réecriture
L’origine de la tragédie
Longtemps après avoir étudié le phénomène de la répétition, Alcofribas pouvait désormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en catégories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui était fameux — disaient-ils — c’est qu’on pouvait réutiliser ces lois sur différents thèmes. À partir du moment où le même phénomène se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les thèmes qu’Alcofribas avait étudiés, la tragédie occupait une place importante. Et bien sûr, ayant perçu les mêmes motifs répétitifs qui la faisaient surgir, il avait consacré beaucoup de temps à les examiner un à un, avec patience et soin, au sein même de sa famille. Il n’avait guère ménagé ses efforts pour faire de lui-même un laboratoire — utile à disséquer la tragédie. Généralement la peur surgissait la première et pouvait le faire à n’importe quel moment, d’une façon aléatoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait être la surprise, le dérangement, la déception, le manque de nourriture impromptu, ou d’argent, la saleté de la maison, la propreté de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d’envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d’œufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un excès de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrhée ou son contraire, la sonnerie du téléphone, le son d’une lettre tombant dans la boîte aux lettres, etc. La liste pouvait être longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur était l’un des principaux déclencheurs de l’agacement qui, lui-même, engendrait la nervosité et les mots dépassant la pensée, ceux-ci menant hors de soi, dans cet état qu’on appelle colère et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en trépignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L’origine de la tragédie semblait tenir dans ces quelques ingrédients. Ensuite, la tragédie était un ragoût dont la saveur variait peu puisque les ingrédients ne variaient guère non plus. Ce qu’éprouvait Alcofribas, c’est que ces tragédies ressemblaient à de petites saynètes de Guignol ou à un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n’étaient là, finalement, que pour servir de faire-valoir à quelqu’un, pour que quelqu’un ait tort et qu’un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu’il y eût toujours une victime et un gagnant à ce petit jeu-là. Sauf à l’occasion des enterrements. Peut-être parce que, simple — pas simplement — la mort dépassait n’importe quelle petite tragédie : on ne pouvait pas la ranger dans la même catégorie que les autres ; d’où ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bière, le cercueil, le catafalque, le mausolée, la dépouille, le cadavre, ne sachant pas s’il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d’observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l’entouraient. La nature ne semblait établir aucune frontière entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et tragédie ; ces catégories — on dit — elle les laissait passer comme l’eau à travers un panier d’osier. Tout était pour elle occasion de tirer quelque bénéfice d’un micro-incident. Alcofribas étudiait toutes les possibilités qu’avait l’eau, notamment, de s’insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement différente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Après les pluies de mars, il se hâtait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l’intelligence de l’eau lorsqu’il plaçait des cailloux, des herbes, du sable, n’importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l’eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s’écouler vers un point mystérieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la mère — ou de la mer — et, parfois, de l’amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l’amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phonétique fabrique une confusion nette. Toute répétition, si elle se déroule comme beaucoup de répétitions, sans fantaisie, devient une source d’ennui pour l’esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne ménageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d’esprit et l’ennui. Il s’était découvert ce don : changer de point de vue à volonté, aussi facilement qu’on effectue un pas de côté. Une fois la peur, la déception, la colère et l’ennui traversés, l’esprit peut jouir d’un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l’imagination — toutes ces histoires qu’on se raconte sur le monde — il devient possible à un cœur vaillant de découvrir maintes choses auxquelles personne n’avait pris le temps de penser. C’est ainsi qu’Alcofribas ajouta une corde à son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide à se libérer des tragédies parce qu’elles n’étaient, au fond, que des obstacles à la réalité nue ; rien d’autre que des histoires répétitives sans grand intérêt, des contes à dormir debout — épuisants — une fois qu’on en connaît la chute. À suivre…