Bâtir sur du sable 7


réécriture
Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.

Annexe

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