Le silo du père Debord se trouve à un jet de pierre de la maison. Il est désaffecté désormais. J’y suis passé en coup de vent il y a environ deux ans, à l’occasion d’un voyage pour aller accrocher mes toiles à Montluçon. Peu importe. C’est ce silo qui convient pour évoquer ce système de nappes successives qu’utilise Perec dans ce passage (machineries de l’ascenseur) de La vie mode d’emploi. C’est ce lieu qui, contre toute attente, resurgit.

Au départ, il faut que je revienne un peu en arrière. J’avais pensé, après avoir relu le texte de Perec, que j’allais certainement utiliser mes souvenirs encore une fois – autobiographiques – concernant la petite porte noire au bas de ce bloc neuf de maçonnerie que mes parents avaient fait construire après la mort de l’arrière-grand-père Brunet. Ce bloc avait été conçu pour créer deux salles de bain (avec baignoire), signe d’une opulence incongrue alors que nos repas se composaient essentiellement de soupes au lait avec des pâtes, des pommes de terre. Enfin, c’est l’anomalie qui vient lorsque j’y songe. Donc, cette petite porte noire, dont la peinture devait être de médiocre qualité car elle s’écaillait vite, portait des traces de griffures, de morsures, éclats de forme géographique, continentale par endroits. Cette petite porte noire, celle par laquelle je pénétrais sous la maison et dont la paroi tout au fond possède certainement encore le trou par où s’engouffre l’air moisi de la cave un peu plus bas. Mais je crois que la frayeur d’y revenir à nouveau, de sentir mon imagination s’emballer, éperdue, m’a stoppé net. J’ai cherché quelque chose à quoi m’accrocher pour me ressaisir et l’image du silo s’est aussitôt présentée. Voilà pour le mouvement des choses. Une pensée, une image, et puis en l’écartant, une autre, et sans doute beaucoup d’autres au fur et à mesure.

On peut imaginer une forteresse de béton et de métal, ça convient bien. Si on sort par le portail de la maison, on dépasse la maison des X – là où vivent ces vieilles personnes dont l’homme, combattant de 14-18, y a laissé une jambe – on arrive face à une sorte de vaste terrain vague qui part de l’avenue Charles Vénuat et qui s’étend jusqu’à la lisière des champs appartenant à Y. C’est dans la partie nord-ouest de ce terrain que s’élève le silo. De gros camions viennent ici chaque jour pour y déverser dans des fosses profondes des montagnes de blé provenant des nombreuses exploitations des environs.

Ceci pour resituer un peu le silo s’il y avait ce besoin de l’intégrer dans une portion de réalité.

Et sur le quai de déchargement, à environ 1,50 m du sol, se tient la silhouette du père Debord en vêtements de travail, principalement de couleur grise, avec sa casquette grise elle aussi enfoncée sur le crâne. Le maître du lieu. Nous jouons souvent ensemble, P., le fils Debord, et moi-même. J’ai longtemps cru qu’il serait mon meilleur ami, puis j’ai abandonné cette idée le jour où il m’a dit qu’il trouvait ma mère si craquante. Et aussi qu’il suffirait de penser très fort à une fille pour l’obtenir. Bref, nous jouons ensemble avec des hauts et des bas, disons que c’est mon seul camarade et ce sera très bien comme ça.

Personnellement, à chaque fois que j’ai rêvé très fort à quoi que ce soit, y compris les filles, ça m’a glissé d’entre les mains presque immédiatement.

— Vous approchez pas des fosses, les gamins, sinon le crocodile va vous attraper, qu’il dit le père Debord.

Bien sûr que ça fiche la trouille, mais c’est bien excitant aussi d’imaginer qu’il y a là, sous nos pieds, des crocodiles et probablement tout un tas d’autres choses innommables. Mais attention, la peur, c’est comme le désir, ça glisse vite entre les doigts.

Je vois le père Debord et il a le dos tourné, assis à son bureau, à remplir ses papiers, à téléphoner, qu’il nous oublie. Nous sommes là, debout dans le grand hall du silo avec ses pylônes de fer, ses escaliers aux marches trouées, ses passerelles là-haut dans les hauteurs, ses grandes cuves en inox en forme de biberon inversé, et partout l’air est chargé, partout des trouées de lumière traversent l’espace et révèlent des galaxies de minuscules particules de poussière. Sans compter l’odeur du grain qui sèche, on ne sait pas encore bien où, on ne sait pas encore les montagnes, les gouffres, le danger qu’on risquerait à sauter à pieds joints dans cette matière mouvante et qui nous engloutiraient en un rien de temps aussi facilement que pourrait le faire un crocodile.

La pénombre règne ici dans le vaste hall avec, par moments, par les fentes métalliques des murailles, des rayons de lumière qui l’entaillent. Nous montons des échelles, atteignons de hautes plateformes, traversons des coursives comme des ponts au-dessus de grands gouffres, arrivons au-dessus des fosses à grain. La hauteur est vertigineuse. On descend par une échelle à barreaux et, à quelques mètres à peine au-dessus des sommets, on se jette pour aller atterrir dans la mollesse du grain, ce qui soulève des nuages de froment. On reste là immobiles, les bras et les jambes écartés, puis l’on rampe à nouveau vers l’échelle pour remonter et recommencer. À tout moment, un crocodile peut surgir, un ou plusieurs, et quand on pense aux crocodiles, on ne pense pas à tous les autres monstres qui peuvent tout aussi bien surgir ici par surprise et nous engloutir.

Je me laisse emporter par mon récit ou par la mémoire, ou par je ne sais quoi. Je le vois bien, ça m’empêche. Je m’accroche au récit tellement de fois auto raconté que j’hésite à le changer. Mais en dessous de ce récit, il se passe autre chose certainement.

Admettons que soudain on replie bras et jambes, admettons que l’on sente soudain le corps s’enfoncer lentement dans le blé comme dans des sables mouvants. On aurait peur bien sûr avant tout de suffoquer, de ne plus pouvoir respirer. On sentirait l’air nous manquer, le grain et la poussière s’insinuer dans les narines, dans la gorge, dans les poumons. On se laisserait étouffer progressivement, peut-être jusqu’à en mourir, rien que pour savoir ce que ça fait de mourir étouffé par ces montagnes de blé. Ce serait une sorte de sacrifice à la déesse des moissons, je ne le crois pas, ce serait plutôt un pied de nez à la fatalité, je dirais.

Et manquant d’air, on s’asphyxiait petit à petit et le manque d’air, la pauvre oxygénation de la cervelle produirait alors ce genre d’hallucination dont elle est coutumière quand elle est cette cervelle en panique. On se sentirait glisser doucement dans un infra-monde. Les cloisons s’abattraient de la peur et du désir, on se sentirait étrangement libre, atteint comme un plongeur en apnée par cette sorte d’ivresse des profondeurs. Des créatures translucides et phosphorescentes s’élèveraient des profondeurs vers nous, on comprendrait à mi-mot leur langage. Dans cette descente progressive, on pourrait apprendre des langues oubliées, le biturige et autres dialectes, peut-être même des langues tellement vieilles, antédiluviennes, des langues cryptées au fin fond du grain, de la cellule, qui nous deviendraient étrangement familières.

En s’enfonçant de plus en plus lentement, profondément, on laisserait derrière soi les méduses, les étoiles de mer, les conques, les vers marins, toutes les races connues et inconnues, arthropodes, tout ce qui se déplace avec un pied ou mille, pour atteindre des strates où la pensée seule crée le mouvement. Où la pensée n’aurait pas de frontière avec le rêve. Où le rêve serait un navire spatial, une caravelle stellaire dont le déplacement fonctionnerait à l’envie. On aurait à peine le temps de songer qu’on y serait déjà plus bas, mais ici, le bas et le haut n’ont plus vraiment la même importance, l’orientation ne s’effectue plus selon les vieux critères.

Encore quelques strates à peine, on atteindrait une nouvelle atmosphère, on se retrouverait en haut en croyant être tombé si bas. On apercevrait peu à peu les côtes d’un gigantesque continent apparaître sous nos pieds. La fameuse Pangée s’étendrait alors à perte de vue, on y apercevrait sortir de la canopée d’énormes têtes de doux monstres, s’échapper des milliers d’oiseaux multicolores, jaillir ça et là des floraisons spontanées de plantes inconnues.

Et on ne s’arrêterait bien sûr pas là, le mouvement pourrait continuer à l’infini, on comprendrait que notre existence, avec un début et une fin, nourrit cette possibilité d’infini, que sans naissance ni mort, le cosmos tout entier serait dérisoire, que le monstrueux néant aurait gagné définitivement sur le quelque chose, quoi qu’il soit.

On traverserait aussi ça, on continuerait, on se désintégrerait progressivement et ce serait l’un des plus grands délices jamais éprouvés dans notre pauvre existence, des milliards d’atomes s’éparpillant ainsi, se volatilisant, et chacun de ces atomes bénéficierait de toute la conscience des choses vers quoi nous aurions œuvré le si peu de temps que nous avons vécu. Et on donnerait cette conscience comme un cadeau à l’univers tout entier.

Après, ce serait probablement du domaine de l’indicible. On ne saurait en rien nommer quoique ce soit, car ça ne servirait à rien. Conscient soudain que tout sait ce que tout sait depuis le début et au travers de mille et mille fins, on se sentirait bien, calme, reposé de toutes les fatigues, et on ne serait pas seul, ça ne voudrait plus rien dire.

Distancé par la cadence de l’atelier d’écriture, je relis les textes, la veille avant de laisser partir la publication le plus souvent, celle planifiée sur ce blog. Je me demande si je ne devrais pas faire des blocs plutôt que ces paragraphes. Je passe d’un paragraphe à un autre pour des raisons atmosphériques plus que mué par une intention digne de ce nom.

D’un autre côté, c’est ainsi que j’ai écrit ce texte, à trop vouloir modifier, cela ressemble à une dissimulation, voire une trahison.

Hier, nous avons emmené les enfants au lac de Devesset en Ardèche, joli lac, pas trop de monde, belle promenade en pédalo, baignade, deux fois, puis sur la route du retour, une femme fait des signes sur le bord de la route demandant manifestement de l’aide. Je m’arrête, demande ce qu’il se passe, leur véhicule électrique garé dans le parking semble immobilisé, la roue arrière patine, impossible de se dégager. On pousse, rien. On va chercher des branchages pour mettre en travers de la roue arrière, rien. Puis un homme demande le genre de propulsion du véhicule, traction ou autre, et nous conseille d’ouvrir le coffre et d’asseoir le plus lourd, moi par exemple. Miracle, ça marche. Tout content, je retourne à mon véhicule et là, je me casse la figure, de tout mon long. C’est toujours une expérience, on se sent chuter comme au ralenti, on peut même réfléchir assez rapidement dans une sorte de temporalité figée : tiens, je suis en train de tomber, on a le temps de se dire ça, et même de mettre une main en avant ou sur le côté pour prévoir l’amorti de la chute. Tout ça se déroule en à peine quelques secondes, mais impression que ça dure bien plus longtemps, et c’est soudain le choc, la rencontre de l’asphalte qui mord un genou, la paume de la main et on s’étale, comme vaincu par la pesanteur, en se rendant compte qu’on n’y peut rien, que c’est comme ça, qu’il faut faire avec. Mon pied craque, crac ! et je reste un tout petit instant au sol histoire de numéroter mes abattis. Je me relève, des jeunes passent à ma hauteur :

— Monsieur, tout va bien ?

Quelle question ! Bien sûr que tout va bien, vous ne voyez donc pas que j’adore me casser la figure, c’est mon hobby préféré ! Ils me regardent comme si j’étais un vieux fou, ce que je suis certainement, et ils s’éloignent. Je reprends ma trajectoire vers la voiture en clopinant, aïe aïe aïe, pour une fois que je m’arrête pour aider, belle idée. Ce monde est décidément profondément injuste. C’est en retirant ma chaussure que j’ai su que je ne pourrais pas marcher. Poser ne serait-ce que la plante du pied au sol me soulevait le cœur. Tout le monde s’est affairé pour aller me chercher de la glace, la petite m’a même laissé sa chambre car impossible de monter à l’étage. Belle journée. Aujourd’hui, on a pesé le pour et le contre pour aller aux urgences, mais aucune envie de sortir. J’ai gardé le pied dans un seau avec des glaçons toute la matinée, c’est seulement en fin de journée que j’ai senti une amélioration. Je ne crois pas avoir quoi que ce soit de cassé, je suis quitte pour boiter quelques jours, le temps peut-être de revenir sur les textes des propositions d’écriture que j’ai laissées en plan depuis l’arrivée des petits-enfants.