décembre 2024

Carnets | décembre 2024

31 décembre 2024

Dernier jour de cette année 2024. Rude année. Alors pour lui dire adieu, envie d'une traversée.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

30 décembre 2024

Lu quelques pages du Porte-Lame de Burroughs vers 3h du matin. Ce qui résonne avec la vidéo de Pacôme Tiellement sur son Rabelais dans sa série sur l'empire romain contre le Christ ou vice versa. Toujours pas trouvé l'angle avec lequel pénétrer l'opacité de la proposition d'écriture de F. Le rire, sans doute, serait un recours, en y a-t-il vraiment un autre ? À l'institution Saint-Stanislas d'Osny, près de Pontoise, je me souviens du petit Legallo, dont je fis faire le tour du parc presque complet à coups de gifles et de coups de pied au cul. Du gros Lefranc, à qui j'envoyais un uppercut parfait après qu'il eut traité ma mère de nom d'oiseau. De la nonne Thérèsa, qui me troubla tant que j'en fis mes premiers rêves érotiques. Sans compter la voluptueuse Mathilde, qui avait la plastique affolante des femmes préhistoriques, et que j'épiais, me portant malade les jours où elle venait faire le ménage au dortoir. Et aussi de Poinsard, professeur de mathématiques aux mains baladeuses et glaciales, dont l'haleine sentait la pastille Pullmoll ou l'affreux cachou. De toute une série de noms s'achevant en sky, parce que les prêtres ici furent, avant d'être déportés, polonais. Je me souviens aussi du nom de la rivière dans laquelle je pêchais avec des agrafes attachées au bout de ficelles des épinoches. Les épinoches ont grosso modo la même triste figure écrabouillée et mélancolique que l'une des deux sœurs Richaume, dont j'étais amoureux enfant parce que j'aurais voulu la voir sourire à tout prix. Et Monsieur Blavette, professeur d'allemand émérite, qui nous parlait de la Sarthe comme du Paradis, avait aussi une gueule de traviole et je crois fermement aujourd'hui que c'est pour cette raison principale que je l'aimais bien. Setsensesich wirsetsenuns. Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé, j'ai lu encore quelques pages de Burroughs, j'ai trouvé ça bien, c'était comme si je visionnais un film, des images fabuleuses. Puis, vers le milieu de la journée, sans doute un blanc, le sommeil. J'ai relu ce que j'avais écrit à 4h du matin, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais je le garde parce que c'est un auto-jugement du lendemain après coup et que la nuit du 29 au 30, je ne dormirai pas bien non plus, j'avancerai dans Burroughs et peut-être aussi sur Obsidian. J'ai créé pas loin de 5000 fiches en une journée grâce à un script Python qui va fouiller dans mes bases de données SQLite. Je devrais faire une rubrique spéciale pour tout le temps que je passe à bricoler sur SPIP, sur Python, sur Obsidian. Mais ça n'aurait plus rien à voir avec le Dibbouk. À moins que si, justement. Je n'en sais rien. Lu aussi quelques textes sur le blog de l'atelier d'écriture. Pas encore mis à la proposition 7 pour autant. Et que je crois bien que j'ai foiré totalement la précédente. Me suis même fendu de quelques commentaires parce que tout simplement ça me venait naturellement. Je regrette un peu ce naturellement aujourd'hui. Puis je me dis que demain, un autre auto-jugement me dira encore autre chose. Une saleté de vautour me dévore le foie et je n'ai pas inventé l'eau chaude ni les allumettes. C'est une injustice flagrante. Encore une. Dans le fond, la justice est l'anomalie, voilà ce qu'il convient de se dire pour pouvoir se tenir debout.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

28 décembre 2024

C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose. À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre. — - J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant. La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois. Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*. — - J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention. Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes. Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante. Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : « Ne crois qu’en ce que tu expérimentes. » Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le. Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table. — - Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard. Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d'habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si. Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves. C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu'il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n'est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce « déplacement » constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.|couper{180}

idées

Carnets | décembre 2024

27 décembre 2024

statue -1279 / -1213 (Ramsès II) Lieu de découverte : Khénou de Ramsès II E 16357 Département des Antiquités égyptiennes Je peux le dire sans fausse modestie : mon inexpérience d’aujourd’hui est le résultat de toute mon expérience passée. Que veut dire 'avoir le sens de la formule' ? Que veut dire 'avoir le sens' ? Que veut dire 'formule' ? Que veut dire 'que veut dire' ? Rien qui ne retienne mon attention plus de quelques minutes ce matin. Admettons que j’écrive une seule phrase par jour, qu’au bout de trois cent soixante-cinq jours j’en efface les trois quarts, et qu’enfin le peu qui reste atterrisse dans un tiroir : serais-je pour autant plus réaliste ? Pourquoi tant de questions ? La journée commence donc ainsi, avec l’acuité d’une inexpérience née de l’expérience d’hier, et l’ignorance encore neuve du lendemain. Le froid mordant m’a pris la main, s’est insinué jusque dans mes os, en traversant la cour pour me rendre à l’atelier. Le froid m’a rendu. Donc voilà : me voici vomi, vomissure du froid. Atèle-toi donc encore à ça. Je crois que ma main ne m’appartient plus. Il faut absolument que je dépose cette main courante. Elle pend, inerte, et je la regarde comme on regarde un merle sans vie qu’on n’a pas le courage de jeter. Aux ordures. Aujourd’hui est, selon EDF, un jour rouge. Ils envoient un mail pour te prévenir. En voudrais-je du rouge que je l’aurais. En vous, d’rage, du roux. Du sucre et du miel. Je n’sais plus. En. Vous. E. Rouge sang. Rouge EDF. Rouge et bon baiser de Russie. J’anonne Jeanneton, sans faux cil ni Marthe Oh. vous voici arrivés à ORLÉANS deux minutes d’arrêt. Je tente de remonter l’Amazone pour trouver sa source, mais je n’ai en main qu’un **LUBRIQUE CUBE**. Vous jouez au LEGO, mon salaud, vous et tous vos actes illégaux. J’erre, monte, descend, en pire rogue, l’amas zone. Du côté de j’erre honte, de guerre lasse ça descend, monte, bifurque. Parce qu’en plus, à moins que vous l’ignoriez, tout cela devrait avoir un SENS. Sauf qu’on ne peut pas être et avoir été. De plus c’est l’hiver. Quand la bise fut venue nue qu’elle eut été déposée sur des lèvres gercées. L’ascenseur, sir, vous voici prié d’y monter. Un groom, gras, un loukoum Oum Kel SOUM qu’il assume. Avec un étrange chapeau en forme de pot de yaourt, le regard oblique, me fait le signe que l’on adresse aux obligés. Vous voici obligé, mon cher. Ils se sont donc ligués, ce ne sera pas possible autrement, Dotremont. L’ascenseur grince. Chaque étage : un bruit sourd, quelque chose se décroche lentement derrière les parois. BADABOUM. Je peux le dire sans détour : mon inexpérience d’aujourd’hui est l’aboutissement de toute mon expérience passée. Mais pourquoi mettre 'd’' ? D’accord : aujourd’hui est l’aboutissement de mon expérience d’hier. Au jour d’hui. Au jour. Au. A. U. Hue ! Quelque chose. Un clapotis. (Prononcé Capoti pour Truman). L’homme trou. La bocca de la verita. Je vais mourir. Mais quand ? Méchant. Je vis mourir tant de mécréants qui s’écriaient des choses affreuses à propos d’eux-mêmes. Ce qu’ils croyaient être eux-mêmes. Ils se tordaient comme des marionnettes désarticulées. Des vers de terre, des vers jetés par des Russes dans une large cheminée. MAïakovski. Je crois que c’est l’un d’eux qui m’a crié : « Tu viens avec moi ? » Je n’ai pas répondu. J’ai à dorer, humer, l’odeur de la fumée du calumet. Mon inexpérience d’aujourd’hui est l’aboutissement naturel de toute l’expérience d’hier. Le mot « naturel » donne l’idée d’une évolution logique, et « toute » amplifie la richesse et la complétude des expériences passées. Je ne suis pas fou. Mais patrac, parfois Patrick. Non, non, pas de trique, je vous en prie. J’aurais volontiers contre un violon troqué ma trique. Les sans gland long des eunuques, les grelots des grêles, le goût de la grenade éclatée. La grenade m’explose en bouche. Mille balles de ping-pong m’empêchent de parler. Mille et une nuits chères à rasades. Les grains se collent à mon palais. J’avale, moi aussi j’avale. Je le vois désormais quand je sors de la vallée : j’ai beaucoup et souvent avalé. Des cools œuvres. Mais voilà : mon inexpérience d’aujourd’hui découle de l’expérience d’hier. Plus directe, plus incisive. Cette version simplifie encore davantage le message tout en conservant son essence. Admettons que j’écrive une seule phrase par jour, pas pas jour, maman nuit. Et que dans trois cent soixante-cinq jours, j’en efface les trois quarts. Il est minuit moins le quart. Puis qu’enfin le pneu qui reste termine sa course dans un tiroir : serais-je plus réaliste pour autant ? En Isère, misère si tu n’as pas les bons pneus, dit la sécurité routière. Je retirerais bien ma peau si j’étais certain qu’elle n’en recouvre pas une autre, et ainsi de suite. Et à la fin encore une autre, encore. En corps ça germe. Mais j’ai peur de ce que je trouverais en corps : un carnet, un de ces vieux carnets brûlés. De la cendre, le fameux goût ou dégoût des cendres. Un mercredi. Avoir le sens de la formule, c’est être capable de formuler une idée de manière concise, percutante et mémorable. Cela revient à trouver la phrase juste, souvent empreinte de finesse, d’humour ou de profondeur, qui marquera les esprits. Ça revient. C’est sûr. Ça revient. ça s’en va et ça revient. L’HISTOIRE est très loin d’être linéaire, elle donne des claques, elle est six cliques. Empreintes relevées, on ne découvrit aucune finesse chez Eliott Ness. Mais les abonnements grimpent à la salle de fitness. « Ce matin », l’idée d’apprendre ou de comprendre le « sens de la formule » semble poser une question rhétorique : est-ce un besoin réel ou simplement une pensée passagère ? Cela reflète peut-être une hésitation entre l’envie de maîtriser cet art pour briller, et une certaine indifférence ou lassitude face à cette notion. Que veut dire avoir le sens de la formule ? Rien qui n’attire mon intérêt ce matin. Tu aimerais bien dire ça suffit comme ça me suffit les villas au bord des plages, la tête de chien qui remue sur le haillon arrière, villa mon cul ou pan ! chaud vilain ! mais tu dis rien. T’es mort, la mâchoire broie du silence de mort. Tu avales du rien. Le mors aux dents n’est plus là. Le vieux cuir bouilli a fondu dans la neige blanche tout autour de ton corps qui n’émet plus aucun son au fond des bois.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

25 décembre 2024

Noël et les fêtes de fin d'année me rappellent surtout une partie de ma famille disparue, celle avec qui autrefois ce sentiment de partage était nouveau, merveilleux et, bien sûr, plus ou moins intéressé : c’était l’époque des étrennes. Plus de cinquante-cinq ans plus tard, me voici membre d’une autre famille par alliance, et je me rends compte que l’indifférence à cette période gagne de plus en plus de terrain. Pourtant, parfois, je lutte encore contre quelques bouffées de nostalgie intempestives. La petite dame qui nous reçoit a passé le cap des 95 ans. Elle n'a plus toute sa tête. Elle s’étonne toutes les cinq minutes : « Mais comment, mais vous ne m’aviez pas prévenu que vous veniez ! Comme je suis contente de vous voir, j’en pleurerais… » Et cela recommence, toutes les cinq minutes, durant une bonne demi-heure. Ça fait beaucoup, évidemment. Mais elle nous accueille avec une émotion sincère, désarmante, qui rappelle un autre temps, où l’idée de recevoir et de partager avait un poids plus tangible. Je ne suis pas « pour », mais pourquoi serais-je « contre » ? Les enfants ont déballé leurs cadeaux avec une énergie brutale, comme si l’attente, l’impatience, l’ennui accumulé s’étaient concentrés en un seul geste, quelque part autour de 22 heures. Une fois cette frénésie passée et les embrassades échangées, tout est redevenu calme. La « petite dame », elle, était assise dans un fauteuil, légèrement vacillante. On aurait dit qu’elle n’en revenait pas. Elle s’est même levée tout à l’heure pour chanter La Valse bleue et Le Pont de Saint-Jean. Elle n’y croyait pas quand on lui disait qu’elle chantait bien : — Ah bon ? Mais comment le savez-vous ? Il y a si longtemps que je n’ai pas chanté. J’ai ensuite passé un moment avec L. Enfin, non. Pas discuté, écouté. Parce qu’avec L., il est impossible de discuter. Quand je me suis levé, espérant trouver du saumon quelque part, tout avait disparu. Les plats étaient débarrassés. Je me suis demandé si c’était une perte. Pas vraiment. Je ne raffole pas du saumon en règle générale. À la place, de nouveaux plats avaient fait leur apparition : du rosbif froid, du poulet. « Deux heures avec du fromage blanc », m’a-t-on précisé, « c’est ce qui lui donne cette tendresse. » Est-ce vraiment le mot qu’on doit employer pour du cadavre ? Tendresse ? Tendreté ? Tout ça à cause de deux heures et d’un peu de fromage blanc. Incroyable. Il y avait aussi deux mayonnaises : une aux agrumes et l’autre absolument normale. J’ai, bien sûr, préféré la normale. Elle avait un goût rassurant, comme si elle me reliait à quelque chose que je ne pourrais pas nommer. La nuit, en voiture, était limpide. Curieusement, je n’ai pas été trop ébloui par les phares. Nous avons déposé J. à Vienne, profitant d’un feu rouge juste devant le Musée Gallo-Romain. M. dormait derrière, affalé sur le siège. J’ai éteint la radio. La Nationale 7 s’étendait devant moi, large et claire, si claire que je n’avais pas besoin des pleins phares. J’avais l’impression d’y voir comme en plein jour. Était-ce une nuit de pleine lune ? Je ne sais pas. Je n’y ai même pas pensé. En arrivant à la maison, tout a basculé dans l’obscurité. Une obscurité tellement soudaine qu’elle semblait irréelle. Par réflexe, j’ai profité de la lumière du plafonnier pour saisir la clé de la voiture et celle de la maison. C’est étrange, cette sensation d’obscurité en rentrant chez soi, comme si l’endroit avait changé. À un moment, j’ai même eu peur : et si quelqu’un avait profité de notre absence pour nous cambrioler ? J’ai accéléré le pas, mais M., à moitié endormi, n’en pouvait plus. — Tu peux prendre le sac des bouteilles, a-t-il murmuré. J’ai pris la courroie du sac d’une main, tenant encore les clés dans l’autre. Avec un peu de peine, j’ai trouvé la serrure. Finalement, la porte s’est ouverte sur une autre obscurité, plus dense encore. J’ai tâté le mur à la recherche de l’interrupteur. Ensuite, tout est allé très vite. S. est arrivée peu de temps après avec Mat et Lottie. Tout le monde s’est couché presque immédiatement. Quant à moi, je me suis enfermé dans le bureau. Là, j’ai commencé à créer un nouveau site en local pour réinstaller SPIP, encore une fois, encore plus rapidement et plus efficacement que toutes les autres fois. Une demi-heure plus tard, je suis monté me coucher. Mais le sommeil ne venait pas. J’ai lu quelques pages de Voyage au centre de Pierre Patrolin. Je n’arrivais pas à me concentrer. J’ai reposé la tablette et ouvert les yeux en grand dans le noir. Tout allait décidément bien trop vite. Il faudrait ralentir. Trouver une pédale de frein, appuyer dessus. J’ai pensé aussi que ce n’était pas si difficile d’être heureux. Il suffisait peut-être de choisir de l’être, un peu comme ce conducteur de TGV qui ouvre la porte et saute.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

24 décembre 2024

Louvre, la galerie des expositions temporaires D'abord, il y avait ce mot. **Exposition**. Rien de spectaculaire à première vue, juste un mot comme un autre. Mais les mots, parfois, sont des pièges. On croit les saisir, et c’est eux qui vous attrapent. Alors, à partir de ce mot, on décide de chercher, d’explorer, de faire tourner un moteur de recherche pour déterrer tout ce qu’il a pu produire, inspirer, contaminer. Résultat : une centaine de pages. Des fragments, des éclats, des débuts et des fins tronquées. Le tout copié-collé sur un document Word. C’était un début. Le document, lui, est soumis à une machine. Une intelligence artificielle. On lui demande d’organiser ces morceaux : numéroter, découper, agencer, tout ce que nous, humains, avons la flemme de faire. La machine obéit, docile. En quelques secondes, tout est classé, numéroté, prêt à servir. Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas demander à cette même machine d’imaginer des combinaisons, de tisser des liens ? C’est là que ça devient intéressant. On confie à la machine des tâches barbantes, elle les exécute ; ensuite, elle propose des axes, elle éclaire des pistes. Son travail est précis, mais sa logique nous échappe. Et c’est justement ce qui compte. Exposition. Le mot revient, tourne, insiste. La machine en décline les variations, les interprétations, les sens possibles. Exposition comme révélation : Ce qui est offert au regard, montré, parfois malgré soi. Exposition comme vulnérabilité : Se mettre à nu, s’exposer au danger, au jugement. Exposition comme espace : Les lieux, les frontières, les passages entre intérieur et extérieur. Exposition comme processus : Comment expose-t-on une idée, une œuvre, ou soi-même ? Tout cela pourrait sembler théorique, mais non. L’exercice a réveillé une vieille scène. Une conversation, en apparence anodine. Avec « F. ». Une mise en garde lancée comme ça, un soir, au détour d’un échange : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » Une phrase. Une réplique. À l’époque, on la balaie d’un geste, d’une pirouette. Pfff. Les risques, quelle blague. Moi, bien au-dessus de ça, confortablement assis sur le trône bancal de ma toute-puissance imaginaire. Mais aujourd’hui, avec le recul, la scène s’éclaire différemment. On n’est plus acteur, on devient spectateur. On regarde le moment, détaché, comme un spectateur devant une pièce de théâtre. Deux personnages, deux rôles. Le premier croit émettre une vérité ; le second, dans son rôle de roi déchu, esquive sans réfléchir. Sauf qu’en réalité, ces rôles nous dépassent. Ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on balaye d’un revers de la main, tout cela s’inscrit dans quelque chose de plus vaste, de plus opaque. F. lui-même n’était peut-être pas maître de cette phrase, qui a jailli de sa bouche comme une réplique dictée par une force extérieure. Peut-être qu’une fois dite, il en a été effaré, se demandant d’où elle venait. Mais elle était là, la réplique. Et moi, je l’ai ignorée. Tout cela revient, bien sûr, parce qu’au fond, c’est ça, l’exposition : ce qui nous échappe. Ce qui est montré, livré, parfois contre notre gré. Les mots qu’on dit, les textes qu’on écrit, les pensées qu’on partage. Une fois exposés, ils ne nous appartiennent plus tout à fait. Ils s’évadent, trouvent leur chemin, rebondissent sur des lecteurs, sur des critiques, sur des malentendus. Et nous ? Nous restons là, figés, à regarder ce qui était à nous devenir quelque chose d’autre. Alors, ces fragments numérotés par la machine, ces éclats d’écriture, qu’en faire ? Comment les relier ? La méthode, aussi froide et impersonnelle soit-elle, laisse émerger des motifs : des récurrences, des oppositions, des échos. On commence à voir des lignes, des structures. On pourrait croire qu’on contrôle tout cela. Mais c’est faux. On s’imagine maître de l’organisation, mais ce sont les fragments eux-mêmes qui décident. On leur donne une direction, vaguement, et ensuite ils nous échappent. Et c’est peut-être là tout l’enjeu de l’écriture. Accepter cette perte de contrôle. Accepter qu’en s’exposant, on se livre à l’inconnu. Tout comme ces fragments exposés à la machine. Tout comme cette conversation avec F. Tout comme cette réflexion qui, à l’instant, m’échappe encore une fois, et je perds le fil. ça m'a échappé. C'est très bien que ça m'échappe. Je ne vais pas m'en plaindre, au contraire. Puisque ça m'échappe ça peut se transformer, rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme. ça pourrait se transformer en du Duras : « L’exposition. Oui, le mot. Toujours le même. Exposition, c’est ce que ça veut dire : être là, dehors. Être vu. Même quand on ne veut pas. Quand on veut rester. À l’intérieur. Ça traverse, malgré tout. C’est dans l’air. La machine organise, c’est son rôle, sa fonction, mais elle ne sent pas. Pas comme nous. Nous, on sait. Que l’exposition blesse. Et que l’exposition crée aussi. On le sait. Même si on n’en parle pas. » ça pourrait se transformer en du Perec : "On commence par un mot. Exposition. Ce mot se répète. On l’imprime, on le classe, on l’ordonne. Mais on s’aperçoit qu’il n’a pas qu’un seul sens. Il en a quatre, cinq, dix peut-être. Et si l’on multipliait les sens à l’infini ? Exposer, c’est montrer. Ou se montrer. Montrer, c’est risquer. Risquer, c’est perdre. Mais perdre, c’est gagner. Non ?« Ou encore si ça passe par Annie Ernaux : »J’ai toujours écrit pour m’exposer. Même quand je disais que non, que ce n’était pas pour ça. L’exposition, c’était la peur et le désir en même temps. La peur qu’on me voie, qu’on me juge. Le désir qu’on me voie, qu’on me comprenne. Quand F. m’a dit cette phrase – « Tu prends des risques à t’exposer » – c’était une phrase comme une autre, banale, mais elle est restée. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle disait quelque chose que je savais déjà mais que je ne voulais pas entendre. Aujourd’hui encore, je l’entends.« On peut aussi essayer de passer la patate chaude à Laurent Mauvignier : »Et puis il y a F., un soir, qui dit ça, comme ça, sur un ton presque neutre, presque rien, une phrase lâchée au milieu d’un autre sujet, comme une flèche qu’on ne voit pas venir mais qui frappe quand même, et il dit : « Tu prends des risques à t’exposer comme ça. » Et je me vois, à ce moment-là, sourire – oui, sourire –, comme si c’était rien, rien du tout, un conseil qu’on balaye parce qu’on n’a pas envie de s’arrêter, pas envie d’écouter, pas envie de sentir ce qu’il y a derrière, la vérité peut-être, ou la peur qu’il a pour moi, ou la peur que j’ai pour moi mais que je ne veux pas admettre.« il ne faudrait pas oublier non plus Nathalie Sarraute : »« Exposition… » Voilà, c’est dit. Le mot revient, s’installe, s’étale. Il ne devrait pas peser autant, mais il pèse. Trop lourd, ce mot, il déborde. Et pourtant on le garde. On veut le comprendre. On veut le disséquer. Comme si c’était possible. Mais non, il reste là, opaque, glissant, insaisissable. Et puis F. qui parle, qui dit ça, une phrase, une question, comme un coup, pas violent, pas brutal, non, mais là, juste là où ça fait mal. Et tout de suite, cette pirouette, cette façon d’éviter, de détourner, d’échapper… Pourquoi ? Pourquoi cette peur de répondre ?« Et, pour finir, en tout bien tout honneur par »F« lui-même : »Expositio, dis-je, ce mot latin, plein de savante résonnance et d’exquisité, combien est-il fertile en sens et en subtilitez ! Certes, il vient du noble verbe exponere, qui vault à dire « mettre dehors », « exposer au jour », mais aussi « expliquer », « découvrir et monstrer ». Ce mot est de nature à contenir tant de faces diverses qu’on le prendroit pour ung diamant facetté, chascune de ses parois refletant une lumière nouvelle. Premièrement, voyez l’expositio comme revelation. C’est ung geste solennel et majestueux, le lever de rideaux, le monstrer d’une chose jadis taincte (cachée) et occulte. Tel estoit le labeur des bons doctes, tant ès scolastiques qu’en saincte théologie, lorsqu’ils exposoient par sermons, gloses et exégèses les obscurs passages des sacrez livres. Mais sçachez bien que ce geste noble est aussi dangereux ! Car voici venir le second sens de l’expositio : c’est la mise en danger, la vulnérabilité. Qui s’expose, ô mon amy, se met en adventure. Estre exposé, c’est se tenir nud devant les yeux curieux et parfois méchans. C’est offrir son flanc au glaive, au brocart et au venin des langues jalouses. Rappelez-vous des enfans qu’on exposoit aux champs ou sur les degrés des églises, laissés au sort du hasard et du vent. Ainsi, expositio est toujours pleine de péril. Mais ce n’est mie tout. L’expositio se fait aussi lieu, espace, frontière. C’est ung seuil où le dedans rencontre le dehors, où l’ombre fait courtiz à la lumière. C’est l’entrée d’ung chasteau, la grand’salle où tout se passe. C’est la plaine où viennent se rencogner les errans et se rencontrer les esprits curieux. Bref, c’est ung lieu d’entre-deux, où rien n’est clos ni certain. Et finalement, voyez le dernier sens de l’expositio : c’est la création. Car exposer une idée, une œuvre, c’est la faire naistre, la tirer hors du ventre de la pensée et la mettre au monde. Mais ici encore, tout enfantement est douleur, tout geste est perte. Car ce qui est exposé ne demeure plus nostre. Les mots s’envolent comme oysillons, et jamais plus ne reviennent. L’expositio est une offrande et une séparation. Or, que penser de ce mot, mes amis ? Est-il bonté ou malechance ? Don ou dépouillement ? Sachez-le : il est tout cela à la fois. Et plus encore, il est une énigme, ung jeu où le hasard, la hardiesse et le génie se rencontrent. Et si vous le craignez, c’est que vous ne comprenez pas qu’au fond, tout est expositio en ce monde"|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | décembre 2024

23 décembre 2024

Photographie Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger J'ai lu toute la nuit l'ouvrage de Campbell, Le Héros aux mille et un visages. Au matin, là où beaucoup se seraient agenouillés devant la puissance de ses théories, j'ai ressenti une étrange révolte. Non pas une révolte bruyante ou spectaculaire, mais quelque chose de plus intime, comme un malaise latent. Ce n’était pas Campbell lui-même que je rejetais, mais la force presque invisible de sa structure narrative — cette chose vague mais oppressante que je nomme souvent le dibbouk. Écrire, c’est affronter des fantômes. Et parmi eux, le « voyage du héros » de Campbell est sans doute l’un des plus tenaces. Ce modèle narratif, avec sa séparation, son initiation et son retour, exerce une force gravitationnelle sur tout auteur qui se lance dans une fiction. Pour beaucoup, il incarne une forme universelle, un passage obligé qui semble à la fois offrir une structure rassurante et imposer des limites étriquées. Mais que faire lorsque ce « monomythe » devient un étrange parasite ? Une sorte de dibbouk qui, loin d’inspirer, s’immisce dans l’écriture pour en déranger la spontanité et imposer une forme reconnaissable, voire banalisée ? Pour de nombreux auteurs, le voyage du héros est une boussole narrative. Depuis sa formalisation par Campbell, il a été élevé au rang de schéma universel. C’est une structure qui répond à notre besoin collectif de voir des personnages surmonter des épreuves, triompher de l’adversité, et revenir enrichis. De l’épopée antique à la superproduction hollywoodienne, ce modèle est devenu omniprésent. Mais cette omniprésence est également une prison. Le monomythe agit comme une musique de fond impossible à faire taire. Dès qu’on tente de s’en écarter, il revient en force, réclamant son droit d’être la structure par défaut. Cette insistance reflète une dynamique culturelle plus large : le triomphe de la « culture populaire », où le récit doit être clair, accessible, et conforme à des attentes préétablies. Cette conformité, si elle est réconfortante pour le lecteur ou le spectateur, peut être étouffante pour l’écrivain. Il y a dans le monomythe quelque chose de spectral. Ce modèle s’infiltre dans l’écriture comme un dibbouk, un esprit étranger qui cherche à posséder l’auteur et à lui imposer des choix narratifs prévisibles. Vous voulez écrire une histoire fragmentée, sans climax clair ni transformation majeure ? Le monomythe s’y oppose : Mais où est l’appel de l’aventure ? Le héros ne va-t-il pas triompher ? Cette dynamique est particulièrement pernicieuse car elle s’inscrit dans un imaginaire collectif si puissant qu’il semble impossible à déranger. Pourtant, cet imaginaire n’est pas universel. Il est le produit d’un contexte culturel occidental, renforcé par des industries culturelles avides de modèles facilement reproductibles. En ce sens, résister au monomythe n’est pas seulement un choix esthétique, c’est un acte de désobéissance. Comment un écrivain peut-il résister à cette force d’attraction ? La première étape consiste à identifier le monomythe pour ce qu’il est : une forme parmi d’autres, et non une vérité absolue. Cette démarche implique de chercher activement des alternatives, qu’elles soient issues d’autres traditions narratives (le conte oral africain, la littérature japonaise, ou les sagas nordiques) ou qu’elles naissent d’une volonté de fragmenter, de subvertir. Ensuite, il faut accepter que l’absence de forme reconnaissable puisse être une qualité et non un défaut. Beaucoup de récits contemporains, de l’œuvre d’Annie Ernaux à certains romans de W.G. Sebald, rejettent le climax pour privilégier la mémoire, l’évocation et les fragments. Ces écritures, loin de plaire à tous, ouvrent des chemins nouveaux et dérangent les attentes codifiées. Le terme « culture populaire » est souvent invoqué pour justifier l’hégémonie du monomythe. Mais qu’est-ce que cette culture populaire, sinon une construction ? Ce qui est plébiscité aujourd’hui ne l’a pas toujours été. D’autres formes narratives, d’autres modèles, ont connu des hégémonies passées. Penser la « culture populaire » comme une force immuable, c’est ignorer son caractère malléable et historiquement contingent. En réalité, ce que nous appelons la culture populaire est souvent le reflet de ce que les industries culturelles choisissent de promouvoir. En ce sens, résister au monomythe, c’est aussi remettre en question l’idée que l’écriture doit plaire à une majorité présumée. Être écrivain aujourd’hui, c’est naviguer dans un champ de forces contradictoires. Le monomythe de Campbell, puissant mais limitant, est à la fois une ressource et un adversaire. Pour certains, il reste un modèle utile ; pour d’autres, il est une forme à combattre. La solution n’est pas d’ignorer son existence, mais de choisir avec lucidité : s’en servir, s’en écarter, ou le subvertir. Et peut-être qu’écrire, c’est justement cela : apprendre à dialoguer avec ses fantômes, qu’ils soient monomythe, dibbouk, ou toute autre présence tapie dans l’ombre de la page blanche.|couper{180}

arc narratif Auteurs littéraires

Carnets | décembre 2024

22 décembre 2024

Tu t’éloignes suffisamment longtemps, jusqu’à tout oublier. Puis, un jour, tu tombes sur des tableaux que tu as peints il y a trois ans. Ils sont là, dans un coin, empilés, recouverts d’un voile de poussière. Trois ans ont passé. Trois ans que tu n’as pas vus passer, comme si le temps lui-même t’avait été volé. C’est ça que fait le dibbouk. Il te dépouille. De tout. De ton temps, de tes gestes, parfois même de ta mémoire. Et il ne laisse derrière lui qu’un vide. Une distance immense entre toi et ce que tu as fait, ce que tu as laissé. Tu regardes les toiles. Les couleurs sont restées vives, étonnamment vives, malgré le temps. Elles t’émeuvent, mais tu ne saurais dire pourquoi. Peut-être est-ce cette distance qui les rend si vibrantes, ce recul forcé qui transforme chaque teinte, chaque nuance. À l’époque, tu ne les avais qu’entraperçues. Quand tu peignais, les couleurs ne te parlaient pas comme aujourd’hui. Elles étaient juste là, des outils au service d’un geste presque mécanique, un geste que tu répétais encore et encore. Mais aujourd’hui, elles te frappent comme quelque chose de neuf. Comme si elles avaient attendu que tu t’éloignes, que tu perdes tout pour pouvoir te révéler leur véritable nature. Et toi, tu les regardes. Émerveillé, mais aussi vidé. Parce que tu sais que ces couleurs, ce regard neuf, sont le fruit d’un immense sacrifice. Trois ans. Trois ans que le dibbouk te tient. Trois ans qu’il te harcèle, qu’il te fait tourner en rond. Trois ans qu’il te paralyse avec ses questions : « Pourquoi peindre ? À quoi bon écrire ? Et même, pourquoi vivre comme ça, à quoi cela mène-t-il ? » Tu l’as laissé faire. Tu t’es laissé terrasser. Est-ce par orgueil, par faiblesse ? Ou pour rien, parce que de toute façon le terrassement est aussi nécessaire que les fondations. Peut-être parce que tu ressens toujours cette intuition qu’il y a encore quelque chose à voir, à ressentir, une fois que tout est réduit en cendre, en pourrissement, en décomposition, en humus. Comme si chaque coup porté à ces toiles, chaque silence imposé à tes gestes, les avait rendues plus vivantes. Le dibbouk, cet excès de réflexion, ne t’apporte rien de concret. Il ne construit rien. Il ne fait qu’ôter, réduire, effacer. Mais ce qu’il te donne en échange, c’est un regard. Un regard chargé de perte, d’abandon, de temps dissout. Ce regard que tu poses aujourd’hui sur tes toiles, sur leurs couleurs, sur ce qui reste. Ce regard qui te frappe et te terrasse encore. Le regard de Narcisse bu par l’eau de la rivière quand son visage plonge en celle-ci. Et pourtant, dans cette eau qui t’absorbe, dans ces couleurs qui t’engloutissent, tu sens peut-être une possibilité. Une flamme légère, fragile. Celle de recommencer, malgré tout. Parce que tout simplement, tu n’as pas d’autre choix.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

21 décembre 2024

Ce matin, je me sens vide. Si plein de rien. Un trop-plein de rien. Débordant d'absence. Pourtant, je n’en éprouve plus de honte. C'est presque obscène d'y apercevoir comme une jouissance. Je goûte pleinement cette sensation. C’est un acte de résistance. Je refuse de croire que le vide est une faute. Ce vide, c’est mon luxe personnel. L’opposé de cette opulence qu’on m’a toujours vantée, celle qui cache les manques sous des artifices inutiles. Me voici à la source du désir. Là où rien n’est nommé, où tout peut commencer. J’entends les voix qui murmurent : comme c’est enfantin. Mais qu’importe. Ce vide est un espace creux, mais habité. L’enfant que j’étais, l’adolescent révolté, le jeune homme arrogant, le vieillard larmoyant – tous continuent d’y exister, à leur manière. Je ne les fuis pas. Je sais ce que je dois au monde pour avoir la force de dire « je ». Mais je sais aussi ce que je dois à ce « je » pour m’extraire du poids du monde. Ce vide n’est ni une fuite ni une faiblesse. C’est un point de départ qui se confond avec l'arrivée. Un lieu où je peux être, simplement. C'est comme prendre le temps de s'asseoir au bord de la rivière et regarder passer les nuages se reflétant à la surface. Puis l'injonction de se relever, de revenir de nouveau dans le mouvement, le brouhaha, ressurgira tôt ou tard, elle revient toujours, pour tenter d'imposer silence à jamais.|couper{180}

Autofiction et Introspection Espaces lieux idées

Carnets | décembre 2024

20 décembre 2024

C’est l’histoire du ressort que l’on comprime et qui, dès qu’on ne le comprime plus, se relâche. C’est l’histoire d’une fin du monde qui prend son temps pour finir. C’est l’histoire d’une république bananière dont on pourrait rire si l’on n’avait pas les lèvres gercées. C’est l’histoire toujours recommencée de la guerre des Andouilles et des Quaresmeprenant. C’est l’histoire du temps, plutôt cyclique que linéaire. C’est l’histoire du bouchon qui se brise dans le goulot. C’est l’histoire d’une journée commencée la veille. C’est l’histoire d’un instant qui dure une éternité. C’est l’histoire d’une décroissance qui fait rire jaune les petites gens. C’est l’histoire d’un fou qui se fait damer le pion par son bouffon. C’est l’histoire d’un radis, le dernier tombé d’une poche, qui s’agrippe à une coquille Saint-Jacques pour vivre une grande aventure. C’est l’histoire d’un soleil qui s’ébouriffe les cheveux. C’est l’histoire d’un ouragan qui ne supporte plus les bidonvilles. C’est l’histoire sempiternelle des grands de ce monde qui méprisent tout le monde, y compris eux-mêmes. C’est l’histoire de la candeur comme ultime refuge. C’est l’histoire d’un obus qui attend son heure. C’est l’histoire d’une ville soufflée par la peur, la haine, la bêtise. C’est l’histoire de Sodome réconciliée avec Gomorrhe. C’est l’histoire d’une cathédrale qu’on brûle pour mieux la reconstruire. C’est l’histoire d’une valeur qui s’inverse, comme s’inversent les pôles magnétiques. C’est l’histoire de la ruine qui suit toujours l’opulence. C’est l’histoire du mou dans lequel on s’enfonce comme dans du beurre. C’est l’histoire du cœur au bord des lèvres, de la langue pâteuse et des yeux injectés de sang qui sortent de leurs orbites. C’est l’histoire du petit vélo qu’on n’a jamais retrouvé. C’est l’histoire d’un château en Espagne vendu en pièces détachées à un fonds de pension américain. C’est l’histoire d’une voiture qui ne fait pas de bruit et qui fauche les passants. C’est l’histoire d’une Afrique devenue russo-chinoise, où l’on fait pousser du riz et des usines de composants électroniques après le maïs et le manioc. C’est l’histoire de l’enfant que l’on bat et rebat jusqu’à plus soif. C’est l’histoire de Rome qui ne s’est jamais terminée. C’est l’histoire de la colère, du ressentiment et de la haine, sans cesse réalimentés avec une augmentation de 20 % de TVA, car c’est rentable. C’est l’histoire stupide, féroce, risible autant qu’épouvantable et merveilleuse de notre existence, ballotée par les éléments naturels, surnaturels et contre-nature que nous rencontrons.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

19 décembre 2024

Encore relevé l’expression « la petite chose privée » à propos d’un genre d’écriture « autobiographique » chez un écrivain de renom — ce qui m’a bien tarabusté durant de longues heures cette nuit, en même temps que, morveux, je me mouchais, raclais, hahanais, me tournant par-ci, me retournant par-là, sueurs, larmes et humeurs de toutes sortes et genres. Qu’est-ce qui est privé, qu’est-ce qui est petit, qu’est-ce qui, dans l’impossibilité de la nommer, reste dans ce cas à l’état de chose ? Ça fait bien des questions, même pour une insomnie. Pour ma part (quelle drôle d’expression), j’apprécie le particulier quand il mène au général, mais c’est aussi vrai que j’ai du mal, souvent, à faire le distingo entre particulier et général. Je suis en mesure (j’aime bien être en mesure, ça m’illusionne d’être musicien) de dire, par exemple, « tous des pourris », ce qui est à la fois général et arbitraire, comme je suis en mesure de dire « mon voisin n’a pas inventé l’eau chaude », ce qui est du particulier. Ça ne me gêne pas du tout. Ceci étant, ça place le narrateur à une position telle qu’on espère qu’il ne craint pas le vertige. Le retour sur investissement à partir de ces quelques phrases jetées est maigre, sauf qu’on sait à présent que le narrateur oscille entre la vanité crasse et cette fameuse « petite chose privée », à la fois si banale pour certain(es), voire repoussante, et l’aura magnétique des trois mots posés côte à côte : petite chose privée. La source de l’expression se plaçant, elle aussi, à une hauteur tout aussi vertigineuse de mépris et de dédain. Je relis et soudain irrépréssible envie de me rendre à la bibliothèque de chercher le journal de Leautaud. Avec un peu de chance retrouver la même « méchanceté » me permettra, je l'espère, de m'engouffrer avec une belle énergie dans cette nouvelle journée.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | décembre 2024

18 décembre 2024

Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope. — Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face. Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater. La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens. Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin. Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.|couper{180}

fictions brèves idées