Après avoir cherché un bon quart d’heure ce que pouvait représenter un noeud de cravate kékuléen ( lu dans L’infinie Comédie, de David Foster Wallace ) je tombe sur Friedrich Kekulé von Stradonitz et j’observe un long moment la forme de sa barbe.

Quelques signes de fatigue

Il y a plusieurs sortes de fatigues, ce serait peut-être par là qu’il faudrait commencer. En dresser une espèce d’inventaire, tout au moins une liste. Tenter de les cerner les unes après les autres, sinon vraiment les définir. Dans un ordre chronologique, c’est à cet ordre que l’on pense, comment les premiers signes de fatigue se sont-ils manifestés. C’est assez flou, peut-être même que le trouble crée par ce sentiment de flou éloigne le terme d’insidieux qui généralement acccompagne bon nombre de ces fatigues. En y songeant, en pénétrant dans cette rêverie de la fatigue, on entre dans un genre de brouillard effectivement, peut-être que l’ordre requis pour mon inventaire serait plus juste, ou plus fiable, si je me fiais seulement aux divers qualités de ce brouillard.

Très tôt j’ai pu confondre l’ennui et la fatigue, à cause notamment que ces sensations surgissent sans crier gare, nous terrassent, et par là même nous agitent, nous force ( ça nous force ) à vouloir les tromper ou nous tromper.

Il y a aussi toute une échelle de valeurs associée à la notion de fatigue. On peut ressentir de la mauvaise ou de la bonne fatigue selon un jugement moral qui vient la plupart du temps de l’extérieur. Mais je n’ai guère envie de parler de morale, juste tenter de faire un peu le point sur une éthique toute personnelle, qui consisterait à mettre en relief les diverses formes ( et aussi leurs antagonismes, formes inversées, comme dans un puzzle parfois qui rend le groupe cohérent, si toutefois la cohérence existe encore à ce niveau de réalité où ça m’emmène ) que fait naître la fatigue, sans la qualifier plus que cela.

Par exemple j’ai été assez fier ( Fierabras) de moi lorsque j’étais plus jeune de me faire embaucher dans des travaux subalternes ne requerrant pas autre chose que ma force physique ( calquée sur de vagues réminiscences mythologiques, Hercule notamment) et un minimum de jugeotte. J’ai été plus vite fatigué lorsque je travaillais dans des bureaux (une fatigue d’arpenteur ) que dans des usines, dans des entrepôts où je trimais comme un boeuf. Enfin ce n’est pas la bonne manière d’en parler en disant « plus vite fatigué », la fatigue de l’un n’ayant que peu à voir avec la fatigue de l’autre.

Mais je vais déjà trop vite. je brûle des étapes. Comme si la fatigue ainsi visée tentait de m’envoyer un nuage d’encre pour se défiler. Une sèche qui se vidant de son encre s’assèche se lasse, s’éclipse) A moins que ce ne soit une nouvelle forme de jeu qu’elle me propose. Un « je » de narrateur qui voudrait se débarasser de sa propre fatigue, peut-être en changer, mais surement pas rejoindre cette zone tout à fait incertaine dans laquelle vivent les gens normaux, ceux qui nient toute fatigue, se sentent toujours d’attaque. Rien de belliqueux chez moi, sauf vis à vis de ce « je » celui du monde réel si l’on peut dire englué dans une fatigue commune, en conflit permanent avec cet autre, le « je » qui persiste, qui ne veut qu’une chose : résider dans la fatigue parce qu’elle est une matière comme n’importe quelle autre. Parce qu’en changer maintenant que je la tiens me ferait sombrer vers pire encore, un pire que je connais bien pour l’avoir exploré plusieurs fois, par lâcheté, par ignorance, mué par de vaines espérances ;

Ma grand-mère paternelle, Andrée, me posait souvent cette question, est-ce que tu t’ennuies mais je crois qu’elle se trouvait dans la confusion ou l’euphémisme, pour elle fatigue et ennui ne dressaient pas de cloison visible. Néanmoins je conserve en mémoire cette inquiétude contenue dans la question et ce dès mon plus jeune âge. Est-ce que pour elle qui était en retraite, l’ennui était le genre de chose qui pouvait fondre sur les enfants tout comme la fatigue autrefois pouvait fondre sur les travailleurs ayant accompli leur longue journée, et, dans ce cas, sa question contenait aussi une certaine forme de nostalgie. Je crois que si on ne travaillait pas on s’ennuyait à l’époque de mes grands-parents, que si on était fatigué c’est que l’on avait beaucoup et donc bien travaillé, la fatigue était une sorte de signe que le travail, la mission avait été parachevée dans l’ordre des choses. Le fait d’être pris en défaut de s’ennuyer n’existait pas vraiment, on trouvait assez vite un prétexte pour dire mais non, je suis fatigué, j’ai beaucoup ( et bien ) travaillé.

Pourtant, je me souviens parfaitement du réveil qui sonne à quatre heure du matin, des soupirs de mon grand-père avec qui je dormais durant les grandes vacances d’été. Il se levait sans hâte, enfilait sa côte de travail, titubait jusqu’à la porte de la chambre, je l’entendais traverser le couloir menant à la cuisine, l’odeur du café soudain m’arrivait jusqu’aux narines, grand-mère l’avait préparé, elle se levait aussi à la même heure, et quand parfois, je sortais du lit, m’approchais, ( ici il faudrait prendre le temps de décrire cette athmosphère du tout petit matin, la bonne lueur de la cuisine au fond du couloir, et le transistor qui diffuse les nouvelles, leurs grognements matinaux … ) on me houspillait va donc te recoucher tu as vu l’heure. Je crois que j’ai toujours conservé par la suite cette habitude de me réveiller, parfois bien avant l’aurore pour sans doute les rejoindre dans la même fatigue, celle qu’il affichaient le soir quand ils se retrouvaient au dîner, quand nous nous retrouvions tous, parfois aussi avec mes parents, tout le monde bien fatigué comme il se doit de l’être chez des personnes sensées.

Ce texte manque parfois de clarté. Ne peux-tu pas être un peu plus précis sur certains points, à moins que justement toute vélléité de précision fasse partie d’une stratégie liée à la fatigue, permette d’une certaine façon de l’exprimer en sous-texte…

J’ai toujours eu des difficultés avec la notion d’ordre, de classement, de précision, et si je devais résumer la nature de ces difficultés, j’hésite entre le fait qu’elles me plongent dans l’ennui, ou dans une fatigue dont je ne peux rien faire, dont je suis toujours victime. Avec en prime un sentiment de culpabilité aigü. Le fait est que ça ne se fait pas d’être désordre, de ne pas savoir ranger les choses, organiser ses pensées, c’est souvent le signe d’une sorte de tare, débilité ou pire laisser aller. Car dans notre famille la notion de fatigue est essentiellement liée au travail, et le travail au bien-être, à une notion de sécurité toute relative.

Je crois que j’ai éprouvé comprenant cette fatigue là, celle de mes parents de mes grands-parents une fatigue encore bien plus oppressante qu’ils ne purent jamais l’imaginer. J’étais fatigué de leur fatigue surtout. Elle m’anéantissait sans que je ne puisse rien en dire.

Je continue à jeter des idées il est deux heure du matin, pas réussi à dormir, et, en y réfléchissant il se peut que l’insomnie soit une façon de creuser encore plus avant la fatigue, surtout pour les bénéfices que l’on peut en retirer, ce changement de fréquence, une abolition des frontières entre la nuit et le jour, les qualités hypnagogiques qu’offrent soudain la fatigue ; Cependant ce ne sont que des notes, des choses que j’attrape au vol quand elles me traversent, rien de bien réfléchi, tout encore bien brouillon. Mais au moins voilà ce sera noté, on pourra y revenir.

Peut-être que le véritable sujet ici n’est pas seulement la fatigue, mais cette notion de flou, cette abolition des frontières qui se manifeste par le flou. Un flou qui n’a rien à voir avec le flou artistique, mais qui commence à prendre une forme assez précise. Une exaspération provenant d’une incessante exigence de précision ( vient-elle du dehors, de moi, les deux ?) pourrait utiliser ce flou comme une sorte de bouclier, de rempart. Et pour conserver cette vision floue, hypnagogique, on se réfugie dans les termes de fatigue, d’ennui, voire parfois de dépression. Ce flou devient ainsi une défense, un espace de liberté où les contraintes de la clarté et de la précision n’ont plus prise, permettant à la créativité de s’épanouir dans toute son ambiguïté et sa richesse.

Illustration image mise en avant : Room-in-new-york-Edward-Hopper-1932.