Bâtir sur du sable 5


réécriture

Tout héros a besoin d’un ou de plusieurs mentors

Alcofribas, ce matin-là, était juché sur la tonnelle pour éplucher du bois — opération simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu’on réserve d’ordinaire aux tâches sans enjeu — quand le voisin d’en face est apparu, petit bonhomme sec qu’on disait veuf, jardinier par système plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme régulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui hésite entre bonjour et au cas où. Le vieux s’arrêta net (freinage modéré, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu à pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l’air de ne pas vouloir y rester. Ils parlèrent un peu, économie de moyens, des choses sûres et prouvées — la météo, les jours de la semaine, l’usage du silex pour les pointes de flèches — puis le vieux considéra que la séance avait assez duré. Ce n’est pas tout ça, mon garçon, je dois aller chercher mon pain, lâcha-t-il, ce qui clôt proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il éplucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de réglisse, section jaune, odeur nette, et le tendit à Alcofribas. Ça se suce, ne le mâche pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-être. Alcofribas resta là, l’offrande en main, juché dans son rôle normal de petit garçon seul, précisément ajusté à sa station. Il avait bien sûr déjà fréquenté des personnes âgées, catégorie générale, mais le père Bory — c’était donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfusés d’amertume. Il n’avait parlé de personne, n’avait jugé rien, s’était contenté d’indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n’engage pas, et qu’en matière de semaine le jeudi restait un candidat sérieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu’au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Modèle de conversation à faible intensité, haut rendement. Alcofribas repassa la scène en boucle l’après-midi, comme on triture une noix avant d’en casser la coque, notant après coup les micro-phénomènes : le cliquetis de la ferraille qui libère le portail, le bruit du gravier renvoyé par les façades, la manière d’avancer jambe par jambe, lente mais décidée, puis ce petit geste, pas tout à fait un salut, plutôt une clé de ralliement qui n’ouvre aucune porte et qu’on garde quand même. L’amitié, chez lui, demeurait un programme à forte hypothèse et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, ça il l’avait appris, d’où la préférence nocturne pour un étalon noir venant poser ses naseaux sur l’épaule, chien, loup, chat, menagerie spéculative où les bêtes ne déçoivent pas. La vie réelle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer préventivement : mesure de prudence. Pourtant, derrière le renoncement, il s’était glissé cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonflé, plutôt une possibilité tolérable. Le père Bory offrait une avancée sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n’avait pas à se fabriquer un double présentable, il pouvait rester l’enfant perché, exact, conforme à lui-même. Le soir, cérémonie habituelle : baiser, plafonnier éteint, porte refermée en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dressés en tipi, longue règle plantée dans le matelas comme mât de fortune. Une expiration de cétacé avant la plongée et la lecture commence, mer intérieure avec ses courants et ses épaves, ses promesses de trésors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait très bien qu’elles ne garantissent rien mais qu’on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypothèse se posa proprement : le père Bory, plus mentor qu’ami. Un mentor ne répare rien, il indique la règle du jeu, en général quand le héros a tout perdu ou croit l’avoir fait, nuance opérationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait déjà coché cette case-là, à sa manière. Il restait à apprendre à lire les signes, surtout ceux qu’on ne voit plus parce qu’ils ont été repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de réglisse sous la langue, sans mâcher, consigne respectée. Et la nuit fit le reste, sans promesse écrite.

Annexe