2021

Articles de 2021

Carnets | 2021

Deuil

Quelque chose cloche. Tout semble normal : café, cigarette, météo. Et pourtant non. Ça bascule. Une nouvelle tombe. Irrémédiable. On entend, mais on ne veut pas. Alors on marche, on cogne, on crie. La colère comme bouée. « Je ne veux pas. » Voilà ce que dit le corps. On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre. Les jours s’étirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a avalé un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On réécrit l’histoire. On fatigue. On s’use. La dépression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en éclats. On s’accroche aux habitudes : lever tôt, coucher tôt, remplir les cases de la journée. Ne pas sombrer. Juste tenir. Et puis un matin. Même palier, même mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l’air. Douceur cruelle. Déjà-vu. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer. Alors on sourit, on lève le pied dans une flaque. Rien n’est réparé. Mais la vie, de nouveau, insiste.|couper{180}

Carnets | 2021

L’originalité et le familier

On croit chercher l’original. On grimpe sur des échasses, on se prend de haut. Mais ça finit toujours par tomber. Le familier revient. Grimé. Soleil en chocolat qui fond dans l’œil, aveugle, fait pleurer. L’original, c’est peut-être ça : du familier avalé, mal digéré, recraché. Tas tiède. Épluchures. Personne n’en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On goûte. Pas bon. Pas mauvais. C’est la faim qui décide. Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue. Et là : le goût surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-même. Alors on reste seul avec cette évidence : ce qu’on croyait nouveau, c’était déjà là.|couper{180}

Carnets | 2021

Instinct

Elle suppose. Moi j’agis. Je dérive seul sur l’océan de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou détrempé selon la bourrasque. Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la même traversée. Le même océan. Toujours. En soi aussi il y a des océans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c’est déjà se perdre. J’ai tenté tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouillé. Parfois je m’arrête au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple. Mais la part de moi qui navigue s’en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le goût du sel, l’éclair bleu d’un orage, l’acidité des citrons.|couper{180}

Carnets | 2021

Rester en lien

Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis. Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque. Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent. Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher. Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche. Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.|couper{180}

Carnets | 2021

J’étais sûre que tu embrassais comme ça

L’ascenseur était en panne, six étages à grimper. Elle parlait, moi j’écoutais à moitié, le souffle court, déjà mal à l’aise d’être devant elle, de savoir qu’elle allait entrer chez moi. Elle avait apporté des sandwichs, comme si c’était prévu depuis toujours. Elle a posé le sac, retiré son manteau, s’est assise sur le canapé comme chez elle. Moi debout, invité dans mon propre appartement. Elle a tapoté le coussin, j’ai obéi. On a mâché en silence, parlé du temps, n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on faisait là. Puis elle a lâché son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. » Le baiser a duré. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation mêlés. J’avais l’impression qu’en l’embrassant nous suspendions le temps, qu’on n’aurait plus à parler, qu’on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps. Son parfum montait, saturait l’air, recouvrait mes murs, mes livres, mes vêtements. Odeur étrangère, violente, qui me chassait de chez moi. J’étais ailleurs, exilé dans mon appartement. Elle a souri, clin d’œil étrange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t’appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d’escalier. La porte refermée, il ne restait rien qu’un parfum. Plus fort qu’elle. Plus fort que moi.|couper{180}

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