Ecoute de Michel Butor parlant d’Henri Michaux

Écouter Michel Butor parler d’Henri Michaux toute la nuit, avec des moments d’enfouissement dans le demi-sommeil pour que les mots pénètrent mieux les strates, atteignent les confins, infusent les béances, les gouffres.

On ne peut régler les difficultés de langage que par le langage. Beaucoup d’affinités avec Michaux. Est-ce rassurant ? Non. Il faut prendre sa respiration, se tenir prêt pour une plongée en apnée.

On ne peut régler les difficultés de langage qu’avec une clé à molette et l’oreille absolue.

Il lui était impossible de revenir, de faire machine arrière, de rebrousser chemin. Même si on l’avait voulu, on n’y serait pas arrivé. Dès le début de l’envie du retour, on voyait bien à quel point c’était incongru. D’avance. Alors il ne restait plus d’autre choix que de descendre, descendre, descendre, dans la profondeur, dans le gouffre. Il n’y avait rien de grave là-dedans. C’était comme une tombe dans laquelle il fallait lentement choir, et il ne servait à rien d’imaginer la peur.

On dit « quelle haine », mais est-ce de la haine ? C’est sûrement de l’amour, de l’amour vache, veau, mouton, agneau, ou encore un genre inconnu. Une émotion innommable, une émotion sans nom, et qui surtout ne veut pas qu’on la nomme.

Encore reçu un commentaire, découvert au petit matin. On aurait eu envie de répondre : « Ne vous attendez surtout pas à un retour, à un renvoi d’ascenseur. » On pensa à autre chose pour éluder la question. On ne répondrait plus, on resterait muet, silencieux, on passerait désormais comme un poisson entre deux eaux. On ferait la carpe au sommet de sa gerbe.

On se rappelait vaguement la dernière fois que l’on avait répondu à un commentaire. Cette femme avait lu et s’était crue chez elle. Elle avait posé des napperons sur les meubles, réorganisé le tiroir à couverts, modifié l’agencement des aliments dans le frigo. En entrant, elle avait dit : « Tu es à moi, rien qu’à moi. Tu ne pourras jamais t’en sortir sauf en acceptant de devenir mon frère siamois. »

Il avait résisté comme il avait coutume de le faire, en pratiquant l’ironie, en allant presque jusqu’au bout avant de se retirer. On lui en avait voulu. Quelle audace, rendez-vous compte ! On avait pris des témoins. Il y avait eu un procès à huis clos. Il y avait eu des cris, des pleurs, des grincements de dents, des déchirures. Il y avait laissé un grand morceau de chair et de peau, mais pas d’os. On s’était plaint, d’autres avaient pris parti. Pendant quelques jours, il avait été l’ennemi numéro un. Puis la mode s’est démodée, il est passé en deux, puis en trois, jusqu’à l’infini des nombres et de leur oubli.

Tout ça parce qu’il avait poussé le bouchon un peu loin. Il avait osé émettre une protestation. « Viens, Poupoule. » Pour pousser l’autre dans ses retranchements. Afin qu’elle sache que le retranchement est une possibilité. Une porte que l’on claque. Un nouveau monde. On ne l’avait pas remercié pour ça. On avait cru que tout venait de soi. C’est tout juste si on ne lui avait pas craché au visage.

Depuis lors…

Bien qu’il se refuse à participer physiquement à la grand-messe en latin, il en éprouve la ferveur. Elle le pénètre par tous les pores de la peau. Il voudrait s’en passer, s’en débarrasser, retrouver son vieux doute atavique. Longtemps, il secoue la main et c’est pour dire : « Lâchez-moi, fichez-moi la paix, allez-vous-en, déguerpissez ! » Mais c’est en vain, car la ferveur, une fois entrée dans son corps, l’envahit. Danse de Saint-Guy. Il ne peut s’en débarrasser, il la porte, il la supporte, il la subit.

Il faut qu’il s’enfonce encore plus loin, il le sent, ça lui fait déjà du bien de le sentir. Il imagine parvenir à un bout qui cette fois ne le rejettera pas ou qu’il ne rejettera pas, un bout accueillant, un anéantissement doux. Le doux s’insinue entre ses lèvres en y songeant. Puis le réveil sonne : garde à vous, une deux, une deux. On se lève, on se lave, on s’habille.

Ce texte écrit le 22 juillet, comble un vide non prévu, un oubli, il sera publié exceptionnellement le 23 juillet. Ce qui déclenchera une réaction en chaîne, car il faudra renommer tous les autres textes écrits en amont de celui-ci, planifiés jusqu’au 10 août.

Pas d’illustration, il faut sauver la planète, moins de pollution, gagner de la place, j’ai dépassé les 67 % d’occupation. Et puis au dernier moment si, une encre de Michaux, je lui devais bien ça.

Il y a maintenant presque deux semaines que je suis rentré d’Avignon, rien dit de ce séjour. Est-ce en raison de l’atmosphère tellement étrange dans quoi ce voyage s’est effectué. Cet entre-deux. La nuit je me réveille encore, bien que je ne dorme presque plus, et le pays est sans dessus dessous. Des milices nazies enfoncent les portes à coup de pied, de petits capos tiennent des journaux de tous les faits et gestes des résistants (évidemment je me considère comme tel), ils savent désormais tout dans le menu. Lundi dernier vous avez dit ceci sur les réseaux sociaux, ce qui est encore plus terrible que ce que vous avouiez à mi-mot l’année dernière même époque. Vous n’allez pas dans le sens des choses, vous vous y opposez, comme toujours, coupez-lui les doigts et la langue.

Parfois aussi, tout ça n’est qu’un écran de fumée, je veux dire ce remue-ménage politicien, ces élections, cette comédie de démocratie. Je crois que plus ça va, moins on y croit, plus on devine l’horreur qui peu à peu s’en dégage. Les douleurs dans les jambes sont devenues atroces, dans les pieds, j’ai peine à avancer, je ne marche plus, presque plus. Je me traîne. Et puis soudain des ailes me poussent dans les flancs, la douleur devient paroxystique, je prends de l’altitude, plus je m’élève plus j’ai mal, mais la contrepartie est que je vois toute la scène d’une façon limpide, je vois à la fois le plateau de cinéma, les opérateurs, les commanditaires. Ces derniers sont d’une laideur insoutenable, d’une sauvagerie mécanique, dépourvus de la moindre émotion, ils entassent des chiffres, des montagnes de chiffres, et ils s’esclaffent de temps à autre sans que nul n’en sache la raison.