2021
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable-8
réecriture J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 7
réécriture Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 6
réecriture Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 5
réécriture Tout héros a besoin d'un ou de plusieurs mentors Alcofribas, ce matin-là, était juché sur la tonnelle pour éplucher du bois — opération simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu’on réserve d’ordinaire aux tâches sans enjeu — quand le voisin d’en face est apparu, petit bonhomme sec qu’on disait veuf, jardinier par système plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme régulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui hésite entre bonjour et au cas où. Le vieux s’arrêta net (freinage modéré, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu à pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l’air de ne pas vouloir y rester. Ils parlèrent un peu, économie de moyens, des choses sûres et prouvées — la météo, les jours de la semaine, l’usage du silex pour les pointes de flèches — puis le vieux considéra que la séance avait assez duré. Ce n’est pas tout ça, mon garçon, je dois aller chercher mon pain, lâcha-t-il, ce qui clôt proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il éplucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de réglisse, section jaune, odeur nette, et le tendit à Alcofribas. Ça se suce, ne le mâche pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-être. Alcofribas resta là, l’offrande en main, juché dans son rôle normal de petit garçon seul, précisément ajusté à sa station. Il avait bien sûr déjà fréquenté des personnes âgées, catégorie générale, mais le père Bory — c’était donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfusés d’amertume. Il n’avait parlé de personne, n’avait jugé rien, s’était contenté d’indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n’engage pas, et qu’en matière de semaine le jeudi restait un candidat sérieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu’au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Modèle de conversation à faible intensité, haut rendement. Alcofribas repassa la scène en boucle l’après-midi, comme on triture une noix avant d’en casser la coque, notant après coup les micro-phénomènes : le cliquetis de la ferraille qui libère le portail, le bruit du gravier renvoyé par les façades, la manière d’avancer jambe par jambe, lente mais décidée, puis ce petit geste, pas tout à fait un salut, plutôt une clé de ralliement qui n’ouvre aucune porte et qu’on garde quand même. L’amitié, chez lui, demeurait un programme à forte hypothèse et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, ça il l’avait appris, d’où la préférence nocturne pour un étalon noir venant poser ses naseaux sur l’épaule, chien, loup, chat, menagerie spéculative où les bêtes ne déçoivent pas. La vie réelle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer préventivement : mesure de prudence. Pourtant, derrière le renoncement, il s’était glissé cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonflé, plutôt une possibilité tolérable. Le père Bory offrait une avancée sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n’avait pas à se fabriquer un double présentable, il pouvait rester l’enfant perché, exact, conforme à lui-même. Le soir, cérémonie habituelle : baiser, plafonnier éteint, porte refermée en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dressés en tipi, longue règle plantée dans le matelas comme mât de fortune. Une expiration de cétacé avant la plongée et la lecture commence, mer intérieure avec ses courants et ses épaves, ses promesses de trésors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait très bien qu’elles ne garantissent rien mais qu’on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypothèse se posa proprement : le père Bory, plus mentor qu’ami. Un mentor ne répare rien, il indique la règle du jeu, en général quand le héros a tout perdu ou croit l’avoir fait, nuance opérationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait déjà coché cette case-là, à sa manière. Il restait à apprendre à lire les signes, surtout ceux qu’on ne voit plus parce qu’ils ont été repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de réglisse sous la langue, sans mâcher, consigne respectée. Et la nuit fit le reste, sans promesse écrite.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 4
réecriture L’origine de la tragédie Longtemps après avoir étudié le phénomène de la répétition, Alcofribas pouvait désormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en catégories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui était fameux — disaient-ils — c’est qu’on pouvait réutiliser ces lois sur différents thèmes. À partir du moment où le même phénomène se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les thèmes qu’Alcofribas avait étudiés, la tragédie occupait une place importante. Et bien sûr, ayant perçu les mêmes motifs répétitifs qui la faisaient surgir, il avait consacré beaucoup de temps à les examiner un à un, avec patience et soin, au sein même de sa famille. Il n’avait guère ménagé ses efforts pour faire de lui-même un laboratoire — utile à disséquer la tragédie. Généralement la peur surgissait la première et pouvait le faire à n’importe quel moment, d’une façon aléatoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait être la surprise, le dérangement, la déception, le manque de nourriture impromptu, ou d’argent, la saleté de la maison, la propreté de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d’envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d’œufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un excès de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrhée ou son contraire, la sonnerie du téléphone, le son d’une lettre tombant dans la boîte aux lettres, etc. La liste pouvait être longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur était l’un des principaux déclencheurs de l’agacement qui, lui-même, engendrait la nervosité et les mots dépassant la pensée, ceux-ci menant hors de soi, dans cet état qu’on appelle colère et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en trépignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L’origine de la tragédie semblait tenir dans ces quelques ingrédients. Ensuite, la tragédie était un ragoût dont la saveur variait peu puisque les ingrédients ne variaient guère non plus. Ce qu’éprouvait Alcofribas, c’est que ces tragédies ressemblaient à de petites saynètes de Guignol ou à un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n’étaient là, finalement, que pour servir de faire-valoir à quelqu’un, pour que quelqu’un ait tort et qu’un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu’il y eût toujours une victime et un gagnant à ce petit jeu-là. Sauf à l’occasion des enterrements. Peut-être parce que, simple — pas simplement — la mort dépassait n’importe quelle petite tragédie : on ne pouvait pas la ranger dans la même catégorie que les autres ; d’où ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bière, le cercueil, le catafalque, le mausolée, la dépouille, le cadavre, ne sachant pas s’il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d’observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l’entouraient. La nature ne semblait établir aucune frontière entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et tragédie ; ces catégories — on dit — elle les laissait passer comme l’eau à travers un panier d’osier. Tout était pour elle occasion de tirer quelque bénéfice d’un micro-incident. Alcofribas étudiait toutes les possibilités qu’avait l’eau, notamment, de s’insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement différente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Après les pluies de mars, il se hâtait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l’intelligence de l’eau lorsqu’il plaçait des cailloux, des herbes, du sable, n’importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l’eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s’écouler vers un point mystérieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la mère — ou de la mer — et, parfois, de l’amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l’amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phonétique fabrique une confusion nette. Toute répétition, si elle se déroule comme beaucoup de répétitions, sans fantaisie, devient une source d’ennui pour l’esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne ménageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d’esprit et l’ennui. Il s’était découvert ce don : changer de point de vue à volonté, aussi facilement qu’on effectue un pas de côté. Une fois la peur, la déception, la colère et l’ennui traversés, l’esprit peut jouir d’un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l’imagination — toutes ces histoires qu’on se raconte sur le monde — il devient possible à un cœur vaillant de découvrir maintes choses auxquelles personne n’avait pris le temps de penser. C’est ainsi qu’Alcofribas ajouta une corde à son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide à se libérer des tragédies parce qu’elles n’étaient, au fond, que des obstacles à la réalité nue ; rien d’autre que des histoires répétitives sans grand intérêt, des contes à dormir debout — épuisants — une fois qu’on en connaît la chute. À suivre…|couper{180}
Carnets | 2021
Courroucer les dieux pour avoir du foin.
réécriture Tant qu’il y a de la honte, tout n’est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se repérer dans le labyrinthe qu’avec l’âge on baptise épopée, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donné un sens et, qui sait, devenir soi-même un peu sensé. Hors du binaire bien/mal, ma honte n’est souvent qu’un prétexte, une cartographie de la douleur pour revenir d’un coup d’œil sur des lieux, des atmosphères, des êtres. C’est le petit caillou dans la chaussure : il gêne mais rappelle qu’on est vivant. À cette époque, la confusion avait dissous mes repères ; ne me restait qu’une douleur physique pour contenir le malaise psychique — trop-plein d’imagination, besoin d’embellir, puis de tout casser comme une ébauche qu’on efface. Je me revois avec des rages de dents, des jours durant, me cognant la tête contre les murs : un simple coup de fil aurait suffi, mais quelque chose en moi s’opposait obstinément au geste logique, au soulagement, à la remise en question qu’il implique. Je sentais bien que je n’étais plus tout à fait maître à bord : une curiosité entre naïveté et superstition tenait le gouvernail et menait aux naufrages « pour voir », pour aller au bout. On peut toujours plaquer des raisons — sentiment d’invulnérabilité masquant la fragilité —, ce ne sont que filtres posés sur une sensation fuyante, entre effroi et jouissance, sans frontières nettes. Si j’ai honte, c’est surtout des dégâts collatéraux : parmi les victimes, il en est peut-être de sincères. Comme d’autres prennent l’amour pour prétexte, j’ai pris la honte : chacun son alibi pour ne pas voir notre inadéquation. Reste que la honte est une mine inépuisable : j’y retourne chaque jour, ouvrier opiniâtre, et ce que j’en remonte ce sont des textes — terrils, taupinières qui bousculent les jardins trop peignés. L’or que j’y trouve est invisible : il se loge entre les mots, dans les silences ; il a la couleur grise des plages du Nord. J’ai cédé à bien des tentations, souvent provoquées ; j’essaie aujourd’hui d’arrêter la séduction comme on tente d’arrêter l’alcool ou le tabac, avec les mêmes rechutes, mais au moins j’ai identifié une cause. La « dignité » que je cherche n’a rien à voir avec celle des dictionnaires : il s’agit de protéger son intégrité contre les mensonges du monde, de viser la rondeur d’une note juste — une dignité du vivant, de plante, d’arbre, de chat —, sobre, efficace. Écrire n’est pas confession mais récapitulation : défaire les nœuds que culpabilité et honte laissent en tâche de fond et poursuivre son chemin, même s’il mène à la catastrophe : courage ou bêtise, peu importe, c’est le seul moyen d’approcher un sens. Depuis les Grecs, le narrateur-héros doit tout traverser : Ulysse rentre, tout le monde est rassuré ; sauf que la vie continue, Pénélope ennuie, Télémaque agace, reste le vieux chien à promener. Alors Ulysse vieillissant songe à recracher à la figure des dieux et à reprendre la mer vineuse vers sirènes et cyclopes : quand tout est officiellement perdu, l’homme se risque encore — pour rien, précisément pour rien ; courroucer n’est pas un but, seulement un moyen. Le plus honteux, au fond, ne serait pas d’avoir trahi les autres, mais de s’être trahi soi-même ; les deux s’emmêlent, d’où cette démarche de crabe qui nous fait dire oui au merde et continuer quand même. Comme disait un grand-oncle rebouteux en me toisant, gamin : « Ne fais pas l’âne pour avoir du foin, mais courrouce les dieux et tu verras… »|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable 2
réécriture} [L'infini et le temps] Pour ses sept ans, Alcofribas reçut une Kelton. Fond blanc, trotteuse nerveuse. Toute une journée à guetter ses sauts, jusqu’à savoir lire l’heure. Par la fente des canisses du balcon, il observait la rue. En face, le marchand de couleurs. Défaut dans la cuirasse : meurtrière ouverte sur le monde. Le troisième jour, il entra. Une petite fille, une fossette. Un regard impossible à quitter. Depuis, il guettait l’entrée du magasin. Parfois il se forçait à fixer la trotteuse.|couper{180}
Carnets | 2021
Il y a de l’Ubu...
réécriture En 1957, Eugène Ionesco déclara à haute voix la liste de ses titres et décorations. « Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l’Académie française, mais aussi de l’académie du Maine, de celle du Monde latin, des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse. Et surtout, mon titre le plus important : Satrape du Collège de ’Pataphysique. » Ce mot, « Satrape », m’impressionna quand, dix ans plus tard, je tombai sur ce reportage dans un magazine. Mon instituteur du village, homme charmant et lucide, m’avait fait sauter une classe. Le premier à mettre un mot sur ma façon singulière de voir le monde. Il nous avait parlé de l’absurdité. Il devait l’aimer, puisqu’un jour il décida d’abandonner l’école pour faire on ne sait quoi. Avant son départ, il laissa à la bibliothèque communale des cartons entiers : Jarry, Mac Orlan, Prévert, Ionesco. On le vit transbahuter ses caisses sous les yeux de la directrice qui, à chaque aller-retour, semblait léviter un peu plus. J’avais noté dans mon cahier deux mots entendus dans son discours d’adieu : « Satrape » et « Pataphysique ». Des années plus tard, j’ai retrouvé ce cahier. Les mots étaient toujours là, comme des fioles intactes, pleines de complicité, de fierté et d’absurde. Satrape : protecteur du pays dans l’empire perse, titre repris par le Collège de ’Pataphysique. Pataphysique : science des solutions imaginaires. Il ne m’en restait que cette étrangeté, qui devint pour moi l’autre nom de la poésie. Seule la poésie, pensais-je, pouvait tenir tête à la méchanceté du monde. Je ne fis jamais de recherches. J’aimais laisser les choses se dissoudre. On racontait que l’instituteur était parti à la guerre d’Algérie, mais les dates rendent cela improbable. Qu’importe. Dans mon esprit, il resta cet homme parti sur un front dont il ne revint jamais. Tout à fait conforme, après tout, à la logique pataphysique. Je ne pouvais pas écrire ce billet sans évoquer Alfred Jarry et son professeur Hébert, modèle grotesque d’Ubu. Des professeurs de ce genre, j’en ai connu. Mais j’ai préféré garder, de mon instituteur, une autre figure : celle d’un passeur discret, qui m’avait donné deux mots en héritage. Avec le recul, je comprends que j’ai construit, comme un pataphysicien, une « solution particulière » à partir d’une anomalie familiale : ce parrain tué dans le désert algérien, entouré de silence. « Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas », écrivait Boris Vian. Il y a sans doute de l’Ubu dans ma peinture aussi, vue de ma lorgnette. Mais comme tous les chemins mènent à Rome, ou à Tataouine, pourquoi s’inquiéter ? Quand une histoire est lancée, elle court d’elle-même.|couper{180}
Carnets | 2021
L’art de s’emmêler les pinceaux
réecriture Le peintre entre à l’atelier, en pleine forme. Bien dormi, pas de douleur, la tête claire. Et soudain, l’angoisse. Paralysie. Pas de raison. Il s’assoit, la chatte relève une oreille, ronronne. Le silence s’épaissit. Son regard tombe sur l’étagère : accumulation de pinceaux durcis, poils collés à l’huile séchée. Têtes réduites. Honte et trophée à la fois. Mémoire de la négligence, signe qu’il n’a jamais su prendre soin. Même de lui. Aux enfants des ateliers, il pense. Leur calme, leur sérieux du jeu. L’heure passe sans qu’ils s’en rendent compte. Les parents attendent, pressés, téléphones en main. Pas un ne regarde les dessins. Le peintre, lui, voudrait cette légèreté-là : se jeter dans les gris colorés, comme un enfant.|couper{180}
Carnets | 2021
Bac à sable
réécriture Un arbre pousse au centre du bac à sable. Il a vu passer des générations de gosses, morveux qui grandissent, deviennent des femmes, des hommes, et l’oublient. Prénoms gravés à la pointe du canif, branches cassées de dépit. Aléas minuscules, moustiques écrasés sur le pare-brise du temps. Un tourbillon de feuilles mortes, de septembre à juin. Les bacs se succèdent. Reste le sable, qui file entre les mains.|couper{180}
Carnets | 2021
Refuge de l’ignorance
Réécriture Quand tout va mal, réflexe : chercher un coupable. Ça conforte le rôle de victime. Et ça fabrique l’antagoniste dont tout héros a besoin. Nous nous inventons des buts. Illusoires, la plupart du temps. Ce qui compte, c’est le déplacement en route. La métamorphose. Autrefois, les rôles étaient clairs. Zeus, Ulysse. La foudre, l’homme. Aujourd’hui, brouillard. Religions, dogmes, doctrines. Toujours la même mise au pas. Curé, mollah, rabbin. Voix unique. Même joug. Reste quoi ? Ignorance ou lendemains crevés. S’opposer, c’est accepter la solitude. Tourner autour d’un axe tordu. Mais un axe quand même. Ce matin Charlie Hebdo. Solveig Minéo. Du féminisme au néopaganisme. Discours d’extrême droite sous cape. Le frisson. On peut devenir totalement con avec la plus grande sincérité. On a déjà connu. Années 70. Patchouli, robes à fleurs, grimoires. Aujourd’hui resucée : Terre mère, phallus en plâtre, balais détournés, godemichés. Trop, c’est trop. Le pire : j’y ai cru. Rêvé d’Héra sagouine. Athéna en cuir. Elfes, nains. Refuges minables. Pour ma vanité. Mon désespoir. Voir clair demande des nerfs. La plupart se contentent de survivre. Mais la tentation reste : église, mosquée, forêt magique. Ou la salle de bains avec un canard en plastique. Au plus bas, on réclame une rétribution. Si elle ne vient pas, on la prend. Rien n’est gratuit. Jamais. Alors Lovecraft, King, films d’horreur, pornos. Compensations absurdes. Tout va encore bien tant qu’on ne comprend pas. Le jour où l’on devine derrière ces plaisirs une croix gammée, des camps à perte de vue, le vent glacé traverse la sueur brûlante dans le dos. Y a-t-il une issue ? Hurlement. Femme en uniforme. Ne jamais chercher d’issue. Sinon viendront les clochettes, les rideaux, les sectes. L’ignorance reviendra, triomphante, se vautrer, jouir d’avoir été exaucée.|couper{180}
Carnets | 2021
Réaliser
réecriture Il y a toujours quelque chose d’étrange dans ce qu’on réalise. Le mur, le tableau. Le premier s’efface dans son usage, le second reste en face. Il me regarde. Une hypnose. Peut-on croire que des lignes de couleur sur du papier fassent avancer le monde ? J’en ai douté souvent. Mais réaliser un dessin, une peinture, même dérisoire, me ramène à une réalité. Elle existe, palpable, dans ce qui s’arrache de moi pour être accroché au mur. L’impression première est presque toujours l’insatisfaction. Comme si une peinture ne pouvait jamais compter autant qu’une journée de travail. Cette gêne m’a longtemps empêché de me dire « artiste ». Avec le temps j’ai compris qu’il n’y a pas de différence. Mur, champ, formule, peinture : des réalisations. Une fois dehors, elles nous regardent. Chacun s’affaire à leur inventer une utilité, une histoire. Fiction. Rien ne remplace le choc. Le silence entre la chose réalisée et celui qui l’a faite. C’est là, quand on cesse d’expliquer, que l’intensité surgit. Elle effraie. On empile des mots pour la fuir. Mais elle reste.|couper{180}