça suffit.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

Apprendre, intégrer

Le savoir, c’est un immense supermarché : aucun caddie n’est assez grand pour tout embarquer. Et le plus souvent, faute de temps, d’argent, et je dois l’avouer par manque d’intérêt, je me contente des promotions, des trucs bigarrés, de ce qu’on met en tête de gondole. Avant, c’était différent. Je fréquentais les bibliothèques. À peu près rien ne laissait ma curiosité tranquille. Je fonçais sur tout. J’ai passé des années à dévorer, avec une vraie gourmandise, des manuels d’entomologie, de mycologie, de climatologie, de gynécologie, de sociologie, d’économie, de philosophie, de poésie — bref, tout ce qui finit en “-ie”, pour ne pas assommer le lecteur. Sans omettre ce qui finit en “-ique” : botanique, électronique, informatique, mystique, religion catholique, Lévitique ; il m’est même arrivé de me gaver de psychologie et de psychanalyse, avec une préférence pour les essais cliniques. À l’époque, il fallait quand même faire l’effort d’aller à la bibliothèque. Aujourd’hui, il suffit de taper une question sur Google et, aussitôt, des tombereaux de savoir défilent sous vos yeux. C’est le piège : on peut y passer la journée entière, enchainer question sur question, récolter des réponses à la pelle, souvent contradictoires, sur tout ce qu’on veut. Il y a clairement un problème là-dedans. Prenez un exemple idiot : je suis nul en rock. Je m’en suis fait la remarque hier en lisant sur un blog que j’aime bien une critique d’un livre sur l’histoire du rock. Réflexe immédiat : aller l’acheter sur Amazon. Or, d’après beaucoup de gens autour de moi, c’est devenu le mal absolu : pas le bouquin de Philippe Manœuvre — c’est le nom de l’auteur —, Amazon. Bref, je ne sais pas ce qui m’a retenu. Appelons ça ce qu’on veut. Je me suis surtout demandé à quoi bon apprendre l’histoire du rock à soixante-deux piges, alors que le rock, franchement, je m’en tamponne depuis ma première tétine. À un moment il faut être réaliste, surtout quand la route derrière vous commence à peser plus lourd que celle devant. Et c’est là que je vois mon égarement : le problème n’est pas de savoir, c’est d’en faire quelque chose. On n’a plus besoin d’accumuler des trucs qui ne servent à rien ; on n’a plus besoin de papillonner dans les rayons juste pour remplir le caddie. Il faudrait, paraît-il, ouvrir une page internet en sachant d’avance ce qu’on cherche. Elle est belle, la vie moderne, non ? Par exemple, des jeunes ne veulent plus bosser comme des cons pour des patrons — on ne va pas leur jeter la pierre. Ils tapent “se mettre à son compte”, “créer son emploi”, “gagner sa vie autrement”, et hop : des pages entières défilent. Tout est là, accessible en un clic. Sauf que ces pages se contredisent, bricolent, mentent, vendent du rêve en kit. Comment voulez-vous qu’un jeune sans expérience trouve son chemin dans ce fatras ? Surtout si son but est précisément d’éviter de devenir un con au travail. Ce qui manque, me disais-je, on ne le trouvera pas sur internet : un peu de jugeotte. Raté. Même la jugeotte se muscle en ligne, contre paiement. Je tombe ainsi sur une formation “renforcer son mental” et j’en reste baba. Bien sûr : pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt, crétin que je suis. “24 solutions pour renforcer son mental.” Très bien. Mais renforcer son mental pour quoi faire ? Je commence à imaginer. Je vais me réciter des mantras le matin : “rappelle-toi tes objectifs pour 2022”, cinq ou six fois avant le café. Je vais me voir à la Saint-Sylvestre, devant la dinde, et compter tous les tableaux peints en douze mois, cinquante-deux semaines, trois cent soixante-cinq jours. Je vais lister des thèmes, tout organiser sur un tableur, cocher des cases, enchainer les actions parce que “mental renforcé”. Je vais écrire chaque matin un mail à ma liste de diffusion pour présenter l’œuvre de la veille, avec un titre accrocheur pour éviter la poubelle. Je vais “intégrer”, apprendre seulement ce qui sert à l’objectif. Je vais aller sur MailChimp, me taper la traduction du mode d’emploi, vérifier qui a ouvert le mail, taguer les fidèles, trier les touristes. Bla bla bla. Au bout d’une demi-heure à imaginer ça, j’étais épuisé. J’avais l’impression d’être de retour en entreprise, avec le patron le plus chiant de la terre — et ce patron, c’était moi. Alors j’ai fermé l’onglet. J’ai pris ma veste. Je suis allé marcher en forêt pour me remettre les idées en place.|couper{180}

Carnets | décembre 2021

Consignes et contraintes

Bon. Il faut qu’on mette les choses au point, et dès aujourd’hui. Vous venez ici pour peindre et vous voulez “faire de l’abstraction”, d’accord. Au fond, vous me parlez de liberté : peindre librement, peut-être faire de beaux tableaux. Je ne vais pas vous contredire. Mais la liberté, en peinture, ça se paie. Donc je vous propose l’inverse de ce que vous attendez : des consignes, des contraintes, un cadre pour vous y frotter. D’abord, vous ne peindrez qu’avec un seul œil. Tenez, j’ai apporté des bandeaux de pirate. Ensuite, seulement de la main gauche — ou de la droite si vous êtes gaucher. Les plus téméraires peuvent lever une jambe, comme un échassier : tant que vous chercherez l’équilibre, vous ne chercherez pas autre chose. Les plus de soixante-dix, asseyez-vous, on ne va pas jouer aux héros. Et puis c’est encore trop facile : vous peindrez sans toile, et sans couleur. Juste des touches obliques dans l’air pour démarrer. On verra bien ce qui sort de ça. Ah, j’allais oublier : mon carnet. Tout le monde a bien payé ? illustration : Farandole rouge Hans Hartung 1971|couper{180}

peinture

Carnets | décembre 2021

Continuer

Je vais passer un coup de gesso, ce tableau ne me plaît pas, dit-elle comme on appelle au secours. Je la regarde : tout est là sur son visage, mais ce n’est pas du désespoir, c’est une question posée sans l’être. Une main tendue vers l’effacement. L’atelier aide à répondre : le sol vert pomme, la lumière qui entre par les grandes ouvertures sur le parc, les voix, le café qu’on prépare, un gâteau qu’on te glisse, cette atmosphère de colonie douce. Même après une nuit blanche, je m’y tiens. Je secoue la tête. Non mais ça va pas. Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? Il est bien parti, ton tableau. T’es bloquée, c’est tout. Je m’approche. Un glacis de bleu là, et je lui montre. Ta composition gagnerait si tu divisais la toile : fais surgir un carré, un rectangle. On ne sait pas encore si c’est un plat de fruits ou autre chose, ça viendra. En bas, tu peux poser ce bleu avec l’orange, faire une terre. Laisse le gesso dans son pot. Tout ce qu’il faut, c’est continuer. Elle hoche la tête, incrédule. D’abord le glacis, je dis. Après on verra. Je ne sais pas plus que toi ce que ça va devenir ; je sais juste qu’il ne faut pas s’arrêter là.|couper{180}

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