décembre 2021

Carnets | décembre 2021

Cette importance

Qu'est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour déposer de la couleur sur la toile ? Quelle hiérarchie d'importances suis-je en train de fabriquer ? Cette question qui ne cesse de tourner en rond, cette hésitation, ce doute, comme un mouvement perpétuel. Parfois je suis tenté de donner une réponse à la hâte, mais ce n'est pas la réponse qui résoudra quoique ce soit. Car chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis à vis de toute réponse à cette question importance. Je rêve qu'un tamis me tombe soudain dans les mains, à mailles fines, mais pas trop. Je n'ai pas le palais si délicat pour gouter à la finesse. Mais l'âpreté aussi est importance, aussi utile que la délicatesse. Cette question comme une fusée qui, plus elle s'élève perd du poids. Cependant qu'il est nécessaire de brûler beaucoup pour propulser sa masse. Je me dis c'est le plaisir enfantin de peindre comme réponse, comme pansement pour cacher la plaie. Et puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d'autres réponses s'ajoutent et je fais de beaux nœuds avec les brins. Parfois je ne donne des réponses que pour parvenir à ces nœuds, pour provoquer ma patience à tenter de les dénouer ensuite. Exactement comme lorsqu'on parvient, une fois tout l'enthousiasme, la naïveté première consumés, à ce moment de vérité du tableau. Le choix et l'ordre. Cette élève possède un cœur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu'une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d'amour. Elle le dit parce qu'elle est assoiffée de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma sœur. Et je ne suis qu'un professeur. Ferme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme ça n'importe ou n'importe comment sur la toile avec un couteau à peindre, rentre complètement dans ce désordre, il n'y a rien d'important lorsqu'on peint comme ça. Tu verras bien où ça te mène, ce que ça donne. Ferme les yeux... Elle m'écoute et le fait, un bonheur d'élève. Nous regardons ensuite le résultat. Est-ce que c'est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j'oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le résultat je veux dire. Trouver le bon silence, c'est aussi ça l'important.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | décembre 2021

zéro, nul, à chier

Cette élève qui ne vient plus à l’atelier, j’y repense comme on rumine un raté. Une femme entre deux âges, veuve depuis un an quand elle s’est inscrite, au plus bas mais décidée à remonter. Avec elle, rien n’allait simplement. Chaque séance se coinçait. Un jour — le dernier pour elle, je crois — elle s’est lancée dans la copie d’un Gauguin. Le tableau a traîné des semaines. À la fin de chaque cours, elle râlait tout bas ; son corps bougeait, s’agitait, et je regardais malgré moi, puis je revenais à la toile. Je lui demandais de me laisser la place, je rectifiais une bouche, un œil ; à l’huile, je lui disais d’attendre, de ne pas toucher à ce que je venais de peindre : “On reprendra la semaine prochaine.” Elle repartait aussitôt dans les mêmes phrases : je suis nulle, c’est nul ce que je fais. Elle ne disait pas plus cru, mais ça s’entendait. La semaine suivante, ce que j’avais repris était défait, le visage retombait dans le terne, dans la boue des couleurs sales, et on recommençait. Soupirs, épaules qui lâchent, mains crispées, puis encore : c’est nul, je suis nulle. Ça a duré. Jusqu’au jour où j’ai commencé à compter le temps que je lui donnais, et à sentir le reste du groupe derrière moi. Ce matin-là, je ne sais plus : une nuit courte, un ciel bas, un truc de travers. Elle m’a reproché de ne pas m’être assez occupé d’elle. J’ai vu rouge. J’avais passé des heures sur son tableau, j’étais intervenu plus que je ne le fais d’habitude, et ce que je reprenais était systématiquement repeint, abîmé, comme si la correction devait disparaître avant tout. On a échangé deux ou trois phrases sèches. Elle est restée campée là, et j’ai lâché : “Si ça ne te plaît pas, la porte est grande ouverte.” La phrase est sortie, impeccablement inutile et pourtant soulageante. Elle a rangé ses pinceaux, pris la toile, et je ne l’ai plus revue. Je la revis quelques années plus tard par hasard. J’étais en train de travailler dans un atelier temporaire à S. Elle était avec une amie ; elle entra sans me reconnaître, je crois. Puis, à mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre — la lumière était chiche dans cet ancien atelier de verrier — je vis son visage se décomposer, sa bouche se tordre, comme au souvenir d’une vieille nausée. Elle resta le temps nécessaire à la politesse, puis elle enjoignit son amie de repartir, laissant derrière elles un sillage qui me glaça jusqu’aux os. Après coup, la question revient : qu’est-ce qu’on fait avec quelqu’un qui s’acharne à se détruire sous vos yeux, qui refuse l’appui, même quand on le lui tend ? Ce qui me serre encore, c’est que je la connais trop bien. Cette façon de gâcher ce qui tient, de revenir au pire comme à une certitude, je l’ai portée longtemps ; il en reste quelque chose. Depuis, je n’interviens plus sur les tableaux. Je dis moins, je laisse les gens aller au bout de leur propre manière d’échouer, et je lâche une piste quand elle peut servir. J’ai aussi instauré une règle simple : un euro chaque “c’est nul”, “c’est moche”, “je n’y arriverai jamais”. Ça fait rire, et ça coupe net la petite litanie. De temps en temps, le mot “nul” revient dans une bouche, dans un livre, et la scène remonte : une femme penchée sur son Gauguin, ce refus sans fin, et ce que ça réveille. J’essaie d’en faire quelque chose d’utile ; au minimum, de ne pas laisser la phrase me tirer vers le fond avec elle.|couper{180}

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