juillet 2024

Carnets | juillet 2024

31 juillet 2024

Après avoir cherché un bon quart d’heure ce que pouvait représenter un noeud de cravate kékuléen ( lu dans L’infinie Comédie, de David Foster Wallace ) je tombe sur Friedrich Kekulé von Stradonitz et j’observe un long moment la forme de sa barbe. Quelques signes de fatigue Il y a plusieurs sortes de fatigues, ce serait peut-être par là qu’il faudrait commencer. En dresser une espèce d’inventaire, tout au moins une liste. Tenter de les cerner les unes après les autres, sinon vraiment les définir. Dans un ordre chronologique, c’est à cet ordre que l’on pense, comment les premiers signes de fatigue se sont-ils manifestés. C’est assez flou, peut-être même que le trouble crée par ce sentiment de flou éloigne le terme d’insidieux qui généralement acccompagne bon nombre de ces fatigues. En y songeant, en pénétrant dans cette rêverie de la fatigue, on entre dans un genre de brouillard effectivement, peut-être que l’ordre requis pour mon inventaire serait plus juste, ou plus fiable, si je me fiais seulement aux divers qualités de ce brouillard. Très tôt j’ai pu confondre l’ennui et la fatigue, à cause notamment que ces sensations surgissent sans crier gare, nous terrassent, et par là même nous agitent, nous force ( ça nous force ) à vouloir les tromper ou nous tromper. Il y a aussi toute une échelle de valeurs associée à la notion de fatigue. On peut ressentir de la mauvaise ou de la bonne fatigue selon un jugement moral qui vient la plupart du temps de l’extérieur. Mais je n’ai guère envie de parler de morale, juste tenter de faire un peu le point sur une éthique toute personnelle, qui consisterait à mettre en relief les diverses formes ( et aussi leurs antagonismes, formes inversées, comme dans un puzzle parfois qui rend le groupe cohérent, si toutefois la cohérence existe encore à ce niveau de réalité où ça m’emmène ) que fait naître la fatigue, sans la qualifier plus que cela. Par exemple j’ai été assez fier ( Fierabras) de moi lorsque j’étais plus jeune de me faire embaucher dans des travaux subalternes ne requerrant pas autre chose que ma force physique ( calquée sur de vagues réminiscences mythologiques, Hercule notamment) et un minimum de jugeotte. J’ai été plus vite fatigué lorsque je travaillais dans des bureaux (une fatigue d’arpenteur ) que dans des usines, dans des entrepôts où je trimais comme un boeuf. Enfin ce n’est pas la bonne manière d’en parler en disant « plus vite fatigué », la fatigue de l’un n’ayant que peu à voir avec la fatigue de l’autre. Mais je vais déjà trop vite. je brûle des étapes. Comme si la fatigue ainsi visée tentait de m’envoyer un nuage d’encre pour se défiler. Une sèche qui se vidant de son encre s’assèche se lasse, s’éclipse) A moins que ce ne soit une nouvelle forme de jeu qu’elle me propose. Un « je » de narrateur qui voudrait se débarasser de sa propre fatigue, peut-être en changer, mais surement pas rejoindre cette zone tout à fait incertaine dans laquelle vivent les gens normaux, ceux qui nient toute fatigue, se sentent toujours d’attaque. Rien de belliqueux chez moi, sauf vis à vis de ce « je » celui du monde réel si l’on peut dire englué dans une fatigue commune, en conflit permanent avec cet autre, le « je » qui persiste, qui ne veut qu’une chose : résider dans la fatigue parce qu’elle est une matière comme n’importe quelle autre. Parce qu’en changer maintenant que je la tiens me ferait sombrer vers pire encore, un pire que je connais bien pour l’avoir exploré plusieurs fois, par lâcheté, par ignorance, mué par de vaines espérances ; Ma grand-mère paternelle, Andrée, me posait souvent cette question, est-ce que tu t’ennuies mais je crois qu’elle se trouvait dans la confusion ou l’euphémisme, pour elle fatigue et ennui ne dressaient pas de cloison visible. Néanmoins je conserve en mémoire cette inquiétude contenue dans la question et ce dès mon plus jeune âge. Est-ce que pour elle qui était en retraite, l’ennui était le genre de chose qui pouvait fondre sur les enfants tout comme la fatigue autrefois pouvait fondre sur les travailleurs ayant accompli leur longue journée, et, dans ce cas, sa question contenait aussi une certaine forme de nostalgie. Je crois que si on ne travaillait pas on s’ennuyait à l’époque de mes grands-parents, que si on était fatigué c’est que l’on avait beaucoup et donc bien travaillé, la fatigue était une sorte de signe que le travail, la mission avait été parachevée dans l’ordre des choses. Le fait d’être pris en défaut de s’ennuyer n’existait pas vraiment, on trouvait assez vite un prétexte pour dire mais non, je suis fatigué, j’ai beaucoup ( et bien ) travaillé. Pourtant, je me souviens parfaitement du réveil qui sonne à quatre heure du matin, des soupirs de mon grand-père avec qui je dormais durant les grandes vacances d’été. Il se levait sans hâte, enfilait sa côte de travail, titubait jusqu’à la porte de la chambre, je l’entendais traverser le couloir menant à la cuisine, l’odeur du café soudain m’arrivait jusqu’aux narines, grand-mère l’avait préparé, elle se levait aussi à la même heure, et quand parfois, je sortais du lit, m’approchais, ( ici il faudrait prendre le temps de décrire cette athmosphère du tout petit matin, la bonne lueur de la cuisine au fond du couloir, et le transistor qui diffuse les nouvelles, leurs grognements matinaux … ) on me houspillait va donc te recoucher tu as vu l’heure. Je crois que j’ai toujours conservé par la suite cette habitude de me réveiller, parfois bien avant l’aurore pour sans doute les rejoindre dans la même fatigue, celle qu’il affichaient le soir quand ils se retrouvaient au dîner, quand nous nous retrouvions tous, parfois aussi avec mes parents, tout le monde bien fatigué comme il se doit de l’être chez des personnes sensées. Ce texte manque parfois de clarté. Ne peux-tu pas être un peu plus précis sur certains points, à moins que justement toute vélléité de précision fasse partie d’une stratégie liée à la fatigue, permette d’une certaine façon de l’exprimer en sous-texte… J’ai toujours eu des difficultés avec la notion d’ordre, de classement, de précision, et si je devais résumer la nature de ces difficultés, j’hésite entre le fait qu’elles me plongent dans l’ennui, ou dans une fatigue dont je ne peux rien faire, dont je suis toujours victime. Avec en prime un sentiment de culpabilité aigü. Le fait est que ça ne se fait pas d’être désordre, de ne pas savoir ranger les choses, organiser ses pensées, c’est souvent le signe d’une sorte de tare, débilité ou pire laisser aller. Car dans notre famille la notion de fatigue est essentiellement liée au travail, et le travail au bien-être, à une notion de sécurité toute relative. Je crois que j’ai éprouvé comprenant cette fatigue là, celle de mes parents de mes grands-parents une fatigue encore bien plus oppressante qu’ils ne purent jamais l’imaginer. J’étais fatigué de leur fatigue surtout. Elle m’anéantissait sans que je ne puisse rien en dire. Je continue à jeter des idées il est deux heure du matin, pas réussi à dormir, et, en y réfléchissant il se peut que l’insomnie soit une façon de creuser encore plus avant la fatigue, surtout pour les bénéfices que l’on peut en retirer, ce changement de fréquence, une abolition des frontières entre la nuit et le jour, les qualités hypnagogiques qu’offrent soudain la fatigue ; Cependant ce ne sont que des notes, des choses que j’attrape au vol quand elles me traversent, rien de bien réfléchi, tout encore bien brouillon. Mais au moins voilà ce sera noté, on pourra y revenir. Peut-être que le véritable sujet ici n’est pas seulement la fatigue, mais cette notion de flou, cette abolition des frontières qui se manifeste par le flou. Un flou qui n’a rien à voir avec le flou artistique, mais qui commence à prendre une forme assez précise. Une exaspération provenant d’une incessante exigence de précision ( vient-elle du dehors, de moi, les deux ?) pourrait utiliser ce flou comme une sorte de bouclier, de rempart. Et pour conserver cette vision floue, hypnagogique, on se réfugie dans les termes de fatigue, d’ennui, voire parfois de dépression. Ce flou devient ainsi une défense, un espace de liberté où les contraintes de la clarté et de la précision n’ont plus prise, permettant à la créativité de s’épanouir dans toute son ambiguïté et sa richesse. Illustration image mise en avant : Room-in-new-york-Edward-Hopper-1932.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

30 juillet 2024

J’efface encore. Encore bien trop grandiloquent. Exagéré. De grandes phrases comme des grands gestes. Du roman. Même si je sais que je vais de défaite en défaite, j’insiste, je persiste, je me borne je m’entête. Voyons voir, et maintenant, où en suis-je, nulle part, c’est bien là que je sens qu’il faut être, se tenir. L’atelier d’écriture s’éloigne, pas sûr que je le rattrape, suis fatigué, tellement fatigué. L’absurdité qui veut se donner de grands airs de sérieux m’achève lentement. Mascarade totale quand je m’interesse au monde je vois des tableaux de James Ensor. Suis sorti acheté des tomates et j’ai vu des monstres. Heureusement ils ne me voient pas, suis totalement inexistant, un vieux qui claudique. La boulangère s’est lassée de mes bonjour stricts, elle ne me demande plus si je suis au courant de ceci ou cela, hier elle m’a tendu ma baguette avec une espèce de petite moue déçue, et un au revoir bonne journée monocorde. Quel marasme. Ecouté des lectures de Robert Pinget, Fiston, et Baga, bien et même très bien, et je comprends pourquoi F a pu dire que peut-être c’était parfois obsolète, dans le monde actuel, les choses vieillissent à une vitesse hallucinante. En tous cas j’ai bien aimé ces textes, c’est ce que je rêvais d’écrire d’une certaine façon quand j’avais la quarantaine, l’inclusion du murmure, de la rumeur, dans le texte sans signe évidence de ponctuation, passage d’un personnage l’autre ainsi sans distingo. J’en ai des cartons pleins dans le genre au grenier. Bon toute déférence gardée évidemment pour F. et pour Pinget, c’est tout à fait modestement que je dis ça. Mais trop compliqué à lire pour le lecteur, beaucoup trop long, trop long et compliqué, on en lit plus, trop fatiguant, demande trop d’attention, on veut de la fast littérature, comme du fast-food. Des trucs vite fait, pas cher. Facile. Ou alors du scandale, de l’horrible, du choquant ( et encore n’en est-on pas fatigué, me demande, possible qu’au bout du compte on finisse par se fracasser les neurones sur les plateformes de streaming. Est-ce que je suis en train de sortir mon remblai, c’est possible, ça coule bien trop facilement, trop rapidement, saleté d’urgence. Calme-toi, tu vas mourir et tout le monde t’oubliera, on ne gardera de toi que quelques étrangetés, que l’on se hâtera de balayer du geste de la main, quel torturé celui-là, je les entends déjà. Je suis peut-être parvenu au bout de l’envie d’écrire, je vais me remettre à peindre, recommencer avec la peinture pareil, dans l’autre sens. En ce moment envie de me remettre à l’aquarelle, à l’encre de chine, aller creuser, trouver des formes inédites, celles qui surgissent quand on atteint le bon niveau de fatigue, quand tout le reste est devenu si ridicule qu’on ne s’y aventure plus. Ce n’est pas encore ça, bien sûr que non, mais il y a une petite idée de forme, à creuser encore, écrire sur le trou pas sur la terre qu’on retire.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

29 juillet 2024

La planification ne fonctionne pas. J’observe que cela fait plusieurs fois. Il faut que j’ouvre l’application jetpack ( vraie saleté) pour que tout à coup hop le texte se publie. Si je n’ouvre pas l’application wordpress, ou jetpack, ( qui nous prend en otage) la planification ne fonctionne pas. Si je ne fais rien, rien ne se fait de façon prévue autant qu’automatique. Si j’étais mort par exemple plus rien ne se publierait de ce que je j’aurais prévu de mon vivant. Donc l’oubli, voilà où cela me mène. Donc il faut faire avec. Accepter. Nous ne sommes pas plus que des courants d’air. Je suis stupéfié de pouvoir me passer d’une idée, d’une envie, d’un besoin, sitôt que je me mets à y penser, à me demander leur nécessité. Ce qui doit surnager ce sont les habitudes, cette mécanique du vivant qui tient l’ensemble. J’ai échoué à déjouer ces habitudes, à vouloir les écarter, par vanité forcément, ou orgueil, par jeunesse surtout. On ne devrait pas trop faire de plans, vivre et c’est déjà pas si mal. Je m’éloigne de plus en plus de l’atelier d’écriture comme de l’atelier de peinture. Il faut que je souligne ce fait. Quelque chose comme quoi, une enième prise de conscience, comme c’est fatiguant d’avoir toujours besoin de prendre conscience, ne pourrait-on pas rester totalement inconscient, dans l’immanence, dans le ventre du monde à flotter dans sa propre inconsistance, ne pas rêver encore une fois, de naître à je ne sais quoi. C’est désolant à la fin. Mais pas autant que tout ce qui se passe sous mes yeux au dehors, sur les estrades, tout ce spectacle affligeant. N’est-ce pas une image retournée de ce qui se produit dans l’intérieur , je me demande. Y a t’il autant de déréliction au dehors qu’au dedans. ( « suprême déréliction », résurgence de l’angoisse de Géthsémani ainsi que le dit Bloy) Voilà que je fais le malin, que je cite, que je réfère. Crétin des Alpes. Faut-il donc toujours s’en vouloir pour tout, n’y a t’il pas des moments de pause où l’on peut s’en foutre, s’en foutre, s’en tamponner le coquillard ( est-ce du religieux inavoué, par exemple une référence à Saint-Jacques ou bien une simple nécessité d’avoir reours au grivois pour surnager me demande ) Je m’éloigne, c’est ce que je veux dire depuis le début, il faut que je le case, je ne sais pas où, peut-être ici ou là, peu importe, n’importe où dans ce texte, il faut que je m’éloigne encore, de plus en plus, et surtout de moi-même. A part ça ne je perds quand même pas le Nord, j’ai réussi à recréer un WordPress sur mon serveur apache, dans lequel j’ai restauré tout mon blog « peinture chamanique », j’ai aussi injecté dans mon Spip en ligne une partie de l’année 2024, rédigé sur le dibbouk ; je suis presque à jour. La véritable question que je ne veux pas me poser, surtout pas, c’est à quoi donc tout cela sert-il, la réponse me fonce trop vite dessus, avant même que je ne me pose la question. Pas parvenu à remplir le formulaire de la 30, toujours pas, du coup je vois s’empiler le retard jour après jour, suis ébahi par cettte impuissance à m’y remettre. Mais je résiste dans l’impuissance si je peux dire, je sens bien qu’elle a sa propre nécessité. Je réside dans le brouillon tout autant, comme si l’idée de mettre quelque chose au propre m’était d’avance insoutenable, insupportable. Toutes ces personnes qui prône l’hygiène sur tous les tons cette image de foule participative -ils n’ont aucun visage-me bassine, m’exaspère, car c’est de la poudre aux yeux, ça se voit comme un nez au milieu de la figure, chaque jour on découvre la poussière sous les tapis, chaque jour, ça mine pensez-vous l’idée du propre, mais pas du tout au contraire ça la renforce, ça en fait un dogme, merde alors. Bon je m’emballe, le diesel est enfin chaud, j’ai devant moi une grande journée de solitude car les enfants et S. passent la journée sur Lyon. J’ai dit qu’avec mon pied, impossible de suivre, ce qui est moitié vrai, si je voulais faire une effort, mais justement l’effort aussi est à mettre à la question, pour changer, plutôt que ce soit toujours lui qui torture. Face à l’effondrement général du monde n’est-on pas tenu de constater son propre effrondrement comme en écho et de sourire ( tristement) de toute tentative de positiver cette simultanéïté de ruines. La résistance véritable, l’idée même qu’il puisse en exister une, nous procurant ainsi une existence, si proche de la notion de responsabilité, les deux se confondant, ne fait-elle pas partie intégrante du spectacle. Des élèves lors de la dernière séance m’ont apporté des bouquets de sauge, je les ai posé sur une étagère pour en faire sécher les feuilles, peut-être que je vais profiter de la journée pour effectuer mes exorcismes, pièce après piece, en toute sérénité. L’idée qu’une entité nocive réside dans la maison peut-être une sorte d’ultime recours, et qu’il puisse exister une façon de s’en débarasser, une possibilité de solution, mais lorsque je me retrouve face à face avec ces pensées honnêtement je doute de leur bien fondé, au lieu de ça je vois que je fais bien tout ce que je peux pour creuser un tunnel, tenter encore une fois de plus de m’évader de quelque chose. En fin de compte ce spectacle entraperçu, l’ouverture des J0 marque une fin de quelque chose c’est évident, trop de symbolisme créant des percées sauvages dans l’inconscient, ce que l’on veut nous faire penser c’est véritablement la fin d’un monde, la fin des temps, la fin d’une humanité telle que nous l’avons connue, rêvée, espérée. Ce qui advient ensuite est déjà là dans les esprits via de tels symbôles, le règne de la quantité, de la pédophilie, du pornographique, la négation du genre, une cacophonie sciemment organisée pour que ça profite à une poignée qui décidemment n’en a jamais assez, se trouve confrontée à une idée de manque insoluble, à un ennui insondable.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

28 juillet 2024

Le silo du père Debord se trouve à un jet de pierre de la maison. Il est désaffecté désormais. J’y suis passé en coup de vent il y a environ deux ans, à l’occasion d’un voyage pour aller accrocher mes toiles à Montluçon. Peu importe. C’est ce silo qui convient pour évoquer ce système de nappes successives qu’utilise Perec dans ce passage (machineries de l’ascenseur) de La vie mode d’emploi. C’est ce lieu qui, contre toute attente, resurgit. Au départ, il faut que je revienne un peu en arrière. J’avais pensé, après avoir relu le texte de Perec, que j’allais certainement utiliser mes souvenirs encore une fois – autobiographiques – concernant la petite porte noire au bas de ce bloc neuf de maçonnerie que mes parents avaient fait construire après la mort de l’arrière-grand-père Brunet. Ce bloc avait été conçu pour créer deux salles de bain (avec baignoire), signe d’une opulence incongrue alors que nos repas se composaient essentiellement de soupes au lait avec des pâtes, des pommes de terre. Enfin, c’est l’anomalie qui vient lorsque j’y songe. Donc, cette petite porte noire, dont la peinture devait être de médiocre qualité car elle s’écaillait vite, portait des traces de griffures, de morsures, éclats de forme géographique, continentale par endroits. Cette petite porte noire, celle par laquelle je pénétrais sous la maison et dont la paroi tout au fond possède certainement encore le trou par où s’engouffre l’air moisi de la cave un peu plus bas. Mais je crois que la frayeur d’y revenir à nouveau, de sentir mon imagination s’emballer, éperdue, m’a stoppé net. J’ai cherché quelque chose à quoi m’accrocher pour me ressaisir et l’image du silo s’est aussitôt présentée. Voilà pour le mouvement des choses. Une pensée, une image, et puis en l’écartant, une autre, et sans doute beaucoup d’autres au fur et à mesure. On peut imaginer une forteresse de béton et de métal, ça convient bien. Si on sort par le portail de la maison, on dépasse la maison des X – là où vivent ces vieilles personnes dont l’homme, combattant de 14-18, y a laissé une jambe – on arrive face à une sorte de vaste terrain vague qui part de l’avenue Charles Vénuat et qui s’étend jusqu’à la lisière des champs appartenant à Y. C’est dans la partie nord-ouest de ce terrain que s’élève le silo. De gros camions viennent ici chaque jour pour y déverser dans des fosses profondes des montagnes de blé provenant des nombreuses exploitations des environs. Ceci pour resituer un peu le silo s’il y avait ce besoin de l’intégrer dans une portion de réalité. Et sur le quai de déchargement, à environ 1,50 m du sol, se tient la silhouette du père Debord en vêtements de travail, principalement de couleur grise, avec sa casquette grise elle aussi enfoncée sur le crâne. Le maître du lieu. Nous jouons souvent ensemble, P., le fils Debord, et moi-même. J’ai longtemps cru qu’il serait mon meilleur ami, puis j’ai abandonné cette idée le jour où il m’a dit qu’il trouvait ma mère si craquante. Et aussi qu’il suffirait de penser très fort à une fille pour l’obtenir. Bref, nous jouons ensemble avec des hauts et des bas, disons que c’est mon seul camarade et ce sera très bien comme ça. Personnellement, à chaque fois que j’ai rêvé très fort à quoi que ce soit, y compris les filles, ça m’a glissé d’entre les mains presque immédiatement. — Vous approchez pas des fosses, les gamins, sinon le crocodile va vous attraper, qu’il dit le père Debord. Bien sûr que ça fiche la trouille, mais c’est bien excitant aussi d’imaginer qu’il y a là, sous nos pieds, des crocodiles et probablement tout un tas d’autres choses innommables. Mais attention, la peur, c’est comme le désir, ça glisse vite entre les doigts. Je vois le père Debord et il a le dos tourné, assis à son bureau, à remplir ses papiers, à téléphoner, qu’il nous oublie. Nous sommes là, debout dans le grand hall du silo avec ses pylônes de fer, ses escaliers aux marches trouées, ses passerelles là-haut dans les hauteurs, ses grandes cuves en inox en forme de biberon inversé, et partout l’air est chargé, partout des trouées de lumière traversent l’espace et révèlent des galaxies de minuscules particules de poussière. Sans compter l’odeur du grain qui sèche, on ne sait pas encore bien où, on ne sait pas encore les montagnes, les gouffres, le danger qu’on risquerait à sauter à pieds joints dans cette matière mouvante et qui nous engloutiraient en un rien de temps aussi facilement que pourrait le faire un crocodile. La pénombre règne ici dans le vaste hall avec, par moments, par les fentes métalliques des murailles, des rayons de lumière qui l’entaillent. Nous montons des échelles, atteignons de hautes plateformes, traversons des coursives comme des ponts au-dessus de grands gouffres, arrivons au-dessus des fosses à grain. La hauteur est vertigineuse. On descend par une échelle à barreaux et, à quelques mètres à peine au-dessus des sommets, on se jette pour aller atterrir dans la mollesse du grain, ce qui soulève des nuages de froment. On reste là immobiles, les bras et les jambes écartés, puis l’on rampe à nouveau vers l’échelle pour remonter et recommencer. À tout moment, un crocodile peut surgir, un ou plusieurs, et quand on pense aux crocodiles, on ne pense pas à tous les autres monstres qui peuvent tout aussi bien surgir ici par surprise et nous engloutir. Je me laisse emporter par mon récit ou par la mémoire, ou par je ne sais quoi. Je le vois bien, ça m’empêche. Je m’accroche au récit tellement de fois auto raconté que j’hésite à le changer. Mais en dessous de ce récit, il se passe autre chose certainement. Admettons que soudain on replie bras et jambes, admettons que l’on sente soudain le corps s’enfoncer lentement dans le blé comme dans des sables mouvants. On aurait peur bien sûr avant tout de suffoquer, de ne plus pouvoir respirer. On sentirait l’air nous manquer, le grain et la poussière s’insinuer dans les narines, dans la gorge, dans les poumons. On se laisserait étouffer progressivement, peut-être jusqu’à en mourir, rien que pour savoir ce que ça fait de mourir étouffé par ces montagnes de blé. Ce serait une sorte de sacrifice à la déesse des moissons, je ne le crois pas, ce serait plutôt un pied de nez à la fatalité, je dirais. Et manquant d’air, on s’asphyxiait petit à petit et le manque d’air, la pauvre oxygénation de la cervelle produirait alors ce genre d’hallucination dont elle est coutumière quand elle est cette cervelle en panique. On se sentirait glisser doucement dans un infra-monde. Les cloisons s’abattraient de la peur et du désir, on se sentirait étrangement libre, atteint comme un plongeur en apnée par cette sorte d’ivresse des profondeurs. Des créatures translucides et phosphorescentes s’élèveraient des profondeurs vers nous, on comprendrait à mi-mot leur langage. Dans cette descente progressive, on pourrait apprendre des langues oubliées, le biturige et autres dialectes, peut-être même des langues tellement vieilles, antédiluviennes, des langues cryptées au fin fond du grain, de la cellule, qui nous deviendraient étrangement familières. En s’enfonçant de plus en plus lentement, profondément, on laisserait derrière soi les méduses, les étoiles de mer, les conques, les vers marins, toutes les races connues et inconnues, arthropodes, tout ce qui se déplace avec un pied ou mille, pour atteindre des strates où la pensée seule crée le mouvement. Où la pensée n’aurait pas de frontière avec le rêve. Où le rêve serait un navire spatial, une caravelle stellaire dont le déplacement fonctionnerait à l’envie. On aurait à peine le temps de songer qu’on y serait déjà plus bas, mais ici, le bas et le haut n’ont plus vraiment la même importance, l’orientation ne s’effectue plus selon les vieux critères. Encore quelques strates à peine, on atteindrait une nouvelle atmosphère, on se retrouverait en haut en croyant être tombé si bas. On apercevrait peu à peu les côtes d’un gigantesque continent apparaître sous nos pieds. La fameuse Pangée s’étendrait alors à perte de vue, on y apercevrait sortir de la canopée d’énormes têtes de doux monstres, s’échapper des milliers d’oiseaux multicolores, jaillir ça et là des floraisons spontanées de plantes inconnues. Et on ne s’arrêterait bien sûr pas là, le mouvement pourrait continuer à l’infini, on comprendrait que notre existence, avec un début et une fin, nourrit cette possibilité d’infini, que sans naissance ni mort, le cosmos tout entier serait dérisoire, que le monstrueux néant aurait gagné définitivement sur le quelque chose, quoi qu’il soit. On traverserait aussi ça, on continuerait, on se désintégrerait progressivement et ce serait l’un des plus grands délices jamais éprouvés dans notre pauvre existence, des milliards d’atomes s’éparpillant ainsi, se volatilisant, et chacun de ces atomes bénéficierait de toute la conscience des choses vers quoi nous aurions œuvré le si peu de temps que nous avons vécu. Et on donnerait cette conscience comme un cadeau à l’univers tout entier. Après, ce serait probablement du domaine de l’indicible. On ne saurait en rien nommer quoique ce soit, car ça ne servirait à rien. Conscient soudain que tout sait ce que tout sait depuis le début et au travers de mille et mille fins, on se sentirait bien, calme, reposé de toutes les fatigues, et on ne serait pas seul, ça ne voudrait plus rien dire. Distancé par la cadence de l’atelier d’écriture, je relis les textes, la veille avant de laisser partir la publication le plus souvent, celle planifiée sur ce blog. Je me demande si je ne devrais pas faire des blocs plutôt que ces paragraphes. Je passe d’un paragraphe à un autre pour des raisons atmosphériques plus que mué par une intention digne de ce nom. D’un autre côté, c’est ainsi que j’ai écrit ce texte, à trop vouloir modifier, cela ressemble à une dissimulation, voire une trahison. Hier, nous avons emmené les enfants au lac de Devesset en Ardèche, joli lac, pas trop de monde, belle promenade en pédalo, baignade, deux fois, puis sur la route du retour, une femme fait des signes sur le bord de la route demandant manifestement de l’aide. Je m’arrête, demande ce qu’il se passe, leur véhicule électrique garé dans le parking semble immobilisé, la roue arrière patine, impossible de se dégager. On pousse, rien. On va chercher des branchages pour mettre en travers de la roue arrière, rien. Puis un homme demande le genre de propulsion du véhicule, traction ou autre, et nous conseille d’ouvrir le coffre et d’asseoir le plus lourd, moi par exemple. Miracle, ça marche. Tout content, je retourne à mon véhicule et là, je me casse la figure, de tout mon long. C’est toujours une expérience, on se sent chuter comme au ralenti, on peut même réfléchir assez rapidement dans une sorte de temporalité figée : tiens, je suis en train de tomber, on a le temps de se dire ça, et même de mettre une main en avant ou sur le côté pour prévoir l’amorti de la chute. Tout ça se déroule en à peine quelques secondes, mais impression que ça dure bien plus longtemps, et c’est soudain le choc, la rencontre de l’asphalte qui mord un genou, la paume de la main et on s’étale, comme vaincu par la pesanteur, en se rendant compte qu’on n’y peut rien, que c’est comme ça, qu’il faut faire avec. Mon pied craque, crac ! et je reste un tout petit instant au sol histoire de numéroter mes abattis. Je me relève, des jeunes passent à ma hauteur : — Monsieur, tout va bien ? Quelle question ! Bien sûr que tout va bien, vous ne voyez donc pas que j’adore me casser la figure, c’est mon hobby préféré ! Ils me regardent comme si j’étais un vieux fou, ce que je suis certainement, et ils s’éloignent. Je reprends ma trajectoire vers la voiture en clopinant, aïe aïe aïe, pour une fois que je m’arrête pour aider, belle idée. Ce monde est décidément profondément injuste. C’est en retirant ma chaussure que j’ai su que je ne pourrais pas marcher. Poser ne serait-ce que la plante du pied au sol me soulevait le cœur. Tout le monde s’est affairé pour aller me chercher de la glace, la petite m’a même laissé sa chambre car impossible de monter à l’étage. Belle journée. Aujourd’hui, on a pesé le pour et le contre pour aller aux urgences, mais aucune envie de sortir. J’ai gardé le pied dans un seau avec des glaçons toute la matinée, c’est seulement en fin de journée que j’ai senti une amélioration. Je ne crois pas avoir quoi que ce soit de cassé, je suis quitte pour boiter quelques jours, le temps peut-être de revenir sur les textes des propositions d’écriture que j’ai laissées en plan depuis l’arrivée des petits-enfants.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

27 juillet 2024

Images rémanentes La voiture qui se gare dans l’allée, les ombres mouvantes des prunus sur la carrosserie/ le bruissement des feuillages/le ciel bleu et le silence soudain/ les gens rassemblés tout autour d’un trou dans la terre/ Des tâches de sang dans la neige. Des cadavres d’oiseaux morts, des merles. La parodie de sérieux de monsieur le recteur levant son calice au-dessus des chères têtes blondes. Le rictus, la bouche tordue du professeur de mathématique caressant la nuque de T. La balle de tennis qui roule vers un angle du terrain le calvaire la nuit, les statues de plâtre blanc, la frousse qui donne des ailes, la rivière qui coule tranquille à côté de nous. Il faudrait les réunir en un temps et un lieu. Presser le citron jusqu’à la dernière goutte, comme si on pouvait mourir ensuite, le boulot fait La chaleur fait trembler la route, voir au loin le hameau, il ne se rapproche pas au fur et à mesure que j’avance. La bête se tient debout sur ses deux pattes arrière elle mesure au moins deux mètres de haut, la bave lui coule de la gueule, elle tourne la tête un peu de trois quart, un oeil rond et rouge, elle avance comme si elle était sur des patins à roulettes, le ridicule de se faire une fois de plus dévorer. Les grains de poussière flottant dans le raie de lumière. Le duvet qui tombe lentement, le vent ébouriffe les feuillages des prunus, au haut de l’escalier une petite fille brune prononce un prénom avec un accent étranger|couper{180}

Carnets | juillet 2024

26 juillet 2024

Notes pour exercice d’écriture Ateliers TL. vers l’image rémanente On passe tous par là (clic clac kodak) le bébé allongé à quatre pattes ou autre. Cette photographie sépia par exemple, pas besoin de la voir pour m’en souvenir : il est écrit son nom au dos : C. 1935. Combien de photographies conserve t’on d’une vie ? Il me semble que c’est de celles que j’ai perdues ou égarées- égarées nécessite on l’apprendra plus tard une intention de le faire- dont je me souvienne le mieux, ou le moins mal que de celles qui me restent. Elles possèdent une rémanence convocable à l’envie. Parfois même elles surgissent comme des fantômes, font irruption sans que je n’ai rien demandé.Je ne vais pas les dire, de toute façon j’ai compris que ça ne sert à rien, c’est comme les voyages, les dîners ou le cousin, le beau frère, l’ami vous bassine avec ses photographies de Sicile ou d’ailleurs. Il me montra ses photographies et nous fûmes alors séparés durant toute la durée de cette séance, Le bruit du chargeur de diapos, comme une mitraillette exécuta tout sentiment de familiarité que j’avais cru entretenir vis à vis d’eux. Il avait un objectif de taille appréciable, l’un de ces zooms qui permettent de photographier sans se mouiller les oiseaux et les gens. Ce qui renforça ma volonté de conserver mon 35 mm. Cela obligeait surtout à dépasser la timidité. Il fallait que je m’approche au plus près si je voulais obtenir la sensation précise d’une vraie photographie. Tout ce qui rentre par les yeux, alors qu’on dit ça me sort par les yeux. Il faudrait pouvoir formater le cerveau aussi facilement qu’un disque dur. Mais on le remplirait des mêmes saletés, on ne décide pas. On ne sait pas d’avance Combien de place prend dans une mémoire visuelle les spots de publicité qu’on nous inflige depuis le début de nos vies. Les affiches sur les vitrines, les annonces radiophoniques, tout l’audio et le visuel, qu’est-ce qui reste à part tout çaParmi les images rémanentes, la table de la salle à manger. vide, sans la nappe, sans rien, une grosse plaque de chêne d’environ 10 cm d’épaisseur, appuyer verticalement contre le mur, une fois démonté le socle. Le poids des choses joue peut-être aussi un rôle dans la puissance des rémanences. En être ou ne pas en être, de ce spectacle permanent, voilà la question lancinante qui revient sans cesse. Cette interrogation me hante, jour et nuit. Suis-je vraiment partie prenante de ce spectacle ou n’en suis-je qu’un spectateur distant ? Mes ancêtres m’ont appris à balayer d’un revers de main l’imbécillité de telles questions, mais elles persistent. Qui regarde le spectacle ? C’est la question qui découle de la première, lent goutte à goutte. Moi, j’aimerais que ce soit moi, rien que pour moi, en y rangeant tous les autres. Mais je vois bien que ce n’est pas toujours facile, ni sincère. En pesant bien les choses, avec la tare adéquate, il m’apparaît cette évidence : c’est parce que ce n’est pas sincère que ce n’est pas facile. Créer son propre spectacle pour soi seul. Est-ce un désir ardent, une obsession qui brûle longtemps à l’intérieur, tout nettoyant de fond en comble ? Ou bien est-ce une peur de perdre cette flamme et de se retrouver face au vide, sans rien, rien du tout, que le vaste néant ? À la limite du zéro degré celsius, je m’accroche à cette chaleur, par peur de la perdre pour de bon. Déjouer ses propres ruses devrait donc être la plus urgente des priorités. Les traquer sans relâche n’est pas une partie de plaisir, mais ce n’est pas non plus la pire des tortures. Un petit effort chaque jour, avec une régularité si possible. Et du silence, beaucoup de silence. Faire face à cette grande difficulté que représente l’installation de ce petit cirque dans un terrain vague. Le petit cirque du silence. Je n’admire pas assez, je m’en rends compte. Dès qu’il y a un sujet, un objet, les difficultés sont infinies. Mais si je reviens au verbe seul, j’admire. J’admire en gros tout ce qui me passe sous les yeux. Par exemple, tout à l’heure, je suis allé mettre un chèque à la banque. Sur le chemin du retour, j’ai admiré les petites herbes qui poussent entre le béton et le ciment. Leur vert éclatant contraste avec la grisaille urbaine. Elles forment des îlots, notamment à la base des immeubles qui cernent à l’Est la place de la Halle. Il y a une entreprise de façades, une boutique vide qui fut naguère une agence immobilière, une boucherie Hallal, fermée suite à un contrôle sanitaire. Peut-être que ces petites herbes ont connu ces commerces florissants. Peut-être étaient-elles en lutte acharnée avec les gérants, les propriétaires, qui, pour des raisons obscures, s’efforçaient de les déraciner, de les dissimuler, de les anéantir avec plus ou moins de méthode ou d’opiniâtreté. Eh bien, c’est une leçon : les commerces ont disparu, mais les petites herbes, que l’on nomme de façon habituelle « mauvaises », sont revenues. Désormais, elles prolifèrent, mais pas trop près les unes des autres, à une distance respectable. Elles ne jouent pas un spectacle les unes vis-à-vis des autres.|couper{180}

photographie

Carnets | juillet 2024

25 juillet 2024

Et bien comme je ne dors pas, j’écris un peu. J’ai effacé le texte prévu pour cette journée du 24/07. Trop théâtral. Je n’ai pas pu non plus me résoudre à compiler les textes du cycle anthologie comme proposé. Je n’accorde pas tant d’importance à ce que j’ai écrit durant ce cycle. Juste envie de participer sans véritablement participer. Sans doute parce que je pense que ça n’en vaut pas la peine, tout semble si décousu, scolaire. Mauvais élève. C’est-à-dire bien trop obéissant. Je ne tiens guère à l’idée de reconnaissance, je cherche plutôt par tous moyens à finir de m’en débarrasser. À rejoindre l’anonymat comme on rêve d’un refuge. Pour la proposition 31, pas mieux. Quelque chose remue, se braque. Et en ce moment, impression d’assister à un spectacle, refus d’y jouer un rôle. Bref, pas la grande forme. Au sens où la grande forme serait d’être invariablement au top. Cette bêtise. En revanche, j’aime assez conserver toujours cette sensation sibylline d’être à côté de la plaque, de tourner autour du pot. Blessé étonnamment par je ne sais quelle phrase entendue à propos des gens qui ne savent pas écrire autrement qu’en disant « je », des écrivains « fallots ». Et bien sûr, je me suis senti appartenir à cette catégorie d’intouchables. De toute façon, tu le sais maintenant, il y a quelque chose d’insupportable dans toute opinion, tout jugement. Dans ce que ça révèle comme remous intérieur surtout. Une forme de maladresse inconsciente. Sitôt que je la détecte, j’en prends bonne note, mais je tourne les talons presque aussitôt, et même détale. À perdre haleine. C’est un progrès. Autrefois, j’aurais émis des doutes sur les frontières entre conscient et inconscient… j’aurais voulu ménager chèvre et chou. J’aurais tenté d’arrondir des angles. En même temps, les gens sont les gens, on ne les changera pas. On dit qu’il faut faire avec, c’est comme ça. On peut aussi ne rien vouloir faire avec. Ne pas se sentir obligé. Se détacher avec calme, voire même sérénité et pénétrer encore plus profondément la béance, le vide, l’apnée. La lecture. Au fur et à mesure de la descente, la solitude n’est plus vraiment une difficulté et c’est en y faisant face que l’on sait qu’elle n’en fut jamais une. C’est une bonne chose de ne pas disposer de l’entièreté de la mémoire de toutes nos expériences, la vie au contact d’autrui serait intolérable. L’oubli procure une sorte de naïveté qui joue le rôle d’un bouclier. Un oubli volontaire, comme certaines fleurs se referment au moindre contact extérieur.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

24 juillet 2024

Ecoute de Michel Butor parlant d’Henri Michaux Écouter Michel Butor parler d’Henri Michaux toute la nuit, avec des moments d’enfouissement dans le demi-sommeil pour que les mots pénètrent mieux les strates, atteignent les confins, infusent les béances, les gouffres. On ne peut régler les difficultés de langage que par le langage. Beaucoup d’affinités avec Michaux. Est-ce rassurant ? Non. Il faut prendre sa respiration, se tenir prêt pour une plongée en apnée. On ne peut régler les difficultés de langage qu’avec une clé à molette et l’oreille absolue. Il lui était impossible de revenir, de faire machine arrière, de rebrousser chemin. Même si on l’avait voulu, on n’y serait pas arrivé. Dès le début de l’envie du retour, on voyait bien à quel point c’était incongru. D’avance. Alors il ne restait plus d’autre choix que de descendre, descendre, descendre, dans la profondeur, dans le gouffre. Il n’y avait rien de grave là-dedans. C’était comme une tombe dans laquelle il fallait lentement choir, et il ne servait à rien d’imaginer la peur. On dit « quelle haine », mais est-ce de la haine ? C’est sûrement de l’amour, de l’amour vache, veau, mouton, agneau, ou encore un genre inconnu. Une émotion innommable, une émotion sans nom, et qui surtout ne veut pas qu’on la nomme. Encore reçu un commentaire, découvert au petit matin. On aurait eu envie de répondre : « Ne vous attendez surtout pas à un retour, à un renvoi d’ascenseur. » On pensa à autre chose pour éluder la question. On ne répondrait plus, on resterait muet, silencieux, on passerait désormais comme un poisson entre deux eaux. On ferait la carpe au sommet de sa gerbe. On se rappelait vaguement la dernière fois que l’on avait répondu à un commentaire. Cette femme avait lu et s’était crue chez elle. Elle avait posé des napperons sur les meubles, réorganisé le tiroir à couverts, modifié l’agencement des aliments dans le frigo. En entrant, elle avait dit : « Tu es à moi, rien qu’à moi. Tu ne pourras jamais t’en sortir sauf en acceptant de devenir mon frère siamois. » Il avait résisté comme il avait coutume de le faire, en pratiquant l’ironie, en allant presque jusqu’au bout avant de se retirer. On lui en avait voulu. Quelle audace, rendez-vous compte ! On avait pris des témoins. Il y avait eu un procès à huis clos. Il y avait eu des cris, des pleurs, des grincements de dents, des déchirures. Il y avait laissé un grand morceau de chair et de peau, mais pas d’os. On s’était plaint, d’autres avaient pris parti. Pendant quelques jours, il avait été l’ennemi numéro un. Puis la mode s’est démodée, il est passé en deux, puis en trois, jusqu’à l’infini des nombres et de leur oubli. Tout ça parce qu’il avait poussé le bouchon un peu loin. Il avait osé émettre une protestation. « Viens, Poupoule. » Pour pousser l’autre dans ses retranchements. Afin qu’elle sache que le retranchement est une possibilité. Une porte que l’on claque. Un nouveau monde. On ne l’avait pas remercié pour ça. On avait cru que tout venait de soi. C’est tout juste si on ne lui avait pas craché au visage. Depuis lors… Bien qu’il se refuse à participer physiquement à la grand-messe en latin, il en éprouve la ferveur. Elle le pénètre par tous les pores de la peau. Il voudrait s’en passer, s’en débarrasser, retrouver son vieux doute atavique. Longtemps, il secoue la main et c’est pour dire : « Lâchez-moi, fichez-moi la paix, allez-vous-en, déguerpissez ! » Mais c’est en vain, car la ferveur, une fois entrée dans son corps, l’envahit. Danse de Saint-Guy. Il ne peut s’en débarrasser, il la porte, il la supporte, il la subit. Il faut qu’il s’enfonce encore plus loin, il le sent, ça lui fait déjà du bien de le sentir. Il imagine parvenir à un bout qui cette fois ne le rejettera pas ou qu’il ne rejettera pas, un bout accueillant, un anéantissement doux. Le doux s’insinue entre ses lèvres en y songeant. Puis le réveil sonne : garde à vous, une deux, une deux. On se lève, on se lave, on s’habille. Ce texte écrit le 22 juillet, comble un vide non prévu, un oubli, il sera publié exceptionnellement le 23 juillet. Ce qui déclenchera une réaction en chaîne, car il faudra renommer tous les autres textes écrits en amont de celui-ci, planifiés jusqu’au 10 août. Pas d’illustration, il faut sauver la planète, moins de pollution, gagner de la place, j’ai dépassé les 67 % d’occupation. Et puis au dernier moment si, une encre de Michaux, je lui devais bien ça. Il y a maintenant presque deux semaines que je suis rentré d’Avignon, rien dit de ce séjour. Est-ce en raison de l’atmosphère tellement étrange dans quoi ce voyage s’est effectué. Cet entre-deux. La nuit je me réveille encore, bien que je ne dorme presque plus, et le pays est sans dessus dessous. Des milices nazies enfoncent les portes à coup de pied, de petits capos tiennent des journaux de tous les faits et gestes des résistants (évidemment je me considère comme tel), ils savent désormais tout dans le menu. Lundi dernier vous avez dit ceci sur les réseaux sociaux, ce qui est encore plus terrible que ce que vous avouiez à mi-mot l’année dernière même époque. Vous n’allez pas dans le sens des choses, vous vous y opposez, comme toujours, coupez-lui les doigts et la langue. Parfois aussi, tout ça n’est qu’un écran de fumée, je veux dire ce remue-ménage politicien, ces élections, cette comédie de démocratie. Je crois que plus ça va, moins on y croit, plus on devine l’horreur qui peu à peu s’en dégage. Les douleurs dans les jambes sont devenues atroces, dans les pieds, j’ai peine à avancer, je ne marche plus, presque plus. Je me traîne. Et puis soudain des ailes me poussent dans les flancs, la douleur devient paroxystique, je prends de l’altitude, plus je m’élève plus j’ai mal, mais la contrepartie est que je vois toute la scène d’une façon limpide, je vois à la fois le plateau de cinéma, les opérateurs, les commanditaires. Ces derniers sont d’une laideur insoutenable, d’une sauvagerie mécanique, dépourvus de la moindre émotion, ils entassent des chiffres, des montagnes de chiffres, et ils s’esclaffent de temps à autre sans que nul n’en sache la raison.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

23 juillet 2024

Après ce préambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu’on ne traite pas les gens de cette manière, qu’il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que ça fait pas loin de trois jours que j’attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des manières ? Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait très malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t’avons à l’œil, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n’est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout à fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas. Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carrière. Ça n’améliorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te déteste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c’est effectivement ce que tu veux, tu as réussi ! Pour votre gouverne, je l’ai pris entre quatre yeux, il ne s’est pas défilé, à vrai dire, j’espérais un peu qu’il le fasse. Ça m’aurait permis d’enfoncer le clou, de lui dire ses quatre vérités, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j’aurais été le premier à crier bon débarras. Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu’un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est à la même enseigne. On est tous passés par là et regarde, au final on y est bien arrivé. Tu n’es tout de même pas plus bête qu’un autre, c’est juste une question de temps, d’application, de régularité, de ténacité…|couper{180}

23 juillet 2024

Carnets | juillet 2024

22 juillet 2024

La difficulté principale vient surtout de la profusion. Il y a beaucoup trop de ces images rémanentes. Ce blocage soudain est étonnant, car il serait facile de les aligner- ces images- comme on enfile des perles. Ce premier mouvement est vite contrecarré par un « je ne sais quoi ». Un refus, peut-être. Quelque chose de plus fort qu’une gêne, qu’une simple honte. Ce serait honteux d’étaler ces images sans queue ni tête, simplement parce qu’on les aurait cueillies sans trop y réfléchir, sans leur trouver un lien- ce qui dépasse le cadre temporel de l’exercice. Honteux à cause de l’abondance ou de l’insouciance. Et c’est pour ça que ce refus survient, je l’imagine. J’ai envisagé d’établir une chronologie pour les raccrocher à des moments collectifs, pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Ça changerait en tout cas. Mais voilà que je me mets à disserter sur la difficulté de participer à l’exercice. Je pense à toutes ces images en noir et blanc que diffusait la télévision pendant ma petite enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Une sorte d’abîme à me relier à ces images, alors que je vivais dans un pays en paix, économiquement opulent. Pendant ce temps, l’image d’une traction avant garée dans la cour de la maison se métamorphosait sous les trouées de lumière des grands prunus plantés là avant ma venue. Je me demande si je ne devrais pas ouvrir un navigateur et taper simplement une année : 1960, 1965, 1972. Voir tous les événements de cette année-là, en espérant que quelques images me reviennent plus précises. Mais ce n’est qu’une invention, une reconstruction. Non pas que je rechigne à créer une fiction, mais j’aurais l’impression de fuir l’essence de l’exercice par une issue facile. De la désinvolture. Pourquoi garde-t-on en soi une image qui dure, sans chercher à la convoquer ? C’est une piste de départ, mais peut-être faussée par l’intention d’écrire un texte, d’éviter la nécessité, le véritable pourquoi de telle ou telle image. En dehors d’une intention purement esthétique, ou pire, l’envie de se mettre en avant grâce à ce genre d’image, trop facilement fédératrice. C’est donc un échec, et je préfère cet échec finalement à la création du texte lui-même. Il me fait réfléchir cet échec. Des dizaines de textes piaffent derrière cet échec, que je les écrive ou pas, là n’est pas la question. Ce qui me semble important c’est de pouvoir me dire non, justement – toi tu ne peux pas le faire, pas comme ça, pas maintenant. Je me dis aussi que si un livre arrivait de façon inaugurale, par un refus, ça ne m’étonnerait qu’à peine. C’est effrayant cette volonté soudaine de se démarquer par un refus. Effrayant et excitant à la fois. Il suffirait peut-être de remonter le fil de tous ces refus, clamés ou muets, pour que je dispose d’un texte digne de cette série d’exercices d’écriture. Ce serait ma façon de participer malgré tout, malgré mon refus. Et bien voilà, ce n’est pas botter en touche, c’est fait. Que l’hypothétique lectrice, lecteur, participant à la même tâche n’en prenne pas ombrage, ce refus ne s’adresse qu’à cette part un peu trop obéissante de moi-même avec laquelle je n’ai pas envie de composer, voilà tout, voici donc ma récolte, pauvre récolte mais honnête.|couper{180}

22 juillet 2024

Carnets | juillet 2024

21 juillet 2024

Il est. Difficile, de commencer, trouver les mots, si l’on y pense, si on ne se laisse pas aller à une pente naturelle, de s’emparer, comme ça nous chante – des premiers sons qui viennent, si facilement qu’on les nommerait naturels, vrais, authentiques, ou d’une manière idiote, les miens les tiens les leurs les notres. Elle est. Cette bizarrerie, cette étrangeté, la nouveauté, attirante, mais qu’on redoute, tant elle est neuve, nouvelle, inédite, attirante et tellement effrayante aussitôt qu’on se trouve face à face. Vous voilà donc timide d’un seul coup- quelque chose dans l’air le dit- ceci expliquerait tout- et bien sûr ça fait longtemps, si longtemps que l’impression d’être nu, singulier, expulsé d’un faisceau d’apparences, ça vous rend muet, stupéfié, viande muette en bloc, mais tabassée, frappée de stupeur, attendrie. deux statues de viande s’efforçant soudain l’une vers l’autre, une tentative en dehors des clous, des crochets , un face à face, deux parties d’une même matière, le pile et face se considèrant, se toisant, avant de s’étreindre- tout à coup- haine -amour- musique-bruit. La chair est fiable.|couper{180}

21 juillet 2024

Carnets | juillet 2024

20 juillet 2024

Vous êtes venus spécialement pour l’exposition… ? c’est effrayant d’imaginer que oui… autant dire spécialement pour lui, pour le peintre… et comment l’ont-ils su, bien que de le savoir ne règle encore pas la question… car on peut tout à fait savoir et ne rien en faire, ne pas se déplacer, il y a quelque chose d’autre… quoi… « vous êtes arrivé là par hasard » apporterait-il une sorte de soulagement… peut-être en sortirait-on rassuré, pour un moment Mais non car « ils » le disent, nous savions… nous savions que « tu » exposais… le « vous » parfois a du bon… c’est plus difficile aussi dans l’autre sens… « Tu es venu specialement pour voir « mon exposition »… t’es venu – ça n’irait pas… ça obligerait à soulever un lièvre… tout le poids d’un âne mort… que le peintre sorte de l’indéfinissable… qu’il entre dans la pièce, qu’il me donne une tape dans le dos… ou pire… qu’il se confonde avec moi… qu’il soit moi… ce serait d’un seul coup insupportable… « ils » diraient le peintre… ils ajouteraient leur foutus « c’est beau… » je n’saurais quoi répondre, je dirais alors « vous êtes venus specialement pour l’exposition… » je le répèterais en boucle… en faisant mine d’en douter par toutes les mimiques dont un peintre pris en défaut de s’exhiber…. d’étaler..de se répandre… et comme tout cela serait ridicule… râté… et puis je dirais en les entrainant vers la table… du blanc… du rouge… du rosé… Vous êtes venus pour moi alors … et tout de suite le couac la fausse note resterait figée dans l’air… je ne pourrais pas la lâcher du regard… elle deviendrait comme… quel est ce mot dejà… je n’en suis plus très sûr… l’emblème… le blason de mon désarroi… enfin je serais d’un coup nu… c’est ça, vulnérable… ils pourraient en profiter… buvez ceci est mon sang… ceci mon corps… pietinez donc tout ça allègrement si ça vous chante… ils sont venus… je l’espèrais… je n’osais pas me l’avouer vraiment… ou bien… j’avais la trouillle qu’ils ne viennent pas… que personne ne vienne… on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu’on est seul… Ils ne sont pas venus… aucun n’a trouvé la force, l’interet, le désir… ils avaient peut-être quelque chose d’autre à faire… surtout qu’il fait beau, tellement… spécialement aujourd’hui… ce serait dommage qu’ils n’en profitent pas…|couper{180}

20 juillet 2024