28 juillet 2024

Le silo du père Debord se trouve à un jet de pierre de la maison. Il est désaffecté désormais. J’y suis passé en coup de vent il y a environ deux ans, à l’occasion d’un voyage pour aller accrocher mes toiles à Montluçon. Peu importe. C’est ce silo qui convient pour évoquer ce système de nappes successives qu’utilise Perec dans ce passage (machineries de l’ascenseur) de La vie mode d’emploi. C’est ce lieu qui, contre toute attente, resurgit.

Au départ, il faut que je revienne un peu en arrière. J’avais pensé, après avoir relu le texte de Perec, que j’allais certainement utiliser mes souvenirs encore une fois – autobiographiques – concernant la petite porte noire au bas de ce bloc neuf de maçonnerie que mes parents avaient fait construire après la mort de l’arrière-grand-père Brunet. Ce bloc avait été conçu pour créer deux salles de bain (avec baignoire), signe d’une opulence incongrue alors que nos repas se composaient essentiellement de soupes au lait avec des pâtes, des pommes de terre. Enfin, c’est l’anomalie qui vient lorsque j’y songe. Donc, cette petite porte noire, dont la peinture devait être de médiocre qualité car elle s’écaillait vite, portait des traces de griffures, de morsures, éclats de forme géographique, continentale par endroits. Cette petite porte noire, celle par laquelle je pénétrais sous la maison et dont la paroi tout au fond possède certainement encore le trou par où s’engouffre l’air moisi de la cave un peu plus bas. Mais je crois que la frayeur d’y revenir à nouveau, de sentir mon imagination s’emballer, éperdue, m’a stoppé net. J’ai cherché quelque chose à quoi m’accrocher pour me ressaisir et l’image du silo s’est aussitôt présentée. Voilà pour le mouvement des choses. Une pensée, une image, et puis en l’écartant, une autre, et sans doute beaucoup d’autres au fur et à mesure.

On peut imaginer une forteresse de béton et de métal, ça convient bien. Si on sort par le portail de la maison, on dépasse la maison des X – là où vivent ces vieilles personnes dont l’homme, combattant de 14-18, y a laissé une jambe – on arrive face à une sorte de vaste terrain vague qui part de l’avenue Charles Vénuat et qui s’étend jusqu’à la lisière des champs appartenant à Y. C’est dans la partie nord-ouest de ce terrain que s’élève le silo. De gros camions viennent ici chaque jour pour y déverser dans des fosses profondes des montagnes de blé provenant des nombreuses exploitations des environs.

Ceci pour resituer un peu le silo s’il y avait ce besoin de l’intégrer dans une portion de réalité.

Et sur le quai de déchargement, à environ 1,50 m du sol, se tient la silhouette du père Debord en vêtements de travail, principalement de couleur grise, avec sa casquette grise elle aussi enfoncée sur le crâne. Le maître du lieu. Nous jouons souvent ensemble, P., le fils Debord, et moi-même. J’ai longtemps cru qu’il serait mon meilleur ami, puis j’ai abandonné cette idée le jour où il m’a dit qu’il trouvait ma mère si craquante. Et aussi qu’il suffirait de penser très fort à une fille pour l’obtenir. Bref, nous jouons ensemble avec des hauts et des bas, disons que c’est mon seul camarade et ce sera très bien comme ça.

Personnellement, à chaque fois que j’ai rêvé très fort à quoi que ce soit, y compris les filles, ça m’a glissé d’entre les mains presque immédiatement.

— Vous approchez pas des fosses, les gamins, sinon le crocodile va vous attraper, qu’il dit le père Debord.

Bien sûr que ça fiche la trouille, mais c’est bien excitant aussi d’imaginer qu’il y a là, sous nos pieds, des crocodiles et probablement tout un tas d’autres choses innommables. Mais attention, la peur, c’est comme le désir, ça glisse vite entre les doigts.

Je vois le père Debord et il a le dos tourné, assis à son bureau, à remplir ses papiers, à téléphoner, qu’il nous oublie. Nous sommes là, debout dans le grand hall du silo avec ses pylônes de fer, ses escaliers aux marches trouées, ses passerelles là-haut dans les hauteurs, ses grandes cuves en inox en forme de biberon inversé, et partout l’air est chargé, partout des trouées de lumière traversent l’espace et révèlent des galaxies de minuscules particules de poussière. Sans compter l’odeur du grain qui sèche, on ne sait pas encore bien où, on ne sait pas encore les montagnes, les gouffres, le danger qu’on risquerait à sauter à pieds joints dans cette matière mouvante et qui nous engloutiraient en un rien de temps aussi facilement que pourrait le faire un crocodile.

La pénombre règne ici dans le vaste hall avec, par moments, par les fentes métalliques des murailles, des rayons de lumière qui l’entaillent. Nous montons des échelles, atteignons de hautes plateformes, traversons des coursives comme des ponts au-dessus de grands gouffres, arrivons au-dessus des fosses à grain. La hauteur est vertigineuse. On descend par une échelle à barreaux et, à quelques mètres à peine au-dessus des sommets, on se jette pour aller atterrir dans la mollesse du grain, ce qui soulève des nuages de froment. On reste là immobiles, les bras et les jambes écartés, puis l’on rampe à nouveau vers l’échelle pour remonter et recommencer. À tout moment, un crocodile peut surgir, un ou plusieurs, et quand on pense aux crocodiles, on ne pense pas à tous les autres monstres qui peuvent tout aussi bien surgir ici par surprise et nous engloutir.

Je me laisse emporter par mon récit ou par la mémoire, ou par je ne sais quoi. Je le vois bien, ça m’empêche. Je m’accroche au récit tellement de fois auto raconté que j’hésite à le changer. Mais en dessous de ce récit, il se passe autre chose certainement.

Admettons que soudain on replie bras et jambes, admettons que l’on sente soudain le corps s’enfoncer lentement dans le blé comme dans des sables mouvants. On aurait peur bien sûr avant tout de suffoquer, de ne plus pouvoir respirer. On sentirait l’air nous manquer, le grain et la poussière s’insinuer dans les narines, dans la gorge, dans les poumons. On se laisserait étouffer progressivement, peut-être jusqu’à en mourir, rien que pour savoir ce que ça fait de mourir étouffé par ces montagnes de blé. Ce serait une sorte de sacrifice à la déesse des moissons, je ne le crois pas, ce serait plutôt un pied de nez à la fatalité, je dirais.

Et manquant d’air, on s’asphyxiait petit à petit et le manque d’air, la pauvre oxygénation de la cervelle produirait alors ce genre d’hallucination dont elle est coutumière quand elle est cette cervelle en panique. On se sentirait glisser doucement dans un infra-monde. Les cloisons s’abattraient de la peur et du désir, on se sentirait étrangement libre, atteint comme un plongeur en apnée par cette sorte d’ivresse des profondeurs. Des créatures translucides et phosphorescentes s’élèveraient des profondeurs vers nous, on comprendrait à mi-mot leur langage. Dans cette descente progressive, on pourrait apprendre des langues oubliées, le biturige et autres dialectes, peut-être même des langues tellement vieilles, antédiluviennes, des langues cryptées au fin fond du grain, de la cellule, qui nous deviendraient étrangement familières.

En s’enfonçant de plus en plus lentement, profondément, on laisserait derrière soi les méduses, les étoiles de mer, les conques, les vers marins, toutes les races connues et inconnues, arthropodes, tout ce qui se déplace avec un pied ou mille, pour atteindre des strates où la pensée seule crée le mouvement. Où la pensée n’aurait pas de frontière avec le rêve. Où le rêve serait un navire spatial, une caravelle stellaire dont le déplacement fonctionnerait à l’envie. On aurait à peine le temps de songer qu’on y serait déjà plus bas, mais ici, le bas et le haut n’ont plus vraiment la même importance, l’orientation ne s’effectue plus selon les vieux critères.

Encore quelques strates à peine, on atteindrait une nouvelle atmosphère, on se retrouverait en haut en croyant être tombé si bas. On apercevrait peu à peu les côtes d’un gigantesque continent apparaître sous nos pieds. La fameuse Pangée s’étendrait alors à perte de vue, on y apercevrait sortir de la canopée d’énormes têtes de doux monstres, s’échapper des milliers d’oiseaux multicolores, jaillir ça et là des floraisons spontanées de plantes inconnues.

Et on ne s’arrêterait bien sûr pas là, le mouvement pourrait continuer à l’infini, on comprendrait que notre existence, avec un début et une fin, nourrit cette possibilité d’infini, que sans naissance ni mort, le cosmos tout entier serait dérisoire, que le monstrueux néant aurait gagné définitivement sur le quelque chose, quoi qu’il soit.

On traverserait aussi ça, on continuerait, on se désintégrerait progressivement et ce serait l’un des plus grands délices jamais éprouvés dans notre pauvre existence, des milliards d’atomes s’éparpillant ainsi, se volatilisant, et chacun de ces atomes bénéficierait de toute la conscience des choses vers quoi nous aurions œuvré le si peu de temps que nous avons vécu. Et on donnerait cette conscience comme un cadeau à l’univers tout entier.

Après, ce serait probablement du domaine de l’indicible. On ne saurait en rien nommer quoique ce soit, car ça ne servirait à rien. Conscient soudain que tout sait ce que tout sait depuis le début et au travers de mille et mille fins, on se sentirait bien, calme, reposé de toutes les fatigues, et on ne serait pas seul, ça ne voudrait plus rien dire.

Distancé par la cadence de l’atelier d’écriture, je relis les textes, la veille avant de laisser partir la publication le plus souvent, celle planifiée sur ce blog. Je me demande si je ne devrais pas faire des blocs plutôt que ces paragraphes. Je passe d’un paragraphe à un autre pour des raisons atmosphériques plus que mué par une intention digne de ce nom.

D’un autre côté, c’est ainsi que j’ai écrit ce texte, à trop vouloir modifier, cela ressemble à une dissimulation, voire une trahison.

Hier, nous avons emmené les enfants au lac de Devesset en Ardèche, joli lac, pas trop de monde, belle promenade en pédalo, baignade, deux fois, puis sur la route du retour, une femme fait des signes sur le bord de la route demandant manifestement de l’aide. Je m’arrête, demande ce qu’il se passe, leur véhicule électrique garé dans le parking semble immobilisé, la roue arrière patine, impossible de se dégager. On pousse, rien. On va chercher des branchages pour mettre en travers de la roue arrière, rien. Puis un homme demande le genre de propulsion du véhicule, traction ou autre, et nous conseille d’ouvrir le coffre et d’asseoir le plus lourd, moi par exemple. Miracle, ça marche. Tout content, je retourne à mon véhicule et là, je me casse la figure, de tout mon long. C’est toujours une expérience, on se sent chuter comme au ralenti, on peut même réfléchir assez rapidement dans une sorte de temporalité figée : tiens, je suis en train de tomber, on a le temps de se dire ça, et même de mettre une main en avant ou sur le côté pour prévoir l’amorti de la chute. Tout ça se déroule en à peine quelques secondes, mais impression que ça dure bien plus longtemps, et c’est soudain le choc, la rencontre de l’asphalte qui mord un genou, la paume de la main et on s’étale, comme vaincu par la pesanteur, en se rendant compte qu’on n’y peut rien, que c’est comme ça, qu’il faut faire avec. Mon pied craque, crac ! et je reste un tout petit instant au sol histoire de numéroter mes abattis. Je me relève, des jeunes passent à ma hauteur :

— Monsieur, tout va bien ?

Quelle question ! Bien sûr que tout va bien, vous ne voyez donc pas que j’adore me casser la figure, c’est mon hobby préféré ! Ils me regardent comme si j’étais un vieux fou, ce que je suis certainement, et ils s’éloignent. Je reprends ma trajectoire vers la voiture en clopinant, aïe aïe aïe, pour une fois que je m’arrête pour aider, belle idée. Ce monde est décidément profondément injuste. C’est en retirant ma chaussure que j’ai su que je ne pourrais pas marcher. Poser ne serait-ce que la plante du pied au sol me soulevait le cœur. Tout le monde s’est affairé pour aller me chercher de la glace, la petite m’a même laissé sa chambre car impossible de monter à l’étage. Belle journée. Aujourd’hui, on a pesé le pour et le contre pour aller aux urgences, mais aucune envie de sortir. J’ai gardé le pied dans un seau avec des glaçons toute la matinée, c’est seulement en fin de journée que j’ai senti une amélioration. Je ne crois pas avoir quoi que ce soit de cassé, je suis quitte pour boiter quelques jours, le temps peut-être de revenir sur les textes des propositions d’écriture que j’ai laissées en plan depuis l’arrivée des petits-enfants.

Pour continuer

Carnets | juillet 2024

31 juillet 2024

Après avoir cherché un bon quart d’heure ce que pouvait représenter un noeud de cravate kékuléen ( lu dans L’infinie Comédie, de David Foster Wallace ) je tombe sur Friedrich Kekulé von Stradonitz et j’observe un long moment la forme de sa barbe. Quelques signes de fatigue Il y a plusieurs sortes de fatigues, ce serait peut-être par là qu’il faudrait commencer. En dresser une espèce d’inventaire, tout au moins une liste. Tenter de les cerner les unes après les autres, sinon vraiment les définir. Dans un ordre chronologique, c’est à cet ordre que l’on pense, comment les premiers signes de fatigue se sont-ils manifestés. C’est assez flou, peut-être même que le trouble crée par ce sentiment de flou éloigne le terme d’insidieux qui généralement acccompagne bon nombre de ces fatigues. En y songeant, en pénétrant dans cette rêverie de la fatigue, on entre dans un genre de brouillard effectivement, peut-être que l’ordre requis pour mon inventaire serait plus juste, ou plus fiable, si je me fiais seulement aux divers qualités de ce brouillard. Très tôt j’ai pu confondre l’ennui et la fatigue, à cause notamment que ces sensations surgissent sans crier gare, nous terrassent, et par là même nous agitent, nous force ( ça nous force ) à vouloir les tromper ou nous tromper. Il y a aussi toute une échelle de valeurs associée à la notion de fatigue. On peut ressentir de la mauvaise ou de la bonne fatigue selon un jugement moral qui vient la plupart du temps de l’extérieur. Mais je n’ai guère envie de parler de morale, juste tenter de faire un peu le point sur une éthique toute personnelle, qui consisterait à mettre en relief les diverses formes ( et aussi leurs antagonismes, formes inversées, comme dans un puzzle parfois qui rend le groupe cohérent, si toutefois la cohérence existe encore à ce niveau de réalité où ça m’emmène ) que fait naître la fatigue, sans la qualifier plus que cela. Par exemple j’ai été assez fier ( Fierabras) de moi lorsque j’étais plus jeune de me faire embaucher dans des travaux subalternes ne requerrant pas autre chose que ma force physique ( calquée sur de vagues réminiscences mythologiques, Hercule notamment) et un minimum de jugeotte. J’ai été plus vite fatigué lorsque je travaillais dans des bureaux (une fatigue d’arpenteur ) que dans des usines, dans des entrepôts où je trimais comme un boeuf. Enfin ce n’est pas la bonne manière d’en parler en disant « plus vite fatigué », la fatigue de l’un n’ayant que peu à voir avec la fatigue de l’autre. Mais je vais déjà trop vite. je brûle des étapes. Comme si la fatigue ainsi visée tentait de m’envoyer un nuage d’encre pour se défiler. Une sèche qui se vidant de son encre s’assèche se lasse, s’éclipse) A moins que ce ne soit une nouvelle forme de jeu qu’elle me propose. Un « je » de narrateur qui voudrait se débarasser de sa propre fatigue, peut-être en changer, mais surement pas rejoindre cette zone tout à fait incertaine dans laquelle vivent les gens normaux, ceux qui nient toute fatigue, se sentent toujours d’attaque. Rien de belliqueux chez moi, sauf vis à vis de ce « je » celui du monde réel si l’on peut dire englué dans une fatigue commune, en conflit permanent avec cet autre, le « je » qui persiste, qui ne veut qu’une chose : résider dans la fatigue parce qu’elle est une matière comme n’importe quelle autre. Parce qu’en changer maintenant que je la tiens me ferait sombrer vers pire encore, un pire que je connais bien pour l’avoir exploré plusieurs fois, par lâcheté, par ignorance, mué par de vaines espérances ; Ma grand-mère paternelle, Andrée, me posait souvent cette question, est-ce que tu t’ennuies mais je crois qu’elle se trouvait dans la confusion ou l’euphémisme, pour elle fatigue et ennui ne dressaient pas de cloison visible. Néanmoins je conserve en mémoire cette inquiétude contenue dans la question et ce dès mon plus jeune âge. Est-ce que pour elle qui était en retraite, l’ennui était le genre de chose qui pouvait fondre sur les enfants tout comme la fatigue autrefois pouvait fondre sur les travailleurs ayant accompli leur longue journée, et, dans ce cas, sa question contenait aussi une certaine forme de nostalgie. Je crois que si on ne travaillait pas on s’ennuyait à l’époque de mes grands-parents, que si on était fatigué c’est que l’on avait beaucoup et donc bien travaillé, la fatigue était une sorte de signe que le travail, la mission avait été parachevée dans l’ordre des choses. Le fait d’être pris en défaut de s’ennuyer n’existait pas vraiment, on trouvait assez vite un prétexte pour dire mais non, je suis fatigué, j’ai beaucoup ( et bien ) travaillé. Pourtant, je me souviens parfaitement du réveil qui sonne à quatre heure du matin, des soupirs de mon grand-père avec qui je dormais durant les grandes vacances d’été. Il se levait sans hâte, enfilait sa côte de travail, titubait jusqu’à la porte de la chambre, je l’entendais traverser le couloir menant à la cuisine, l’odeur du café soudain m’arrivait jusqu’aux narines, grand-mère l’avait préparé, elle se levait aussi à la même heure, et quand parfois, je sortais du lit, m’approchais, ( ici il faudrait prendre le temps de décrire cette athmosphère du tout petit matin, la bonne lueur de la cuisine au fond du couloir, et le transistor qui diffuse les nouvelles, leurs grognements matinaux … ) on me houspillait va donc te recoucher tu as vu l’heure. Je crois que j’ai toujours conservé par la suite cette habitude de me réveiller, parfois bien avant l’aurore pour sans doute les rejoindre dans la même fatigue, celle qu’il affichaient le soir quand ils se retrouvaient au dîner, quand nous nous retrouvions tous, parfois aussi avec mes parents, tout le monde bien fatigué comme il se doit de l’être chez des personnes sensées. Ce texte manque parfois de clarté. Ne peux-tu pas être un peu plus précis sur certains points, à moins que justement toute vélléité de précision fasse partie d’une stratégie liée à la fatigue, permette d’une certaine façon de l’exprimer en sous-texte… J’ai toujours eu des difficultés avec la notion d’ordre, de classement, de précision, et si je devais résumer la nature de ces difficultés, j’hésite entre le fait qu’elles me plongent dans l’ennui, ou dans une fatigue dont je ne peux rien faire, dont je suis toujours victime. Avec en prime un sentiment de culpabilité aigü. Le fait est que ça ne se fait pas d’être désordre, de ne pas savoir ranger les choses, organiser ses pensées, c’est souvent le signe d’une sorte de tare, débilité ou pire laisser aller. Car dans notre famille la notion de fatigue est essentiellement liée au travail, et le travail au bien-être, à une notion de sécurité toute relative. Je crois que j’ai éprouvé comprenant cette fatigue là, celle de mes parents de mes grands-parents une fatigue encore bien plus oppressante qu’ils ne purent jamais l’imaginer. J’étais fatigué de leur fatigue surtout. Elle m’anéantissait sans que je ne puisse rien en dire. Je continue à jeter des idées il est deux heure du matin, pas réussi à dormir, et, en y réfléchissant il se peut que l’insomnie soit une façon de creuser encore plus avant la fatigue, surtout pour les bénéfices que l’on peut en retirer, ce changement de fréquence, une abolition des frontières entre la nuit et le jour, les qualités hypnagogiques qu’offrent soudain la fatigue ; Cependant ce ne sont que des notes, des choses que j’attrape au vol quand elles me traversent, rien de bien réfléchi, tout encore bien brouillon. Mais au moins voilà ce sera noté, on pourra y revenir. Peut-être que le véritable sujet ici n’est pas seulement la fatigue, mais cette notion de flou, cette abolition des frontières qui se manifeste par le flou. Un flou qui n’a rien à voir avec le flou artistique, mais qui commence à prendre une forme assez précise. Une exaspération provenant d’une incessante exigence de précision ( vient-elle du dehors, de moi, les deux ?) pourrait utiliser ce flou comme une sorte de bouclier, de rempart. Et pour conserver cette vision floue, hypnagogique, on se réfugie dans les termes de fatigue, d’ennui, voire parfois de dépression. Ce flou devient ainsi une défense, un espace de liberté où les contraintes de la clarté et de la précision n’ont plus prise, permettant à la créativité de s’épanouir dans toute son ambiguïté et sa richesse. Illustration image mise en avant : Room-in-new-york-Edward-Hopper-1932.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

30 juillet 2024

J’efface encore. Encore bien trop grandiloquent. Exagéré. De grandes phrases comme des grands gestes. Du roman. Même si je sais que je vais de défaite en défaite, j’insiste, je persiste, je me borne je m’entête. Voyons voir, et maintenant, où en suis-je, nulle part, c’est bien là que je sens qu’il faut être, se tenir. L’atelier d’écriture s’éloigne, pas sûr que je le rattrape, suis fatigué, tellement fatigué. L’absurdité qui veut se donner de grands airs de sérieux m’achève lentement. Mascarade totale quand je m’interesse au monde je vois des tableaux de James Ensor. Suis sorti acheté des tomates et j’ai vu des monstres. Heureusement ils ne me voient pas, suis totalement inexistant, un vieux qui claudique. La boulangère s’est lassée de mes bonjour stricts, elle ne me demande plus si je suis au courant de ceci ou cela, hier elle m’a tendu ma baguette avec une espèce de petite moue déçue, et un au revoir bonne journée monocorde. Quel marasme. Ecouté des lectures de Robert Pinget, Fiston, et Baga, bien et même très bien, et je comprends pourquoi F a pu dire que peut-être c’était parfois obsolète, dans le monde actuel, les choses vieillissent à une vitesse hallucinante. En tous cas j’ai bien aimé ces textes, c’est ce que je rêvais d’écrire d’une certaine façon quand j’avais la quarantaine, l’inclusion du murmure, de la rumeur, dans le texte sans signe évidence de ponctuation, passage d’un personnage l’autre ainsi sans distingo. J’en ai des cartons pleins dans le genre au grenier. Bon toute déférence gardée évidemment pour F. et pour Pinget, c’est tout à fait modestement que je dis ça. Mais trop compliqué à lire pour le lecteur, beaucoup trop long, trop long et compliqué, on en lit plus, trop fatiguant, demande trop d’attention, on veut de la fast littérature, comme du fast-food. Des trucs vite fait, pas cher. Facile. Ou alors du scandale, de l’horrible, du choquant ( et encore n’en est-on pas fatigué, me demande, possible qu’au bout du compte on finisse par se fracasser les neurones sur les plateformes de streaming. Est-ce que je suis en train de sortir mon remblai, c’est possible, ça coule bien trop facilement, trop rapidement, saleté d’urgence. Calme-toi, tu vas mourir et tout le monde t’oubliera, on ne gardera de toi que quelques étrangetés, que l’on se hâtera de balayer du geste de la main, quel torturé celui-là, je les entends déjà. Je suis peut-être parvenu au bout de l’envie d’écrire, je vais me remettre à peindre, recommencer avec la peinture pareil, dans l’autre sens. En ce moment envie de me remettre à l’aquarelle, à l’encre de chine, aller creuser, trouver des formes inédites, celles qui surgissent quand on atteint le bon niveau de fatigue, quand tout le reste est devenu si ridicule qu’on ne s’y aventure plus. Ce n’est pas encore ça, bien sûr que non, mais il y a une petite idée de forme, à creuser encore, écrire sur le trou pas sur la terre qu’on retire.|couper{180}

Carnets | juillet 2024

29 juillet 2024

La planification ne fonctionne pas. J’observe que cela fait plusieurs fois. Il faut que j’ouvre l’application jetpack ( vraie saleté) pour que tout à coup hop le texte se publie. Si je n’ouvre pas l’application wordpress, ou jetpack, ( qui nous prend en otage) la planification ne fonctionne pas. Si je ne fais rien, rien ne se fait de façon prévue autant qu’automatique. Si j’étais mort par exemple plus rien ne se publierait de ce que je j’aurais prévu de mon vivant. Donc l’oubli, voilà où cela me mène. Donc il faut faire avec. Accepter. Nous ne sommes pas plus que des courants d’air. Je suis stupéfié de pouvoir me passer d’une idée, d’une envie, d’un besoin, sitôt que je me mets à y penser, à me demander leur nécessité. Ce qui doit surnager ce sont les habitudes, cette mécanique du vivant qui tient l’ensemble. J’ai échoué à déjouer ces habitudes, à vouloir les écarter, par vanité forcément, ou orgueil, par jeunesse surtout. On ne devrait pas trop faire de plans, vivre et c’est déjà pas si mal. Je m’éloigne de plus en plus de l’atelier d’écriture comme de l’atelier de peinture. Il faut que je souligne ce fait. Quelque chose comme quoi, une enième prise de conscience, comme c’est fatiguant d’avoir toujours besoin de prendre conscience, ne pourrait-on pas rester totalement inconscient, dans l’immanence, dans le ventre du monde à flotter dans sa propre inconsistance, ne pas rêver encore une fois, de naître à je ne sais quoi. C’est désolant à la fin. Mais pas autant que tout ce qui se passe sous mes yeux au dehors, sur les estrades, tout ce spectacle affligeant. N’est-ce pas une image retournée de ce qui se produit dans l’intérieur , je me demande. Y a t’il autant de déréliction au dehors qu’au dedans. ( « suprême déréliction », résurgence de l’angoisse de Géthsémani ainsi que le dit Bloy) Voilà que je fais le malin, que je cite, que je réfère. Crétin des Alpes. Faut-il donc toujours s’en vouloir pour tout, n’y a t’il pas des moments de pause où l’on peut s’en foutre, s’en foutre, s’en tamponner le coquillard ( est-ce du religieux inavoué, par exemple une référence à Saint-Jacques ou bien une simple nécessité d’avoir reours au grivois pour surnager me demande ) Je m’éloigne, c’est ce que je veux dire depuis le début, il faut que je le case, je ne sais pas où, peut-être ici ou là, peu importe, n’importe où dans ce texte, il faut que je m’éloigne encore, de plus en plus, et surtout de moi-même. A part ça ne je perds quand même pas le Nord, j’ai réussi à recréer un WordPress sur mon serveur apache, dans lequel j’ai restauré tout mon blog « peinture chamanique », j’ai aussi injecté dans mon Spip en ligne une partie de l’année 2024, rédigé sur le dibbouk ; je suis presque à jour. La véritable question que je ne veux pas me poser, surtout pas, c’est à quoi donc tout cela sert-il, la réponse me fonce trop vite dessus, avant même que je ne me pose la question. Pas parvenu à remplir le formulaire de la 30, toujours pas, du coup je vois s’empiler le retard jour après jour, suis ébahi par cettte impuissance à m’y remettre. Mais je résiste dans l’impuissance si je peux dire, je sens bien qu’elle a sa propre nécessité. Je réside dans le brouillon tout autant, comme si l’idée de mettre quelque chose au propre m’était d’avance insoutenable, insupportable. Toutes ces personnes qui prône l’hygiène sur tous les tons cette image de foule participative -ils n’ont aucun visage-me bassine, m’exaspère, car c’est de la poudre aux yeux, ça se voit comme un nez au milieu de la figure, chaque jour on découvre la poussière sous les tapis, chaque jour, ça mine pensez-vous l’idée du propre, mais pas du tout au contraire ça la renforce, ça en fait un dogme, merde alors. Bon je m’emballe, le diesel est enfin chaud, j’ai devant moi une grande journée de solitude car les enfants et S. passent la journée sur Lyon. J’ai dit qu’avec mon pied, impossible de suivre, ce qui est moitié vrai, si je voulais faire une effort, mais justement l’effort aussi est à mettre à la question, pour changer, plutôt que ce soit toujours lui qui torture. Face à l’effondrement général du monde n’est-on pas tenu de constater son propre effrondrement comme en écho et de sourire ( tristement) de toute tentative de positiver cette simultanéïté de ruines. La résistance véritable, l’idée même qu’il puisse en exister une, nous procurant ainsi une existence, si proche de la notion de responsabilité, les deux se confondant, ne fait-elle pas partie intégrante du spectacle. Des élèves lors de la dernière séance m’ont apporté des bouquets de sauge, je les ai posé sur une étagère pour en faire sécher les feuilles, peut-être que je vais profiter de la journée pour effectuer mes exorcismes, pièce après piece, en toute sérénité. L’idée qu’une entité nocive réside dans la maison peut-être une sorte d’ultime recours, et qu’il puisse exister une façon de s’en débarasser, une possibilité de solution, mais lorsque je me retrouve face à face avec ces pensées honnêtement je doute de leur bien fondé, au lieu de ça je vois que je fais bien tout ce que je peux pour creuser un tunnel, tenter encore une fois de plus de m’évader de quelque chose. En fin de compte ce spectacle entraperçu, l’ouverture des J0 marque une fin de quelque chose c’est évident, trop de symbolisme créant des percées sauvages dans l’inconscient, ce que l’on veut nous faire penser c’est véritablement la fin d’un monde, la fin des temps, la fin d’une humanité telle que nous l’avons connue, rêvée, espérée. Ce qui advient ensuite est déjà là dans les esprits via de tels symbôles, le règne de la quantité, de la pédophilie, du pornographique, la négation du genre, une cacophonie sciemment organisée pour que ça profite à une poignée qui décidemment n’en a jamais assez, se trouve confrontée à une idée de manque insoluble, à un ennui insondable.|couper{180}